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1 « Vito Galladun »
Publié par Jamreo, le samedi 10 février 2018

Murano - 1431

 

1431 était une bonne année pour le verre. Les affaires marchaient pour Vito Galladun et il pensait avoir de très beaux jours devant lui. Les ateliers n'avaient jamais été si productifs. Ses artisans, dociles, façonnaient des merveilles dans ce verre légèrement verdâtre qui piquait la curiosité du monde entier. Il n'y avait pas verre pareil à celui de Murano, non, nulle part ailleurs. Et lui, Vito Galladun, dirigeait d'une main de fer cette entreprise des plus lucratives. Juste ce qu'il fallait pour entretenir la jalousie des Deontan.

 

Le revers de la médaille était qu'il se faisait des ennemis. Des gens dont, pour la plupart, il n'avait jamais vu le visage. Sa renommée personnelle avait dépassé les limites de Murano, et certains Vénitiens eux-mêmes l'enviaient. Dans la mesure où ces jaloux étaient libres, tandis que lui-même se trouvait prisonnier de Murano, c'était une étonnante contradiction.

 

Malheureusement, s'il appréciait de déchaîner les envies de ces illustres inconnus, Galladun reconnaissait que cela lui créait beaucoup d'ennuis. On avait plusieurs fois tenté de l'attaquer ou le voler en s'introduisant dans son bureau. Un soir, une enfant à qui l'on avait confié cette tâche et qui ne savait pas trop pourquoi exactement elle l'effectuait, si ce n'était pour l'argent, avait voulu le poignarder dans son sommeil. Galladun s'était réveillé pour trouver suspendue au-dessus de lui cette silhouette, un couteau à la main, prête à frapper. Il en était sorti avec une éraflure. La gamine, dans le noir, avait frappé son oreiller de plumes, ce qui avait fait de la situation un drame comique et d'autant plus confus.

 

Face à ces dangers, Vito Galladun avait appris à se constituer un réseau d'yeux et d'oreilles sur l'île, en charge de voir et d'écouter à sa place aux endroits qu'il ne pouvait surveiller. De temps en temps, il apprenait ainsi qu'un de ces illustres et envieux inconnus avait lancé quelqu'un sur ses traces, dans l'espoir futile de le déposséder, l'enlever ou encore le tuer : ça n'était pas clair. Aussi ne se formalisait-il plus quand on lui rapportait que des étrangers de passage posaient aux honnêtes gens des questions sur lui.

 

D'ordinaire, cela pouvait même l'amuser. Mais cette fois-ci... il avait eu un mauvais pressentiment.

 

Ce jour-là Galladun était à la fenêtre de son cabinet de travail près de l'atelier, un rouleau de parchemin comportant les comptes du mois à la main. Le vacarme des travailleurs, qui aurait dû avoir sur lui un effet reposant, ne faisait que l'énerver et l'empêcher de se concentrer. Il perdit son regard au ciel nuageux et remarqua que la pluie s'était tue.

 

Un grattement insistant l'arracha de ses pensées. Quelqu'un venait de se signaler à l'entrée discrète, aménagée à l'arrière de son cabinet ; Galladun laissa tomber le parchemin sur sa table et rejoignit la poterne. Lorsqu'il l'ouvrit, une vieille femme lui accorda un sourire aux dents noircies avant de l'écarter sans ménagement et d'entrer. Elle portait un manteau en toile épaisse par dessus une tunique rapiécée ; ses pieds nus, qui avaient pataugé dans la pluie, laissaient des reflets brunâtres au sol. Vito fronça le nez sur son passage. Malgré tout il ne dit rien et referma la porte.

 

―Alors, tu as des nouvelles ?

 

―J'en ai, j'en ai.

 

Elle erra un instant de son pas traînant, observa la fenêtre, les murs, effleura la table en chêne avec un soupir admiratif.

 

―Ça faisait bien longtemps.

 

Il répondit par un rire sarcastique.

 

―Tu es venue la semaine dernière.

 

―Quand bien même. J'oublie toujours à quel point tu vis dans le luxe, mon cher Vito.

 

Il ne s'était jamais habitué à ce qu'elle adopte un ton si familier avec lui ; de toutes les personnes qu'il payait pour surveiller Murano et prévenir les éventuelles attaques contre sa personne ou son entreprise, elle était la seule à avoir pris cette liberté.

