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Prologue « Prologue »
Publié par Jamreo, le lundi 15 juillet 2013

Venise - 1406

C'était une nuit de juillet particulièrement étouffante. Glissant par endroits sur les pavés dissociés et la boue brûlante qui suintait, les deux hommes se pressaient parmi les habitations endormies. La chaleur pernicieuse noyait leurs perceptions dans une brume inextricable et enveloppait solidement leur esprit.

Il n'y avait personne dehors à cette heure-ci, pas même l'habituelle patrouille des soldats. La plupart n'était pas encore revenue de Padoue, où un concurrent et ennemi de Venise venait de tomber. Bien que vulnérable en l'absence de la plupart de ses troupes, Ronan songeait que la République semblait plus confiante et déterminée que jamais. Il ne pouvait s'empêcher de se sentir intimidé malgré l'aspect désert et silencieux de la ville.

Il accéléra le pas et devança l'autre homme, dont le visage était résolument dissimulé par l'ombre d'un grand capuchon. Sa tunique lui tombait jusqu'aux chevilles, laissant voir ses pieds chaussés de lourdes bottes lacées. Aux bras, les manches de l'habit avaient été comme arrachées de sorte à dégager le poignet. La peau blême des avant-bras luisait dans la pénombre, striée d'une multitude d'entailles, de vieilles traces de morsures, de griffures aux couleurs pénétrantes. Bien qu'habitué à une telle vision, Ronan préféra garder les yeux fixés vers l'avant, réduisant la présence déjà fantomatique de son compagnon à une simple respiration. Profonde et régulière.

— Halte ! Qui va là ? retentit soudain une voix graveleuse. 

Ils s'arrêtèrent. L'espace d'un ridicule instant, Ronan avait imaginé ne trouver personne.

— C'est Ronan, répondit-il alors avec un léger accent.

Il brandit la perche qu'il avait tenue serrée contre son corps, cette même perche qui leur avait fait franchir la douane sans problème. Il était facile de contourner la douane de Venise en canot. Il l'était simplement beaucoup moins, pour ceux qui s'y essayaient, de défier les carreaux d'arbalète tirés par les veilleurs depuis l'île.

La tenture que soutenait la perche, brodée d'une couleuvre azur sur fond argenté, se déploya sous les yeux invisibles de celui qui les avait sommés. A la vue du blason, on se déplaça bientôt sans broncher. Ronan entendit quelques cliquetis d'armure et des grognements, puis le silence. Il sut alors que la voie était libre. La mer devant lui était calme et de petites bouffées d'odeur piquante en émanaient par intermittences. Il ré-enroula la tenture autour de son bâton puis dérapa sur quelques filets d'algues visqueuses en voulant se diriger vers la barque.

— Ladro, appela-t-il lorsqu'il fut approximativement installé.

L'homme encapuchonné s'engagea alors souplement à sa suite. Sur son passage, les silhouettes de gardes que l'on distinguait à peine sur le voile de nuages et d'étoiles leur tournèrent le dos, une manière de signifier qu'ils ne voulaient rien savoir. Et pourtant, songea Ronan, ils savaient tous, sans l'ombre d'un doute. Sans mot dire, Ladro attrapa les rames.

Aucun ne parla durant la traversée. Ladro était vigoureux malgré son apparence d'infirme squelettique ; ils avançaient à bon rythme en direction d'une petite île, ou plutôt un ensemble de petites terres regroupées autour d'une principale au large de Venise. Le tout était baigné d'une lueur verdâtre de mauvais augure. Les vagues et leur légère écume elles-mêmes en étaient contaminées ; l'étrange éclat finit par se faufiler jusqu'à eux lorsque la barque heurta la rive.

Ils n'eurent pas mis pied à terre que l'atmosphère brûlante les saisit à la gorge. Une ombre se précipitait déjà vers eux dans le halo. C'était un grand homme, à peine incommodé pour sa part, emmitouflé de bleu sombre et arborant une canne à pommeau d'argent. Il les avait visiblement attendus. Son apparence atypique était la première chose qu'ils discernaient avec netteté : son corps était filiforme, son visage oblong. Il portait un chapeau légèrement incliné, piqué d'une longue plume, et un pourpoint noir sous sa veste bleue.

— Attache la barque, Ladro, ordonna Ronan lorsqu'ils eurent rejoint la terre ferme.

— Messieurs, salua le grand homme d'un ton poli mais empressé. Bienvenue à Murano. Je suis Galladun.

