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Publié par Jamreo, le jeudi 12 septembre 2013

Murano – 1432

Tous les logements à Venise, et plus particulièrement à Murano, sentaient l'algue rance pour peu que vous laissiez les fenêtres ouvertes.

De l'extérieur ils avaient aussi très souvent une apparence de délabrement avancé, apparence qui ne se vérifiait presque jamais à Venise même, presque à tous les coups en revanche sur Murano. L'accroissement de la population y avait vu les habitations se dresser comme une troupe de funambules malhabiles, toujours plus en hauteur. L'eau du canal s'était rehaussée de marron clair, puis de brun, et enfin de noir. De passable, l'odeur était devenue presque insupportable pour un non-autochtone.

En fait, ceux-ci ne se trouvaient jamais directement confrontés aux effluves mortelles de Murano, pour la simple et bonne raison qu'ils n'y mettaient jamais les pieds. Murano était un ghetto. L'endroit restait sous la coupe de Venise et personne n'en était jamais sorti, du moins pas sans autorisation.

À l'époque, Venise s'était montrée soucieuse d'isoler la communauté des souffleurs de verre du reste de la population vénitienne, et ainsi de mettre leur art et leurs productions sous plus ample surveillance. Quelques deux cents-ans après les souffleurs y étaient toujours. Entre-temps cependant de l'eau avait coulé sous les ponts, certains criminels de la pire espèce y étaient envoyés eux aussi. Le plus souvent il s'agissait des rejetons dégénérés de familles nobles qu'on avait scrupule à exterminer aussi facilement que le bas peuple. D'autres de ces criminels n'en étaient pas forcément ; dans ce cas, leur seul tort était d'être juifs. Il était plutôt compliqué de les condamner à mort sous ce seul motif : les conduire jusqu'à Murano et les y barricader à leur tour, en revanche, était beaucoup plus facile.

Le ghetto avait eu jusqu'à présent une longévité hors du commun. Le temps s'y était enfui tant et si bien qu'il avait été impossible de le retrouver. Au dehors, à Venise et sur le reste du continent, on était au printemps de l'an 1432. Mais Murano, pour sa part, s'éveillait chaque matin sous un soleil de plomb suspendu dans cette drôle d'époque sans âge et sans chiffres, accablée sous les braises rougeoyantes et les rayons d'un ciel parsemé de nuages opaques.

Luca restait persuadé que le temps demeurait tapi quelque-part, que ce soit au détour d'une ruelle ou dans les recoins d'un vieux grenier, peu importe. Il devait bien être possible de le retrouver. Luca avait dans les vingt ans, et le savait plus ou moins parce qu'il mettait en pratique l'enseignement approximatif que sa mère lui avait légué. Comme elle, il tentait maintenant de se repérer en fonction des saisons, lorsque celles-ci ne se montraient pas trop capricieuses.

Aujourd'hui seul, il logeait au dernier étage d'une demeure à colombages, une maison aussi étroite que haute et maladroitement juchée au coin d'une rue dont la particularité notoire était de se trouver presque littéralement les pieds dans l'eau. Son logement était le plus obtus et le moins confortable de tous. Il s'agissait en réalité d'une mansarde poussiéreuse sous le toit, dotée d'une unique fenêtre trop petite pour y apercevoir autre-chose que le ciel, et dont le mécanisme se bloquait sans cesse. Il n'était pas vraiment grand, mais devait tout de même prendre garde à ne pas se cogner le front contre les poutres. Il les soupçonnait plus solides que sa boîte crânienne.

Le tout n'était pas très reluisant mais il avait vite décidé de l'oublier. Il préférait garder ses histoires et malheurs pour lui-même. Il n'avait jamais eu l'habitude de se plaindre ou de se confier à d'autres personnes, il était même tout simplement assez asocial. A Murano, c'était la principale qualité à avoir ou à acquérir au plus vite. Certains ne l'avaient toujours pas compris.