 

―N'oublie pas que tu en profites bien, répliqua-t-il en regagnant son bureau pour reprendre le parchemin.

 

Le front plissé, le directeur fit mine de s'absorber dans la lecture des ventes et dépenses. Du coin de l’œil il la vit continuer son exploration des lieux. Elle ne dirait rien s'il ne l'encourageait pas.

 

―Allons. Dis-moi ce que je dois savoir, et je serai généreux une fois de plus. Fais vite ; le travail m'attend.

 

―Je vois que tu es pressé.

 

―Ne l'es-tu pas ?

 

―Il ne sert à rien de se presser.

 

Vito s'efforça de lui rendre son sourire.

 

―Je ne te paie pas pour philosopher.

 

―Très bien, très bien. Tu seras heureux d'apprendre que nous avons finalement percé à jour la grande menace qui pesait sur toi.

 

―Encore un voleur ?

 

―Deux, pour être exacte.

 

Le directeur attrapa sa canne qui reposait contre le bord de la table et en tapota le sol, soucieux.

 

―On les dit étrangers ici, reprit-elle. Ils sont apparemment à ta recherche et se renseignent autant que possible sur toi. Enfin...

 

―Oui ?

 

―… plus maintenant. Nous avons pris la liberté de les faire enfermer.

 

 

Cela faisait peut-être un centenaire que la famille Galladun avait instauré ses geôles privées sur Murano. Elles n'étaient évidemment pas attenantes à leur demeure mais plus proches du rivage, accolées à un tertre rocheux surplombant le calme de la mer. Depuis ce perchoir on pouvait contempler la palette délavée des toits de Murano, les réseaux esquissés par la multitude de ses rues.

 

Le rocher dessinait au-dessus des marches taillées un mur naturel et protecteur, les soustrayant aux regards.

 

Galladun s'arrêta là.

 

―Où les avez-vous mis ?

 

―La dernière geôle, au fond.

 

Galladun remercia la femme d'un hochement de tête et sortit de sa poche un ducat qu'il lui tendit. Avant qu'elle n'ait pu s'en saisir, il sembla se raviser et ramena sa main contre sa poitrine, en un poing serré.

 

―Dis-moi... as-tu pu leur arracher ce qu'ils me voulaient ?

 

Elle haussa les épaules, un sourire doux accroché aux lèvres.

 

―Cela a-t-il beaucoup d'importance ? Ils veulent sans doute la même chose que tous les autres. Vito, tu me sembles... tendu.

 

Furieux qu'elle ait pu si facilement lire en lui, il se contenta de rire.

 

―Cela passera. Merci pour ton travail.

 

Il lui confia la pièce et se détourna pour descendre. Saluant son geôlier personnel, un homme âgé mais robuste, il lui indiqua de déverrouiller la porte.

 

―Ils ne vous ont rien dit ? voulut-il savoir tandis qu'il arpentait le couloir rarement éclairé.

 

―Non, rien, répondit le geôlier qui trottait à ses côtés.

 

―Nous laissez pas là ! retentit tout à coup une voix.

 

Galladun fit une embardée lorsqu'une main émergea d'entre deux barreaux et agrippa son vêtement. Le visage émacié d'une prisonnière s'imprima contre le métal rouillé, implorant ; derrière elle d'autres détenus le fixaient.

 

―Eh bien, que vous arrive-t-il ? renifla le directeur en époussetant son veston. Vos quartiers ne vous conviennent plus ?

 

―Me laissez pas avec eux.

 

―J'ai oublié de vous prévenir, souffla le geôlier. Les deux nouveaux rendent vos pensionnaires nerveux.

 

Galladun fronça les sourcils. Le pressentiment qu'il avait eu dès l'annonce que quelqu'un le suivait, bien loin de disparaître comme il l'aurait cru, forcissait à présent.

 

―Je veux les voir. Cela ira mieux lorsque je les aurai vus.

 

Ils remontèrent les geôles humides, aux sons de molles supplications auxquelles ils ne prêtèrent plus attention, jusqu'à parvenir à la dernière cellule. Le directeur s'arrêta et passa un regard par les barreaux. Il n'y avait pas grand-chose à voir, du moins rien qui sorte de l'ordinaire ; seulement deux hommes qui lui tournaient le dos, allongés dans la paille.