Il s'écarta légèrement pour leur permettre de reprendre leur équilibre. Puis il demanda, d'une voix sèche :

— Avez-vous vu le doge ?

Ronan secoua la tête. Le doge de Venise était occupé ailleurs et n'avait pu les recevoir en personne. L'affaire de Padoue avait malencontreusement fait tomber les masques de plusieurs nobles vénitiens, noyés dans la corruption, et dont la trahison se résumait à un véritable coup de tonnerre aux yeux de la République. A ces explications le dénommé Galladun hocha la tête : il était au courant de l'histoire. A ce moment précis Ladro, qui n'avait pas encore ouvert la bouche, se figea. Il semblait fixer un point juste au-dessus de l'épaule de Galladun.

— Il y a quelqu'un, grogna-t-il d'une voix rauque qui semblait directement émaner du capuchon.

— Ah, s'exclama le dénommé Galladun. C'est mon fils.

Il pivota à demi et tendit une main gantée vers le voile de l'obscurité. La silhouette d'un enfant s'avança alors à pas traînants, ses yeux curieux et inquisiteurs levés vers les nouveaux arrivants. Le gosse ne devait pas avoir plus de huit ans. Ses joues pâles étaient striées de traînées blanchâtres, certainement des larmes qui avaient séché sur la peau. Il poussa un gémissement, sans se départir de son expression effrontée.

— Vito, s'exclama son père en lui assénant une claque sur le haut du crâne. Veuillez l'excuser, messieurs. La situation dégénère et nous attendions votre venue avec la plus grande impatience.

Sur ce il hocha la tête et, d'un accord tacite, tous se mirent en route. Ils s'engagèrent dans une ruelle étroite et très haute. Les chaînes que Ladro tenait enroulées autour de son poignet cliquetaient dans le silence. Ajouté à l'éclat vert-grisâtre, le roulis de rouille et de métal semblait repousser la venelle à l'extrême limite entre réalité et imaginaire. Ronan se disait qu'il évoluait en plein cauchemar. Ce n'était pourtant pas de l'horreur que cet endroit lui inspirait ; ce qu'il ressentait s'apparentait plus à une vague angoisse, un malaise difficilement identifiable. Le sanglot du gamin lui restait en tête. Il avait sans doute passé la journée, la semaine à se lamenter de la sorte.

L'origine de la lumière fantomatique ne mit pas longtemps à se dévoiler : des lanternes d'un verre irrégulier et très nettement coloré, d'un vert brouillé et sale, étaient suspendues à certains porches.

Une poignée de gardes en armure cabossée avait rejoint leur rang sur un geste de Galladun.

— Alors comment procédons-nous ? voulut savoir Ronan en se tournant vers lui.

Il lui répondit d'un léger signe de tête et d'un sourire, avant de lancer :

— Nous vous laissons le monopole du choix. Vous devez savoir mieux que quiconque quel type de marchandise il vous faut exactement. Une fois jeté votre dévolu, nous sommes là pour vous aider s'il y a un quelconque problème... d'ordre matériel.

Ladro eut un grognement satisfait. Puis, sans crier gare, son cou invisible se tendit sur la droite.

— Là, murmura-t-il.

Aussitôt quelques gardes se rapprochèrent de lui pour lui prêter main forte, sans pouvoir cacher une certaine répugnance. Elle se voyait dans leurs gestes, dans les éclairs que lançaient leurs yeux pris dans le rectangle étriqué des casques.

Galladun et le gamin restèrent à l'écart. Le grand homme s'enfonça sans la moindre hésitation sous un minuscule pont en bois entre deux habitations, dans les rejets pourris de la lagune. Des cris surpris retentirent, puis deux gardes s'engouffrèrent à sa suite. L'endroit était « habité ». Ladro ne prit pas la peine de repousser son capuchon. Il avait l’œil pour repérer la proie idéale, fût-elle au cœur de l'obscurité.

Il en trouva deux. Aux appels insistants des gardes, Galladun lâcha l'épaule de son fils et descendit précautionneusement à son tour, s'engouffrant dans l'obscurité fétide. Il jeta un regard désintéressé aux visages crasseux et apeurés levés vers lui, puis dénoua le lacet d'une bourse en cuir. Il en sortit deux pièces. Un ducat par unité, c'était le tarif bien désavantageux que l'on avait fixé.

La transaction finie, les chaînes furent passées aux poignets et aux chevilles des enfants. Puis le cortège se mit en route, suivi de près par Galladun qui veillait au bon déroulement des opérations. Le cliquetis des chaînes se mêlait de pleurs sous le ciel coloré de vert. 

  
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