Luca ne savait pas si les deux étaient liés, mais le cas de son frère aîné n'était pas isolé. Les gens - certaines personnes du moins - s'étaient mis à disparaître régulièrement, depuis peu. Pas suffisamment pour que la population cesse d'augmenter et de pulluler, mais Luca remarquait ce genre de choses. Il était observateur et cela aussi lui avait bien servi. Presque tous les soirs depuis trois saisons, il mettait à profit ses talents de fouineur discret pour tenter de dénicher son frère. Luca se souvenait encore de la dernière fois où il l'avait vu. Il ne l'avait aperçu que de loin, néanmoins cette vision avait toujours eu le don de l'apaiser, d'une façon qu'il ne s'expliquait pas. A présent il retournait ciel et terre, espérant revoir ce visage si triste et fermé.

Il n'y était jamais parvenu. Son frère s'était comme évaporé.

En descendant l'escalier, petite volée de marches en bois coincée contre le mur du fond, il se mit comme à son habitude à compter les niveaux qu'il laissait filer derrière lui. Car à défaut de savoir lire, il savait compter. Il ne pensait pas avoir un esprit particulièrement tourné vers les chiffres et la pensée logique, mais il n'y avait pas grand-chose d'autre à se mettre sous la dent lorsque les mots se résumaient à un paquet de sonorités, sans aucun moyen de les capturer sous forme visible.

Ses poumons s'emplirent de la poussière ambiante. Avec le temps, et sans autre professeurs que les jours qui défilaient sous ses yeux, il avait développé l'art de concilier rapidité et discrétion : il se dépêcha tout en veillant à faire le moins de bruit possible. Ses nombreux voisins de fortune n'étaient pas des gens sympathiques ou compréhensifs. Ici, c'était chacun pour soi et le silence de mise pour les plus faibles. Arrivé en bas, il poussa précautionneusement le panneau de bois qui leur servait de porte. Voyant qu'il lui résistait, il donna un grand coup d'épaule et regretta presque instantanément son geste. Il attendit quelques instants, parfaitement immobile, scrutant les premières marches de l'escalier. Les seules qui émergeaient de l'obscurité. Ses yeux s'adaptaient progressivement aux rayons brillants qui filtraient à travers les fentes du vieux bois.

Constatant avec soulagement que personne ne montrait le bout de son nez, il s'autorisa un soupir et sortit dans la rue. Il retrouva la chaleur moite, l'air humide et saturé. C'était une sensation toujours aussi étrange : il quittait l'ombre poussiéreuse et son intérieur cloisonné pour s'immiscer dans le tableau d'impressions mal assorties que constituaient la mer, le soleil lourd, le bruit sinistre ou plus guilleret des oiseaux qui se croisaient au-dessus des têtes. Une partie de lui restait en éveil et se consacrait à l'agitation des hommes et des femmes autour de lui. Sans vraiment les voir, il ressentait chacune de leurs présences et se tenait prêt à courir, se perdre dans leur masse au moindre souci. Il l'avait déjà fait tant de fois.

La seule et unique cloche de l'île, perchée au sommet d'une tour écorchée et rongée par une colonie de lierre et de mauvaises herbes, sonna un coup disgracieux dans son cocon de pierre suspendu sous les nuages. Elle sonnait quatre fois par jour et rythmait la journée de tout un chacun. Les vibrations du son lourd, si familières, lui vrillèrent les tempes. Il plissa les yeux en s'engouffrant dans l'une des artères principales gravitant autour de la grande place de Murano. Il lui fallait la traverser pour rejoindre l'atelier.

