TRIBULATIONS D’UN AUTOMATE ET D’UN CRIQUET – PAR PIXIE
D’après le conte « Pinocchio » de Carlo Collodi
Océan Atlantique, printemps 1896
« Comment ça, disparu ? »
Torpy rentra la tête dans les épaules. A cet instant, il aurait donné n’importe quoi pour se trouver ailleurs que dans ce bureau baigné de la pénombre glauque des fonds marins. N’importe où ailleurs que dans cette pièce réduite où la rage froide du docteur Blue rebondissait contre les murs de métal.
« Vous n’êtes qu’un sombre imbécile, » déclara son patron d’une voix que la fureur faisait trembler.
Torpy déglutit, en se tordant les mains avec une nervosité proche du désespoir.
« Ce n’est pas tout… docteur. »
Blue se retourna brusquement et darda sur lui un regard mauve brillant de haine.
« Parce que ce n’est pas suffisant ? cracha-t-il.
Il… Il a emmené le prototype.
Je vous demande pardon ? »
Torpy baissa les yeux, à deux doigts de fondre en larmes.
« Vous voulez dire que Gepetto s’est enfui on ne sait comment en emmenant avec lui le fruit de décennies de travail et d’efforts ? »
Torpy lâcha un gémissement pitoyable.
Le visage de Blue frémit.
« Je ne suis entouré que d’incapables. »
Blue se retourna et croisa les bras dans son dos, fixant à travers le hublot les eaux verdâtres du fond de l’océan.
« Faites venir le Renard et le Chat. Et disparaissez. »
*
« Papa… Je voudrais être un petit garçon. »
Gepetto leva les yeux vers le visage de vermeil inexpressif de l’automate. Il avait passé des dizaines d’années à concevoir et à assembler ce petit bout de mécanique. Son existence-même, dans toute sa perfection et son ingéniosité était un petit miracle dont le vieil homme remerciait chaque jour le ciel. La moindre pièce était unique, façonnée par ses soins avec une rigueur méticuleuse et un amour infini de son art. Il avait découvert trop tard, beaucoup trop tard ce que le docteur Blue comptait faire de l’œuvre de sa vie. Jamais il n’aurait accepté de travailler pour un tel homme s’il avait su.
Le vieil homme s’obligea à chasser ces pensées si noires et amères. Il s’était enfui et son petit Pinocchio était en sécurité. Fin de l’histoire.
« Tu crois que c’est possible ? insista l’automate.
Je ne comprends pas bien ce que tu veux dire. Tu es un petit garçon, » répondit-il.
Troublé, il retourna à son ouvrage. Saisissant un minuscule tournevis, il entreprit de resserrer un écrou qui empêchait la cheville de l’automate de fonctionner correctement.
« Mais les vrais petits garçons vont à l’école. Je les vois passer dans la rue.
Et tu veux aller à l’école ? »
C’était risqué. Il ne doutait pas une seule seconde que Blue avait lancé ses sbires à ses trousses. Ce n’était pas un homme qui renonçait facilement. Gepetto avait toujours réussi à lui échapper jusque-là, mais ce n’était qu’en usant d’une prudence excessive.
Un petit cliquetis de pattes sur la cheville de l’automate le tira de ses pensées.
« Pousse-toi, Criquet ! grogna-t-il, agacé. Tu vois bien que tu me gênes. »
Le minuscule automate qui lui servait d’assistant bondit sur la table où Pinocchio se trouvait assis. Ses toutes petites antennes s’agitaient en tous sens, trahissant son désaccord.
« Alors, Papa, je peux aller à l’école ? »
Le vieil homme enferma tout au fond de lui le sentiment de catastrophe et d’urgence qu’il sentait monter. Il se savait incapable de refuser quoi que ce soit à Pinocchio. Il était ce qui se rapprochait le plus du fils qu’il n’avait jamais eu.
« D’accord, soupira Gepetto. Mais tu dois me promettre de faire attention et de ne pas parler ou partir avec des inconnus. Et je veux que tu emmènes Criquet. »
L’insecte-automate fit un petit bond excité. Et Pinocchio, oubliant ses chevilles désarticulées, se jeta au cou de Gepetto avec un cri de joie.
*
« Tu vas tout droit à l’école et tu reviens dès que c’est fini. Pas de détour, c’est entendu ? » répéta Papa pour la troisième ou quatrième fois.
Pinocchio opina sagement, son beau livre de lecture tout neuf sous le bras. Sur son épaule, Criquet marqua son impatience d’une série de cliquetis sonores.
« Oui, oui, je sais, fit Papa. Vas-y, tu vas être en retard. »
Sans lui laisser le temps de changer d’avis, Pinocchio sortit de la petite maison, l’esprit empli de sa liberté nouvelle et partit en gambadant vers l’école. Ses pieds ne lui faisaient plus mal. Il faisait beau et il allait devenir un vrai petit garçon pour que Papa soit fier.