 

―C'est donc vous qui m'espionniez, dit-il tranquillement.

 

Les prisonniers n'eurent aucune réaction.

 

―Messieurs, je n'ai pas l'habitude d'être ignoré.

 

Le plus petit n'eut aucune réaction. On aurait pu croire que ce dos, ces jambes repliées appartenaient à un mort. Le deuxième homme en revanche tourna un visage crasseux vers la lumière.

 

―Laissez-nous sortir d'ici, dit-il d'une voix sourde.

 

Galladun rit franchement.

 

―Voyez-vous cela. Vous me suivez, complotez derrière mon dos, et arrivez encore à vous plaindre de la situation. Mais ce n'est pas moi qu'il faut blâmer. C'est plutôt votre employeur.

 

―Non... on ne vous suivait pas...

 

―Inutile de mentir, coupa Galladun.

 

Il le scruta encore quelques instants, afin de s'assurer qu'il ne le connaissait pas.

 

―Mon brave, vous avez bien un nom ?

 

L'autre hésita.

 

―Allons, pressa Galladun.

 

―Achille.

 

―Et votre... ami ?

 

Comme Achille ne donnait aucune réponse, le directeur s'écarta afin d'étudier le deuxième spécimen. Il s'accroupit pour se mettre à son niveau et, poussé par la curiosité, oublia toute prudence : il retira le gant de sa main droite avant de passer le poignet dans la cellule.

 

―Non ! Ne faites pas ça, rugit Achille.

 

Vito eut à peine le temps de comprendre. Il retira sa main en un éclair : à son contact le deuxième homme s'était mis à se contorsionner au sol, comme saisi d'une brusque douleur. Un grondement étranglé sortait de sa bouche. Il tourna la tête et vrilla des yeux emplis de rage sur le directeur, qui eut le souffle coupé devant l'expression de férocité qui s'accrochait à ses traits.

 

―Que lui arrive-t-il ?

 

―Il ne supporte pas d'être enfermé, dit Achille.

 

―Je vois. Dites-lui de se calmer.

 

Achille s'approcha de son compagnon de cellule, lui passa une main sur les épaules et murmura des choses que Galladun ne saisit pas.

 

―Relevez-le. Relevez-le maintenant, je veux le voir.

 

Mais le mystérieux prisonnier se redressa de lui-même, après quelques instants d'immobilité. Lentement, ses tremblements se dissipèrent, et il lança un nouveau regard flamboyant de haine à Galladun, qui se retint de reculer. Ce visage...

 

Quelques souvenirs confus dansèrent dans son esprit. Vito dut se concentrer : de quoi s'agissait-il ? Lentement il tria les remémorations parasites qui, tels des fragments de plusieurs objets différents, tentaient de se regrouper en une seule vérité. Cela ne concernait pas l'atelier... cela ne concernait pas sa famille. Pas sa sœur, ni sa mère dont le visage, étranger et farouche, passa derrière ses paupières avant de mourir.

 

Oui... cela concernait l’Établissement. Quoi donc, précisément ? Il se représenta la silhouette de Ladro et put presque sentir l'odeur de rouille et de sang qui accompagnait l'énergumène partout où il allait.

 

Oui... Vito se souvenait du soir où Ladro, Galladun père et lui-même s'étaient avancés sur le palier de la maison. Cela faisait près de vingt ans... Vito lui-même n'avait été qu'un adolescent. Parmi les employés de son père, qui dirigeait alors l'atelier des souffleurs, un homme se vantait de son quatrième enfant tout juste né. C'était un garçon ; un certain Luca. Il avait aussi une fille et deux autres fils mais l'un, Stefano, était infirme. Le second, bon à rien, avait un caractère trop sauvage pour être un jour formé à l'art du verre qui nécessitait de la patience, chose que les enfants avaient rarement en quantité appréciable.

Non, Luca serait en grandissant, selon les dires de son père, l'héritier rêvé de tout souffleur de verre.

 

Ce soir-là, le patriarche de la famille Galladun avait mené Ladro sur les traces de Luca. L’Établissement était friand d'enfants très jeunes comme lui.