Le monde grouillait : jeunes, vieux, vendeurs, voleurs, aristocrates auto-proclamés qui s'évertuaient à dégoter des habits dignes pour espérer donner le change. Mais leurs vestes étaient trouées malgré leurs efforts pour le cacher, leurs bas de chausses étaient soit trop grands, soit trop courts, et tout cela sentait abondamment le moisi quand on passait un peu trop près. Les véritables membres des familles les plus riches et importantes de Murano, eux, avaient les moyens de se procurer des costumes venant de l'extérieur, et l'effet était saisissant. C'était bien eux qui imposaient leurs lois et coutumes à tout un chacun. Venise restait, officiellement, maîtresse et gardienne des affaires du ghetto et de tout ce qui le concernait. Cependant, les choses n'étaient plus aussi simples. Murano faisait de savants petits pas vers une autocratie de l'ombre mais personne ne pouvait jamais se laisser aller à calculer l'avenir. Pour ces nouveaux aristocrates nageant dans le luxe et la frustration, mieux valait prétendre que les choses n'avaient pas changé le moins du monde, alors qu'une véritable ébauche de système avait à présent vu le jour. Le plus souvent, le pouvoir se transmettait de parents à enfants. On n'avait plus besoin de téméraires parmi le peuple, tout était réglé comme du papier à musique. Il ne restait qu'à obéir.

Le pire, c'était leurs sbires répandus un peu partout sur l'île. Des miséreux ordinaires à qui ils faisaient miroiter des merveilles.

Luca fut tiré de ses pensées lorsqu'un garçon le bouscula, lui heurtant le mollet. Il grimaça de douleur. Le gamin l'avait frôlé de très près ; c'était chose si courante qu'il n'y avait pas fait particulièrement attention et n'avait retenu de lui qu'une masse informe de vêtements gris et de peau crasseuse. Il s'arrêta, perplexe. Il manquait quelque-chose. Inquiet maintenant, il farfouilla frénétiquement dans la bourse en tissu accrochée à sa ceinture - elle était ouverte. Il lui semblait bien que ce n'était pas celle qui était trouée. Les mauvais tissus étaient un véritable gouffre financier.

Il lui apparaissait que les garçons des rues aussi. Il se dressa et tenta de faire émerger sa tête de la marée humaine, le cherchant des yeux. Il n'allait pas s'en sortir aussi facilement. Il le voyait, prêt à recommencer son forfait en toute impunité. Luca se doutait que personne n'en aurait cure du moment qu'ils n'étaient pas impliqués. Les voleurs, il n'y avait que ça.

Il fendit la foule à coups de coudes et de pieds sans prendre le temps de s'excuser. Il était plutôt agile, ce qui lui permit d'atteindre rapidement sa proie. Il le saisit à l'oreille et tira violemment.

— Toi, rends-moi mon argent !

Le diable se débattit en poussant un cri de surprise aigu. Luca raffermit sa prise, sentant qu'il allait bientôt lui échapper des mains. Il avait besoin de cet argent. Habituellement, il n'était pas la cible préférée des escrocs de ce genre. Il fréquentait peu l'extérieur et emmenait très rarement plus de deux ou trois sous. Il était discret, presque invisible. Il disparaissait aussi vite qu'il n'était apparu et laissait les tracas à ceux qui restaient. Mais aujourd'hui un événement particulier, quelque-chose d'assez déplaisant habitait son esprit et fonctionnait comme une sorte de barrage à toute autre pensée.

Il n'eut pas le temps de lâcher le gamin qu'une sensation aiguisée et glacée lui caressa la paume avec une douceur exécrable. Intrigué, il chercha des yeux l'objet responsable et fut pris d'un sursaut. Il desserra les doigts et s'éloigna d'un grand bond. Une lueur folle s'était allumée dans le regard du garçon qui brandissait un épais couteau vers lui. La lame scintillante interpella bientôt les gens alentour et la foule s'écarta en vagues successives, avec un bruissement sourd. Plusieurs groupes s'enfuirent où ils purent, s'engouffrant dans d'autres rues avec l'empressement et l'efficacité de l'habitude. Les autres, qui se trouvaient coincés, savaient que la meilleure chose à faire était de rester immobiles à regarder la scène d'un œil vitreux.

Un silence pesant suivit. Luca recula encore d'un pas. Son cœur s'emballa, son cerveau fonctionnait à toute allure mais ne trouvait toujours pas d'échappatoire. Il tenta de dire quelque-chose, en vain. Sa gorge était devenue sèche et par la même occasion, ses cordes vocales refusaient de lui obéir.

