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Prologue
Publié par Jamreo, le samedi 10 février 2018

1432

 

Elle descendait l'escalier. Par habitude, dans le noir elle passa au-dessus de la marche instable, dont le bois avait pourri.

 

La salle du rez-de-chaussée, pour le deuxième soir consécutif, n'avait pas été ouverte aux clients. Par l'âtre de la cheminée, vide, entraient des courants d'air à vous faire frémir les os d'inconfort. Il ne restait rien de la chaleur conviviale et avenante qui pouvaient animer l'endroit.

 

Mais dire que les soirées se passaient invariablement dans la convivialité et la bonne entente aurait été un mensonge. Cela faisait en réalité des années que les choses s'étaient gâtées pour les gens comme elle. Cependant le doge était assez clément avec sa famille ; et elle habitait San Michele, un endroit suffisamment à part de Venise-même, physiquement tout comme dans la conscience collective, pour que les incidents ne revêtent pas d'autres formes que celles de menaces verbales et un absentéisme croissant. C'était ce dernier élément qui la préoccupait le plus. Ses parents morts, elle ne se souciait plus de leur jugement sur sa gérance des choses, ni de ne pouvoir les nourrir correctement. Mais elle ne négligeait pas non plus de se garder en vie et les revenus, parfois, se faisaient maigres.

 

Elle effleura machinalement son habit au niveau de la poitrine, là où... sur sa cape... non. Elle ne portait pas sa cape car ce n'était pas nécessaire de toujours endurer le poids de ce petit cercle cousu, qu'on lui intimait de montrer en dehors de chez elle et qui la marquait comme faisant partie de la communauté juive. Rachel jeta un dernier regard au spectacle sinistre de sa salle d'auberge, qu'elle n'avait pu ouvrir.

 

Le vague à l'âme, elle s'approcha de la fenêtre et s'absorba dans la contemplation de l'eau ridée. Les spectres de la lune et des amas de nuages, disposés dans le ciel, s'y reflétaient. Au loin brillaient les lumières dorées de la Sérénissime, qui n'allait pas s'endormir avant minuit. L'environnement vénitien était hostile, on ne pouvait pas le nier. Mais elle n'avait jamais songé à partir. En échange de sa participation aux secrets de l’Établissement fomentés par les Galladun et la ville de Milan, d'éminentes personnes parmi les autorités politiques de Venise l'avaient assurée de leur protection. L'ancien doge, Mocenigo, avait été le premier. À sa mort, en 1423, ce fut l'avènement du doge Foscari. Lui ne savait rien de l’Établissement. C'était donc le seigneur Sanfari qui avait assuré sa protection à Rachel, eu égard à son rôle dans l'enlèvement nécessaire des enfants, qu'on envoyait ensuite aux bras d'une certaine Viviane.

 

Mais Sanfari était parti... il était venu quelques nuits plus tôt sur San Michele, porteur de la nouvelle que Vito Galladun avait été pris par les mercenaires et serait bientôt torturé. Il était venu annoncer à Rachel son intention de gagner Milan, et lui avait proposé de l'accompagner pour sauver sa propre vie.

 

Rachel plissa les yeux. Trois hommes approchaient depuis la rue. Les deux premiers, en armure légère, encadraient le dernier qui portait sur ses épaules un manteau brodé d'or et marchait d'un pas décidé, conquérant, vers son auberge. Rachel savait qu'il venait pour elle. C'était la raison de sa fermeture exceptionnelle. Au matin, une missive arborant le sceau du seigneur Sori lui avait été apportée. Quand elle avait expliqué à l'envoyé du palais qu'elle ne savait pas lire, il lui avait résumé son contenu. À moins que l'homme ne se soit joué d'elle, dans ces lignes Sori annonçait sa venue.

 

Rachel se souvenait de ce que Sanfari lui avait dit peu avant son départ définitif. Il vous faudrait choisir entre votre auberge et votre vie. Eh bien, c'était là qu'il se trompait. La venue de Sori chez elle pouvait augurer des tas de choses ; une autre femme qu'elle aurait sûrement rassemblé ses affaires et fui dès l'arrivée de la missive. Mais ce qu'elle avait répondu au seigneur Sanfari était un principe auquel elle tenait. De sa vie, elle n'avait rien connu d'autre que cette bâtisse sur San Michele. L'abandonner n'était pas une option. Rachel avait les moyens de se défendre et de se sortir de ce guêpier. La tenancière lissa donc sa robe, habitude qui témoignait de son trouble, et attendit.

 

Le coup fatidique fit trembler la porte.