 

Les parents avaient opposé une résistance compréhensible et leur avaient offert le garçon fou et sa jumelle, en échange. Galladun père avait accepté.

 

Vito avait gardé un souvenir si net de cette rafle parce qu'elle avait été sa première ; la première fois que son père l'avait autorisé à l’accompagner pour rencontrer les responsables de l’Établissement. Il avait aujourd'hui devant les yeux, séparé par une rangée de barreaux rouillés, ce même garçon, devenu un homme. Bien sûr il avait changé. L’Établissement ne l'avait pas gâté : pâle, plus maigre encore, il présentait une cicatrice à la joue, des lèvres sèches et fendues, des cernes presque noirs qui lui conféraient une apparence de mort-vivant. Pourtant Galladun l'avait immédiatement reconnu : il avait changé, tout en restant le même. Mais ce qui l'avait définitivement trahi, c'était cette cicatrice droite sur son front ; il la portait déjà, enfant, marque d'un blessure propre aux enfants turbulents.

 

―Votre nom ? quémanda Vito, sa main rescapée serrée contre la poitrine.

 

―C'est Leo, intervint Achille.

 

―Leo... c'est donc ainsi que l'on vous appelle. Charmant.

 

Il aurait pu se demander ce qu'était devenue la fille, mais cela n'avait pas importance.

 

Il lui fallait prendre le temps de réfléchir à comment agir. Le frère de Luca, depuis longtemps disparu, enlevé de sa famille alors que le souffleur n'était qu'un bébé, se trouvait sur Murano. Ce même enfant qui avait réussi à s'extirper des griffes de l’Établissement – Ronan avait bien été forcé d'amener la nouvelle à Venise, et Galladun avait été mis au courant -, et qui avait été porté disparu toutes ces années. Ce devait être lui, oui, tout était logique. Par quel miracle Vito avait-il réussi à prendre tel gibier dans ses filets ? Comment les responsables de l’Établissement réagiraient-ils lorsqu'il les mettrait au courant ? S'il les mettait au courant...

 

Et Luca ? Ce n'était pas nécessaire de lui révéler l'affaire. Avant de savoir précisément que faire de ce cadeau tombé du ciel, dont les usages possibles ne lui apparaissaient pour le moment pas, mieux valait les garder dans la cellule.

 

―Bien. Messieurs, abrégea-t-il, ce fut un plaisir. Je reviendrai vous interroger dans quelques temps, lorsque vous vous serez remis de vos émotions... Ne vous en faites pas. Le couchage n'est pas confortable et les nuits sont fraîches, mais cela vous semblera sans doute plus agréable que le dehors. Vous verrez.

 

Le dénommé Leo s'était assis dos contre le mur. Il poussait une plainte rocailleuse et des dents pointues, trop pointues luisaient entre ses lèvres à peine entrouvertes, ne laissant paraître de son visage dans l'obscurité qu'un croissant acéré. Galladun renifla et se détourna.

 

―Vous partez déjà ? s'écria Achille. Mais attendez !

 

Galladun ne se retourna pas.

 

Il savait faire preuve de patience lorsque cela s'imposait, et c'était peut-être ce qui lui assurait de toujours être meilleur que ses ennemis. Il résolut donc d'attendre : d'après son expérience, deux ou trois journées sans nourriture déliaient les langues les plus récalcitrantes.

 

 

Le premier jour de leur captivité, deux veilleurs vinrent toquer à sa porte. Les veilleurs étaient des êtres de la pire espèce, qui n'avaient jamais tenu Murano en estime. C'étaient eux, carreaux à portée de main, qui rôdaient dans la nuit aux abords de Venise, invisibles, répandaient une peur étouffée mais présente, noyaient sous les flots les téméraires qui tentaient de regagner le continent. Pour cela, au moins, Galladun les détestait. Les inconnus qui se noyaient n'avaient à ses yeux aucune valeur, mais c'était sa propre liberté que les veilleurs prenaient un malin plaisir à tenir éloignée, en la gardant de leurs armes. Galladun ne s'était jamais essayé à quitter Murano autrement qu'en cherchant à soudoyer les officiels de la République. Il n'était pas assez fou pour s'engouffrer dans une lutte sans merci avec ces veilleurs, qui ne s'occuperaient en rien de son statut ou de son argent et l'abattraient simplement, à l'instar des autres. Surpris, il se demanda quel affront il avait fait à Venise pour que celle-ci daigne lui envoyer deux de ses gardiens de nuit. Mais il comprit vite que leur visite ne le concernait pas. Du moins, c'était à lui de faire en sorte qu'elle ne le concerne pas plus.