Que se passerait-il s'il mourait poignardé sous les yeux de tout ce monde ? D'abord, ce serait un gâchis phénoménal, il n'y avait qu'à voir la tête de l'assassin. Un gamin un peu perdu qui ne savait pas ce qu'il faisait, il aurait espéré une mort moins grotesque. Ensuite… ensuite, son corps serait abandonné là ou conduit jusqu'au canal par les fossoyeurs, il ne savait pas trop. L'affaire serait oubliée dans la seconde.

Le garçon ouvrit soudain la bouche lui aussi, comme pour parler, mais il n'en eut pas le temps. Abasourdi, Luca vit le bout d'une canne en parfait état s'abattre avec force sur sa joue. L'enfant lâcha son arme et se couvrit le visage de ses paumes en gémissant.

— Allez, rends-lui. Immédiatement.

La voix oscillait entre onctuosité et menace. Une main ornée de bagues en argent tenait fermement l'habit sale du voleur, qui sortit un petit tas de monnaie de son pantalon, découvrant la moitié tuméfiée de son visage. Luca reprit l'argent avec dégoût. Il suivit ensuite des yeux la courbe énergique du bras, l'épaule engloutie sous un col en dentelle. Il leva la tête jusqu'au visage souriant et anguleux comme celui d'un loup. Dents blanches et pointues, pommettes trop hautes et saillantes, regard bleu acier qui vous transperçait. L'homme le scruta calmement, puis libéra le voleur d'une poussée dédaigneuse avant de lâcher dans un soupir :

— Bonjour, Luca.

— Monsieur le directeur ? articula l'intéressé d'une voix atone.

Le sourire s'intensifia. Sans attendre, la tête oblongue du directeur pivota et le grand homme filiforme se tint telle une statue au milieu de la rue, jaugeant les masses tassées contre les murs. Quelque-chose se déclencha alors. La foule sembla reprendre vie et chacun continua sa route comme si de rien n'était. C'était oublié.

Il n'y avait plus trace du jeune voleur. S'il avait un tantinet de cervelle, il devait être en train de considérer sa chance d'être encore en vie. Le directeur effleura un de ses favoris grisonnants,  adressa un petit signe de la main à Luca et s'en retourna sans rien ajouter. Le jeune homme en était encore pétrifié. S'il s'y était attendu...

Se ressaisissant, il reprit son chemin et traversa en trombe la grande place de Murano où de nombreux mendiants se précipitaient aux pieds de ceux qui étaient restés debout et qui marchaient, tout comme lui, dans l'attente d'une chose dont ils n'avaient même plus vraiment conscience.

— Incroyable, se murmurait-il encore à lui-même, fébrile. Incroyable.

Il revoyait la figure nimbée de sueur du gamin, frappée à toute volée, repassait contre ses tympans le bruit mat du coup et la plainte de douleur. Un frisson lui secoua l'échine.

Il atteignit enfin le bâtiment disgracieux de l'atelier. Il s'agissait d'une montagne de pierres brutes et taillées sans précision, accolée à l'église. Les façades étaient creusées de grandes meurtrières, trop hautes, trop fines pour constamment renouveler l'air intérieur. La grande double porte en bois était restée ouverte. La chaleur des fours le prit à la gorge alors qu'il s'approchait. Il retroussa ses manches, prêt à se jeter dans les bras du travail qui aurait le mérite de le distraire. Avant de regagner ses outils, il inspecta la cour déserte. Sur la gauche se trouvait l'angle du hangar flanqué de sa tour, épaisse et basse. Le bureau du directeur. La porte était ouverte elle aussi, sur une volée de marches en colimaçon.

— Vous êtes en retard ! Vous n'avez pas entendu la cloche aujourd'hui ?

Luca fit volte-face au son de cette voix. Un rire saccadé retentit et il ne put saisir que l'image d'un pourpoint noir impeccable, alors que l'homme qui avait parlé se détachait du mur contre lequel il était resté appuyé et le dépassait pour rejoindre ses quartiers. Le directeur. Il disparut dans le rectangle ombragé ouvert sur l'intérieur de la tour ; le son de sa canne frappant les marches une à une résonnait de manière lancinante et marquait sa montée paresseuse.