 

Rachel, ouvrez ! tonna une voix.

 

Elle tourna la poignée, n'ouvrant d'abord qu'un mince interstice – mais on poussa avec force de l'autre côté pour dégager le passage. Le panneau lui heurta le visage. Elle se massa le menton et lança :

 

Ce n'est pas la peine d'être violent !

 

Restez dehors, aboya Sori à ses gardes, avant de refermer derrière lui.

 

Il se retourna pour faire face à la tenancière. L'homme dégageait une aura déstabilisante ; on ne discernait pas les traits de son visage dans la pénombre, mais ses iris brillaient d'un éclat malin et quelques reflets, déposés par l'eau du canal que l'on voyait à la fenêtre, valsaient dans sa chevelure et sur les broderies de son manteau. Rachel se dit, bêtement, qu'il ressemblait à un renard.

 

Vous me recevez dans le noir ? demanda le renard en question, sans s'excuser de son entrée brutale.

 

Non, non.

 

Elle s'affaira un moment pour allumer une bougie sous le regard perçant du seigneur, dont les contours et la nature se précisèrent. Le personnage surgi de la lente progression de lumière avait fière allure. Sa poitrine était décorée de lourds colliers en or et un tour de fourrure fauve entourait son cou. Une barbe naissante assombrissait ses mâchoires et soulignait leurs os saillants. En dehors de ces rides prématurées au coin de la bouche et des yeux, son visage était celui d'un jeune homme. Une énergie impressionnante émanait de lui.

 

Voilà qui est mieux, commenta-t-il, amusé, lorsque Rachel eut déposé la bougie sur la table. Nous pouvons nous attaquer aux choses sérieuses. Vous savez pourquoi je suis là, n'est-ce pas ?

 

Pas exactement, mais demandez donc.

 

Voilà qui est très direct.

 

Inutile de traîner, monseigneur.

 

Le regard de l'homme devint froid. Rachel eut le sentiment d'être allée trop loin et baissa la tête.

 

Souvenez-vous que vous pourriez en ce moment même être en train de croupir en prison, aux côtés de Galladun. Galladun qui, par ailleurs, nous a livré de bien intéressantes informations.

 

Elle voulut protester, mais ne trouva pas les mots. Il n'avait tout de même pas oublié leur entente ! Le seigneur Sori fit un geste évasif de la main.

 

Oh, ne vous inquiétez pas, je ne reviendrai pas sur ce que j'ai dit. Ma parole vaut de l'or. Mais gardez à l'esprit qu'un homme moins généreux que moi vous aurait confondue devant ses confrères et devant le doge.

 

Toute trace d'amusement l'avait déserté. La pensée vint à la tenancière que Sori tentait d'imiter la façon d'être et d'agir de Sanfari ; seulement il y parvenait mal. Elle n'avait jamais eu de sympathie particulière pour le vieux seigneur, mais le jeune inexpérimenté qui se tenait devant elle et affichait ses prétentions de conspirateur affirmé ne lui inspirait que du mépris. Ce n'était pourtant pas le moment de laisser libre cours à ses sentiments : le seigneur Sori était sa seule chance de rester en vie.

 

C'était lui qui, s'intéressant de plus près aux affaires de Sanfari - qu'il semblait admirer autant qu'exécrer - avait commencé à soupçonner que celui-ci baignait dans nombre de secrets. Il avait pu remonter jusqu'à Rachel, maillon faible de la chaîne, sans éveiller les soupçons. Le maillon faible... c'était la réalité. La personne sur qui on faisait peser des menaces parce qu'elle était vulnérable. Sori voulait sans doute s'accorder l'entière gloire d'avoir démantelé un complot qui durait depuis des années, et avait couru, seul, trouver Rachel pour lui proposer de ne pas la dénoncer, en échange d'informations qu'elle pourrait lui donner sur les agissements de ses traîtres de collaborateurs. Alors, même si la dangerosité de la situation restait à considérer, la tenancière croyait pouvoir dire que Sanfari s'était trompé. Elle n'aurait pas à choisir entre son auberge et sa vie.

 

Sori posa ses poings sur la table qui les séparait et se pencha vers elle.

 

Où est Sanfari ? Ce bougre de Galladun a été incapable de nous le dire. Oui, son interrogatoire m'a appris bien des choses intéressantes ; je crois pouvoir dire que je sais absolument tout. Cet endroit que vous nommez l’Établissement... le pacte conclu avec Milan, notre ennemie. Cela n'est pas bien joli.