 

Les veilleurs étaient chargés de traquer deux étrangers, des meurtriers sauvages à ce que l'on racontait. Ils avaient ordre de fouiller le territoire de Venise ainsi que les îles et archipels alentours, au cas improbable où les criminels auraient eu la possibilité de traverser la mer. À la connaissance de Galladun, les assassins de la Sérénissime n'avaient jamais eu la compassion du doge ou du Conseil. Pendaison ou bien écartèlement pour les anonymes, décapitation pour les nobles et gens de noms connus, ou noyade, procédé plus sophistiqué et discret, pour les affaires à caractère politique. Dans les deux premiers cas, sans discrimination de rang ou de classe, des morceaux de corps étaient parfois prélevés sur la dépouille et sauvegardés un temps afin d'en décorer la ville, aux quatre « crochets des morts » disséminés au coin des rues et des ponts. Les vénitiens, superstitieux, prenaient soin d'effleurer ces bouts d'acier redoutables à chaque fois qu'ils passaient à proximité, pour se donner chance.

 

Il ne faisait pas bon être meurtrier, ni même soupçonné de meurtre à Venise.

 

Galladun savait aussi que, de manière contradictoire, tous les assassins n'étaient pas recherchés avec tant d'application. Certains n'étaient même pas recherchés du tout pour la raison évidente que de trop nombreux délits et crimes étaient perpétrés dans les environs. Des centaines d'entre eux allaient libres dans les rues.

 

Toujours est-il que les veilleurs s'intéressaient à ces deux étrangers : était-ce le hasard ?

 

Le lien entre les remous provoqués à Venise et l'arrivée de Leo et d'Achille était en tous les cas évident. Peu importe ce qu'ils avaient commis, Galladun n'était pas prêt à se compromettre aux yeux des Dix ou du doge en révélant qu'il les avait fait prisonniers à son compte personnel ; mieux valait ne pas éveiller l'intérêt de ces gens. Les veilleurs lui donnèrent une description des hommes recherchés, et le doute ne fut plus permis. Galladun nia les connaître et les veilleurs s'en allèrent par les rues, à leur recherche.

 

Le matin du jour suivant, le directeur eut une deuxième surprise.

 

Des coups discrets furent frappés à son bureau. Plongé dans l'étude d'une commande provenant d'un marchand toscan, il sursauta et froissa le parchemin entre ses doigts. Ses yeux plissés dirigés vers la poterne, il se leva. Son corps ne lui obéit pas ; Vito resta debout, raide, dans l'attente nerveuse d'une seconde batterie de coups. À la place, il y eut des grattements. Vito alla ouvrir.

 

La plaisanterie ne l'amusait plus.

 

Sur le seuil du corridor étroit et sombre, se tenait la même femme parée de son éternel sourire, aux dents pourries. Galladun sourit et hocha ironiquement la tête en signe de salut.

 

―Je t'en prie, fit-il en écartant un bras vers l'intérieur de son bureau.

 

Alors qu'elle se faufilait dans la pièce, il jeta un regard suspicieux à l'ombre du corridor, comme craignait que quelqu'un ne s'y soit caché pour les épier. D'abord les veilleurs, et maintenant... se ressaisissant, il ferma la porte. Elle était peut-être venue pour une tout autre raison.

 

Comme à son habitude, elle fit le tour de l'endroit, l'expression rêveuse. Ses mains se glissaient partout, frôlaient chaque meuble, chaque papier ou bibelot sur son bureau de travail, et cela le mettait hors de ses gonds.

 

―Alors ? dit-il, les bras croisés. Qu'as-tu à me dire cette fois ?

 

―De mauvaises choses, laissa-t-elle tomber dans un soupir maniéré.

 

Elle pivota et lui adressa un sourire triste.

 

―Te souviens-tu de ces deux hommes que tu as emprisonnés ?

 

―Évidemment, répliqua-t-il.

 

―Je n'ai pas pu m'en assurer moi-même, mais selon les dires de ton geôlier leur comportement serait de plus en plus étrange. Même inquiétant.