Le directeur actuel était, selon les plus anciens, la réplique presque exacte de son père qui lui avait cédé son affaire à sa mort. Luca n'avait jamais travaillé sous les ordres du vieil homme mais se doutait que le fils entretenait et accentuait maintenant la ressemblance, dans le choix des vêtements, dans les gestes. Il avait aussi entendu dire, en revanche, que le vieux directeur avait été une âme plus bienveillante et généreuse que son rejeton, et il voulait bien le croire.

Luca était souffleur de verre comme son père, son grand-père, son arrière grand-père avant lui, du moins semblait-il car sa mère n'avait eu de cesse de le lui répéter. Son père lui avait presque tout appris avant de mourir.

Il travaillait en ce moment sur un vase. Il devait y emprisonner la couleur rouge du cuivre et ensuite y tracer ses gravures selon la commande très pointilleuse d'un riche client ; on ne souffrirait aucun écart. Il fallut d'abord vérifier les réserves de minéraux de couleur, comme chaque après-midi, et sortir ses outils de leur placard. Il y avait une longue canne avec laquelle il pourrait cueiller le verre une fois que celui-ci serait chaud, son attirail de fers et enfin sa mailloche – la cuiller de bois creuse qui servirait à former l'objet. Il se dirigea vers la remise, ne réagissant pas aux quelques saluts ou quolibets de ceux qui s'étaient déjà mis au travail. Leurs silhouettes plantées devant les fours, pareilles à des gueules de lions grandes ouvertes, hérissées de flammes comme autant de dents menaçantes, en devenaient indistinctes, comme à contre-jour bien que l'atelier reste sombre à toute heure. Il n'y avait que les meurtrières pour creuser le sol de petites lames de lumière, et leur éclat était bien vite estompé par celui du feu.

Luca reconnaissait tout de même chacun d'entre eux, à leur manière de faire. Chacun avait son geste, sa position, sa façon d'appréhender le verre.

Lui-même adorait cette sensation de bien être et de contrôle lorsqu'il admirait le verre, qu'il faisait tourner et qui se colorait d'orange au-dessus du feu crépitant. Il se transformait en boule enrobée de chaleur, une chaleur démentielle mais à laquelle on s'abandonnait bien vite. Les contours lisses du futur objet étaient totalement à sa merci. Des moments magiques où il ne se trompait jamais. La danse des outils métalliques, le crépitement du feu et les souffles exténués des travailleurs, tous ces bruits faisaient eux aussi partie de ce labeur quotidien qu'il avait appris à aimer plus que tout.

Son ouvrage l'occupa jusqu'à la cloche du soir, où il s'autorisa enfin à s'écarter du four. Il procéda au nettoyage des instruments, échangea quelques mots sans importance avec les nombreux autres souffleurs, et sortit enfin.

Ils avaient une production très importante dont ils pouvaient être fiers. Néanmoins c'était un peu l'inverse qui se produisait. Luca aimait profondément son travail, oui, mais sa déception n'avait de cesse de croître. Le directeur était allé jusqu'à réduire considérablement les salaires alors que les conditions, elles, ne changeaient pas et se montraient toujours très dures. Quelques autres ateliers étaient disséminés sur l'île et le directeur les possédait presque tous. Il les aurait tous sous sa direction un jour - ce n'était qu'une question de temps. La demande en sculptures de verre était en constante hausse, Murano avait la cote et, à vrai dire, l'avait toujours eue.

Lorsque Luca regagna la place, le jour déclinait déjà. La fraîcheur incisive enveloppait le toit des habitations et descendait timidement jusque dans les rues. Il lui fallait se dépêcher, il avait un rendez-vous et la cloche avait retenti depuis un certain temps déjà. Il était en retard sans savoir de combien. Le temps. Toujours ce temps qui lui échappait.