 

Il y avait quelque chose d'étrange à entendre le mot Établissement dans sa bouche. Savait-il seulement pourquoi l’Établissement existait ? Avait-il conscience que la survie de Murano dépendait des enfants qui y étaient envoyés ? Certes, Rachel ne connaissait pas les détails de que l'on faisait subir à ces pauvres âmes, mais elle comprenait que certains sacrifices étaient nécessaires pour préserver l'intérêt commun.

 

Mais il me manque cette information, continua le seigneur d'un ton faussement peiné. Galladun ne sait pas où se trouve Sanfari. Nous avons tout essayé pour lui arracher la confidence, ainsi que d'autres choses qu'il ne nous a pas vraiment précisées. Cela m'a bien ennuyé, car c'est à présent l'une des seules choses que je désire connaître. Alors ? Où est-il ?

 

Aux dernières nouvelles, il serait à Milan.

 

Le visage de son interlocuteur s'éclaira d'un nouveau sourire.

 

Milan, n'est-ce pas ? Encore et toujours Milan. Un jour, chère dame, je vous arracherai tout ce qu'il faut savoir sur l'implication de Milan.

 

Je vous l'ai dit, je n'ai pas toutes les informations.

 

Galladun non plus, apparemment. Soit il fut particulièrement coriace et résistant à la douleur, ce que je n'aurais pas soupçonné de lui, soit il ne savait vraiment rien d'autre que ce qu'il nous a dit. Dommage qu'il soit mort...

 

Il hocha la tête d'un air entendu. Rachel eut peur qu'il veuille un jour se débarrasser d'elle ; s'il croyait qu'elle savait plus de choses qu'elle ne révélait... nerveuse, elle agrippa le tissu de sa robe.

 

Milan, donc. Et qu'espère trouver mon illustre collègue à Milan ?

 

Le conseil a capturé Galladun, souligna-t-elle. Sanfari était inquiet. Il est parti pour prévenir le duc Visconti et pour se mettre lui-même hors d'atteinte.

 

Sori parut perdu dans ses pensées. Il ficha ses poings à la table et effectua de sa mâchoire un roulis absent, comme s'il mastiquait ses idées.

 

Il sera jugé pour sa trahison. Oui, cela me chagrine. Mais il est temps de l'arrêter.

 

Partez-vous pour Milan, monseigneur ?

 

Je ne l'ai pas encore décidé. Il est temps d'informer le conseil, les choses sont allées trop loin.

 

Les yeux brillants, il contempla un point imprécis au-dessus de la tête de Rachel. Il devait s'imaginer le moment où il dévoilerait le complot à ses collègues et ses supérieurs. Sans nul doute, toutes les attentions se tourneraient vers lui.

 

Monseigneur... vous... vous ne direz rien à propos de...

 

À propos de vous ? Vous n'intéressez personne, Rachel. Quel gain trouverais-je à vous dénoncer ? Je suis certain que notre entente restera longtemps fructueuse, votre auberge est plutôt bien située pour... les petites affaire secrètes de ce genre. Et vous avez des choses à dire que vous ne m'avez pas encore dites. Je préfère découvrir tout ceci en temps et en heure. Croyez-le ou non, je ne suis pas friand de violence.

 

Quel mensonge éhonté, se dit-elle.

 

Cela suffira pour cette fois. J'ai suffisamment d'informations pour faire arrêter Sanfari et le traîner devant la justice de Venise. Merci, Rachel, je n'en attendais pas moins de vous. Vous seule savez trahir vos amis avec tant de célérité et d'efficacité. Attendez de mes nouvelles.

 

Avec un signe de la main, un dernier sourire, il se détourna et sortit.

 

Rachel ne pouvait détacher son regard de la porte.

 

Voilà, Sanfari, se murmura-t-elle. Vous aviez tort. Moi je suis sauve, et vous, vous êtes en danger.

 

Elle ne serait pas forcée, comme il l'avait prédit, de tout quitter.

 

Tandis qu'elle éteignait la bougie, par souci d'économie de la cire et de la mèche, il lui restait un frisson de gêne à l'idée d'avoir révélé l'endroit où se trouvait Sanfari. Elle le chassa : inutile de se torturer. Elle ne lui voulait aucun mal, mais n'avait jamais ressenti pour lui que la plus pure indifférence. S'il devait être sacrifié pour assurer à Rachel de vivre, alors elle le sacrifiait, sans hésitation.

 

Pourvu que Sori ne soit pas pressé de lui arracher les choses qu'elle ne savait pas ; c'était tout ce qu'elle demandait.

  
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