 

―Comment cela ?

 

―Je n'en sais pas plus ! Il m'a seulement dit de venir t'avertir le plus vite possible. Il faut que tu y ailles.

 

Galladun, inquiet, ne prit pas le temps de réfléchir. Pour que son geôlier l'appelle ainsi, la situation devait être en train de dégénérer. Il attrapa sa canne, son chapeau qu'il posa de biais sur son crâne, lissa les manches de son habit et indiqua qu'il était temps de partir.

 

―Et ma récompense ? souffla-t-elle.

 

Ils étaient sortis dans la rue au son de crépitements et de coups métalliques provenant de l'atelier. Galladun, énervé, fit claquer sa langue et chercha un instant dans le revers de sa veste ; il attrapa une pièce qu'il lui jeta sans même s'assurer qu'elle l'avait bien attrapée. Une main sur son chapeau, l'autre serrée autour de sa canne, il partit à grands pas et s'enfonça dans la foule, qui semblait s'écartait miraculeusement sur son passage.

 

Lorsque la lourde porte menant aux geôles se referma derrière lui, Galladun se sentit saisi d'une soudaine terreur ; là, dans les effluves âcres et piquantes propres aux prisons, il eut envie de faire demi-tour et de ne plus jamais revenir. Car il y avait, dans le lointain, ce grondement qui n'avait rien d'habituel. Faible, si bien qu'on aurait pu le confondre avec le bruit des échos contre la pierre. Mais Galladun ne s'y trompait pas. À l'extrémité des prisons, il distinguait la silhouette courbée du geôlier, et son ombre sur les murs prenait une taille gigantesque.

 

Le directeur s'approcha. Cette fois-ci, personne ne tenta de le retenir. Derrière les barreaux qu'il dépassait, ses prisonniers tout à coup étaient aussi silencieux que des morts. Le grondement forcit au fil de sa marche, si bien que lorsqu'il arriva à la hauteur du geôlier ses paumes étaient trempées de sueur. Il n'était pourtant pas homme à perdre son sang froid.

 

―Vous m'avez fait demander ? s'enquit-il.

 

L'homme hocha la tête.

 

―Désolé de vous déranger, vraiment, mais y a quelque chose qui tourne pas rond avec ces deux-là.

 

―Ce n'est rien.

 

Galladun jeta un regard dans la cellule. Le costaud était assis, les mains sous les cuisses et le menton baissé, plongé dans une épaisse somnolence. L'autre était toujours allongé, tourné vers le mur.

 

―Eh bien ? Ils me semblent tout à fait normaux.

 

―C'est parce qu'ils dorment, répondit le geôlier. Si vous les voyiez...

 

―Cela peut s'arranger.

 

Brandissant sa canne, Galladun en donna quelques coups contre les barreaux, comme il en avait pris l'habitude. Le prisonnier allongé n'eut pas de réaction mais Achille frémit. Son visage se plissa et il dégagea avec difficulté ses mains de sous ses cuisses pour se frotter les yeux.

 

―Désolé de vous tirer de votre sommeil, mon brave, mais il semblerait que vous troubliez la sérénité des lieux.

 

Achille le fixa, morose.

 

―Il faut nous donner à manger, dit Achille.

 

―Ce n'est que cela ? Vous recevez le même traitement que tout un chacun ici. Il faudra vous y faire.

 

―Vous ne comprenez pas. Mais je ne sais pas si je peux en dire plus.

 

―Répondez. Vous ne voudriez pas mourir ici, tout de même ? Alors ?

 

―Il a besoin de sang, murmura Achille.

 

―De sang ?

 

Achille hocha la tête.

 

Galladun prit conscience de ce que l'incarcération de deux anciens pensionnaires de l’Établissement impliquait. Il n'y avait pas pensé, mais ces enfants-là étaient entraînés à manger de la viande humaine... devenaient-ils dangereux lorsqu'on les privait de nourriture ? Plus que le commun des mortels, du moins ? Un autre détail le perturbait. Il avait entendu parler d'un régime à base de chair humaine, oui... mais pas de sang.

 

―Soit... dit lentement Galladun. Je verrai s'il m'est possible de vous donner ce que vous voulez. Est-ce... est-ce pour vous deux, ou...