Il avait emprunté une passerelle en bois pourri qui s'élevait au-dessus de flots et s'était faufilé aux frontières des quartiers les plus aisés, avec leurs grands jardins où les divers membres de la famille Galladun ou Deontan venaient de temps en temps flâner. Il n'aimait pas marcher si près de ces coins-là, mais il n'y avait pas chemin plus sûr.

Une lueur tamisée émanait de la taverne à travers les fenêtres et l'embrasure de la porte. Devant celle-ci, alors qu'il s'avançait, un tas de vêtements remua en lâchant un grognement déplaisant. Dégoûté, Luca l'enjamba. Plus loin dans l'obscurité, d'autres silhouettes étendues et immobiles jonchaient le sol. Il observa une dernière fois la lanterne qui se balançait sous le porche avant de pousser la porte.

A l'intérieur, la poussière volait allègrement de table en table et le vacarme était saisissant. Les ombres recouvraient presque tous les visages dont n'émergeait plus que le blanc des yeux, devenu jaune ou injecté de sang. Personne ne fit vraiment attention à lui. Il se sentit tout de suite mal à l'aise ; il tenta de faire abstraction de cette odeur de vieux vin et d'urine et finit par aviser une table libre tout au fond de la salle. Le plafond était très bas, les poutres apparentes et recouvertes de toiles d'araignées comme il n'en avait jamais vues. La chaise était à peu près propre. La table ne l'était pas, mais il ne comptait rien commander. Il ne tenait pas à rester ici plus longtemps que nécessaire.

Il se sentait un peu nerveux. Au bout d'un moment, il se mit à lancer des regards curieux dans tous les coins de la salle, gigotant frénétiquement, nouant et dénouant les mains. Puis ses ongles se mirent à gratter le bois de la chaise.

Le temps passa. L'angoisse se tamisa puis se transforma en ennui ferme. Bien sûr, il n'aurait su le dire avec certitude, mais il aurait déjà dû se montrer.

Ce fut à cet instant précis que la porte s'ouvrit. Il tourna la tête.

Pas trace de celui qu'il attendait. Il y avait un jeune homme plutôt malingre, dont les épaules supportaient une longue cape et une capuche rabattue sur son dos. Ses cheveux noirs coupés courts lui retombaient sur le front, une mèche rebelle se baladait entre ses deux yeux sombres. Leur couleur plaisante éclairait l'expression de son visage. A côté de lui se tenait un autre homme, guère plus âgé. Son visage à lui ne dégageait rien en particulier, tout chez lui était d'une banalité affligeante : cheveux marron terne, yeux aqueux et vagues qu'il gardait rivés sur le mur du fond. Luca se rendit alors compte que ceux du premier inconnu étaient fixés sur sa personne et remua comme un asticot, gêné.

Cette fois, tous les clients de l'auberge sans exception se turent et jaugèrent les nouveaux venus. Leur apparition surnageait, pétillait de mille feux à la surface de la crasse et de la vulgarité ambiante.

La transe ne dura pourtant pas ; la fascination vola en éclats et le brouhaha reprit aussi soudainement qu'il s'était interrompu. Luca lui aussi détourna le regard.

Il se demandait combien de temps il lui faudrait encore attendre comme cela. Il en était au moins au deux-centième soupir de la soirée quand deux ombres s'étirèrent devant lui et se peignirent sur la surface tachée de la table.

Les deux nouveaux venus étaient plantés devant lui. L'apparition s'était évanouie des esprits pour mieux se déplacer, naviguer an cœur de l'obscurité nerveuse et atteindre son but. Comme pour lui prouver que ce but était bien là, assis en face d'eux, le plus jeune soutint son regard sans ciller. L'étendue brune de ses iris luisait de curiosité. L'autre homme resta plus en retrait, les bras croisés, et fixa obstinément un point quelque-part au-dessus de la tête de Luca. Celui-ci voulut dire quelque-chose, poser une question, mais le jeune homme à la cape le fit taire d'un sourire très bref. Presque coupant. Sans demander l'autorisation, il tira un tabouret et s'assit en face de Luca. Il leva une main et le tavernier arriva dans la seconde, preuve que sa curiosité était piquée au vif.