 

Achille fit un signe négatif.

 

―Donnez-moi de la viande, n'importe laquelle, et je me débrouillerai. Mais à lui, il lui faut du sang humain.

 

Sa voix n'était qu'un chuchotis. Galladun espéra que personne ne les avait entendus.

 

La meilleure chose à faire était peut-être de se débarrasser d'eux... mais où cela le mènerait-il ? Et depuis quand Vito Galladun flanchait-il devant le premier obstacle ?

 

Malgré tout mécontent, il s'en retourna en remuant des pensées déplaisantes dans son esprit.

 

Cela lui vint brusquement, dans la soirée : Leo lui rappelait une vieille légende milanaise dont il avait eu quelques échos par Ronan, cet homme qui avait autrefois œuvré auprès de Ladro. Leo lui rappelait un de ces buveurs de sang.

 

Galladun voulait croire en la rationalité du monde. Mais il y avait les fossoyeurs, indéfinissables, qui semaient la folie sur leur passage. Il y avait les gamins de l’Établissement, transformés en carnassiers, qui survivaient sans autre aliment que la viande.

 

Sachant qu'on ne lui refuserait pas cette correspondance, et aussi que son nom n'était pas inconnu à Milan qui lui passait régulièrement de faramineuses commandes de verre, il décida d'écrire au duc milanais pour lui faire part de l'histoire. Sans que la raison lui apparaisse clairement, il savait que c'était la chose à faire.

 

La réponse vint une vingtaine de jours plus tard. Bien qu'il ait signé de son sceau, ce n'était pas le duc lui-même qui avait pris la plume mais un de ses nombreux scribes. À la demande de ces lignes enfiévrées, Vito rédigea une deuxième lettre, donnant plus de détails ; il avait eu le temps d'observer le comportement de Leo. Une fois par semaine, il apportait en personne son repas, et celui d'Achille, car il tenait à ne pas trop les perdre de vue ; la viande grillée dans un plat de terre cuite, sous un torchon, et le sang dans une outre cousue. Les autres détenus devenaient seulement fous à l'odeur de la viande cuite, mais jamais ne se doutaient que le directeur transportait, dans cette petite outre, du sang humain. Les deux hommes avaient été placés trop loin de leur regards pour qu'ils puissent admirer le spectacle : Leo qui saisissait l'outre à pleines mains, fébrile, et peinait tant à l'ouvrir qu'il se contentait parfois de la déchirer de ses dents. Il recueillait le liquide sur ses lèvres, le laissait couler sur son menton, le pressait dans ses paumes tout en grognant.

 

Heureusement, trouver du sang humain n'était pas si compliqué que cela. Il suffisait d'avoir des gens à son service, un pouvoir et un nom que le grand nombre des habitants de Murano craignait.

 

Tout cela, Galladun le décrivit au duc de Milan. La situation était dangereuse ; mais fidèle à lui-même il ne put s'empêcher de jouer avec ce danger. Il se perdit en digressions inutiles, flatta le duc, abonda dans le sens de ses superstitions et de sa propension à la terreur.

 

Cela prit plusieurs mois. Car Vito, pris par le travail et par d'autres choses, oubliait parfois une lettre dans son cabinet, avant de se souvenir de son existence et d'y répondre à la hâte ; la présence des deux étrangers dans ses geôles était devenue si habituelle que ses visites régulières ne lui pesaient plus.

En fait, il ne l'avouait pas, mais ce petit jeu commençait de lui plaire. Vito alla donc plus loin. Saisissant son intuition il révéla à Filippo Visconti l'existence de Luca, seul parent encore en vie de Leo – du moins supposait-il.

 

À partir de ce moment, les réponses du duc Visconti se firent plus insistantes et radicales. Un beau jour, il exigea même qu'on exécute ces deux hommes.

 

Vito prit le temps de contempler l'idée, incertain.

 

Il proposa finalement au duc d'exécuter la « bête », et son frère porteur de la contamination, lui assurant que les choses seraient propres, nettes, que tout serait bientôt terminé.

 

Mais le duc refusa, voulant se charger lui-même de leur mise à mort, et sommant à Galladun de les lui apporter.

 

Voilà que le directeur s'était engagé dans une histoire qui le dépassait.

  
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