L'inconnu se fit servir une chope, sans daigner regarder une seule fois le gros homme qui s'enfuit sans même s'enquérir d'autres commandes. Il devait bien lui tarder de regagner son poste d'observation pour attendre la suite de l'histoire.

Un peu plus de temps passa encore. Les clients de plus en plus alcoolisés à mesure que la nuit avançait beuglaient des insanités, s'effondraient à même le sol ou frappaient leur table du poing. Luca et ses deux compagnons mystérieux ne disaient toujours rien et n'esquissaient pas le moindre geste. Le plus jeune ne le lâchait pas des yeux et c'était difficile de ne pas lui rendre son attention. Sa peau était très blanche, ses joues rosies par le soleil. Une habitude de l'ombre et du mauvais temps se dégageait de ce visage ; il s'accoutumait visiblement mal au soleil vindicatif de Murano et Venise. Luca ne l'avait pas remarqué tout à l'heure, mais de larges cernes s'étendaient sous ses grands yeux.

Que ce soient ses vêtements, sa peau, ses cheveux, ils étaient propres. 

Lorsqu'il tendit le bras vers la table, Luca ne put s'empêcher de remarquer les traces circulaires, d'une couleur violacée, enroulant discrètement ses deux poignets. Le jeune homme sembla mécontent de l'intérêt soudain porté à ses bras. Il posa sa chope et tira d'un coup sec sur chacune de ses manches jusqu'à dissimuler ses paumes.

Des blessures. Causées par quoi ? Des fers ? Luca le laissa boire encore quelques gorgées puis décida de perdre patience, ce qui n'était pourtant pas dans ses habitudes.

— Ton nom ?

L'intéressé parut surpris, comme s'il s'était imaginé que Luca était aphone. Il ne dit d'abord rien puis ce sourire rapide se redessina sur ses lèvres, dévoilant une rangée de dents blanches et deux canines particulièrement pointues. Ou peut-être n'était-ce qu'une impression. Il lui répondit dans un murmure à peine audible :

— Leo.

Un souffle infime retentit alors dans l'obscurité. Luca fut tout à coup conscient du calme pesant, anormal qui régnait autour d'eux. L'agitation et les cris s'étaient comme effondrés. Une troisième ombre plana sur la surface de la table comme la silhouette étirée d'un oiseau de proie et glissa souplement sur le mur ; l'ébauche d'une longue canne dansait maintenant sur le bois aux côtés du spectre reconnaissable d'un chapeau empenné. Luca s'imagina un instant que la canne était prête à le frapper de plein fouet. Il voulut se lever mais une main gantée le retint par l'épaule. Il leva la tête. Le sourire doucereux et les yeux d'un bleu glacial du directeur lui intimèrent de rester en place.

Il était venu.

Le jeune inconnu se leva et le toisa d'un air presque effronté. Luca s'étonna encore une fois de sa composition étrangement frêle. Si la situation venait à dégénérer, le combat serait cruellement inégal ; pas seulement en raison de la supériorité physique du directeur, mais bien parce que celui-ci n'avait qu'à claquer des doigts pour que la moitié de la clientèle se jette à ses pieds et jure d'exécuter le moindre de ses ordres.

Les deux antagonistes échangèrent un long regard. Luca crut voir le directeur hocher doucement la tête vers la porte. L'inconnu fit alors signe à son compagnon de pierre et tous deux s'éloignèrent vers la sortie en bousculant chaises et tabourets sur leur passage.

— Ah, s'exclama le directeur avec satisfaction à l'attention de Luca. Excusez-moi pour le retard.

Luca hocha la tête, incapable de se détourner de ce visage osseux qu'encadraient deux favoris impressionnants.

— Monsieur, salua-t-il.

Autour d'eux un silence de mort planait toujours : beaucoup de clients avaient préféré s'en aller sans même y être invités.

  
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