L’agitation des rues était enivrante. Avec Papa, ils avaient souvent voyagé, traversé des villages et des grandes villes. Mais la plupart du temps, ils marchaient pendant la nuit et dormaient le jour dans les fossés des routes. Traverser toutes ces rues alors que le soleil était haut et le ciel clair lui paraissait une aventure exaltante.
Pinocchio s’arrêta un instant pour observer le spectacle des fiacres vitupérant après les charrettes chargées de légumes et de cages de poules. Des effluves de boulangerie et de feu de bois se mêlaient à l’odeur des ordures.
Criquet sautilla impatiemment sur son épaule et le petit automate reprit sa route d’un pas plus lent. Il se sentait beaucoup moins pressé de rejoindre l’école. Il y avait tant de choses à voir…
Soudain, une pétarade retentit. Les chevaux omniprésents dans la rue se cabrèrent de peur, tandis que les gens sursautaient, regardaient partout autour d’eux d’un air effrayé. Pinocchio ne réagit pas différemment. Et c’est là qu’il vit l’auto. Une auto décapotable à la carrosserie rutilante. Elle avançait à toute vitesse dans un vacarme de tonnerre.
Fasciné, Pinocchio s’arrêta de nouveau pour regarder le véhicule foncer droit vers lui. L’auto passa devant l’automate et c’est à peine si Pinocchio réussit à apercevoir chauffeur et passager. Oh, ce devait être tellement excitant d’aller si vite…
Après quelques mètres, la voiture pila et enclencha une marche arrière. A sa grande surprise, Pinocchio vit le véhicule s’arrêter juste devant lui. Les deux occupants de l’auto se penchèrent vers lui et entreprirent de le dévisager avec attention. Le conducteur avait des cheveux très roux et deux yeux métalliques, comme l’œil gauche de Papa, mais en beaucoup plus sophistiqué. Le second avait un visage rond, simplet mais ses deux mains qui s’accrochaient au rebord de la portière étaient munies de très longues griffes d’acier à l’air meurtrier, greffées sur les phalanges. Tous deux étaient vêtus de très beaux habits noirs comme jamais Pinocchio n’en avait vu auparavant.
« Dis-moi, petit, l’interpella le roux, comment tu t’appelles ? »
L’automate se souvint des conseils de Papa, mais il ne voyait aucun mal à répondre à cette innocente question.
« Pinocchio. »
Le roux hocha la tête en souriant avec gentillesse.
« Eh bien, Pinocchio, sais-tu que tu es exactement la personne que je recherche ? »
L'homme aux griffes approuva à grand renfort de hochements de tête. Pinocchio ouvrit grand les yeux.
« Ah non. Pourquoi ? »
Sur son épaule, Criquet bondit pour le rappeler à l’ordre, mais le petit automate était beaucoup trop intrigué pour s’arrêter en si bon chemin.
Le roux se pencha vers lui avec des airs de conspirateur.
« Il s'agit d'un projet top-secret. Pour découvrir de quoi il s'agit, il faut que tu viennes avec nous. »
Tout ce mystère, c'était tentant... Néanmoins, Papa avait bien dit de ne jamais partir avec des inconnus. Mais il n'avait rien précisé au sujet des inconnus bien habillés voyageant dans une si belle auto... Que faire ? Criquet lui tira les cheveux. Ce n'était pas très douloureux, mais cela suffit à le décider.
« C'est que... mon Papa va s'inquiéter. Je ne dois pas partir avec des inconnus. Et je dois aller à l'école. »
Le roux acquiesça d'un air compréhensif, tandis que l'autre secouait la tête, visiblement déçu.
« Évidemment, tu as raison, déclara le conducteur. Comment faire ? »
Il réfléchit plusieurs secondes. De son côté, Criquet ne cessait d'émettre des cliquetis paniqués en sautillant sans arrêt. Il avait peut-être un ressort déboîté ? Il faudrait que Papa regarde ça.
« Écoute, mon jeune ami, je crois que j'ai une idée, annonça le roux. Mon collègue et moi, nous irons voir ton Papa pour lui parler de notre projet. Et il viendra lui-même te dire que tu ne cours aucun danger avec nous. Qu'en dis-tu ? »
Pinocchio hocha la tête, tout excité. Quelle merveilleuse idée !
« Parfait. Alors dans ce cas, tu n'as qu’à nous dire où tu habites et nous allons aller discuter avec ton Papa.
— C'est la petite maison en bois, tout au bout de la rue, expliqua aussitôt l'automate. Vous ne pouvez pas vous tromper, toutes les autres sont en briques. »
Criquet essaya de lui tirer l'oreille, sans y parvenir.
« Merveilleux. Surtout, tu ne bouges pas d'ici. Nous allons revenir très vite. »
Et là-dessus, la voiture démarra dans un rugissement d'accélérateur et opéra un demi-tour brutal en faisant crisser ses pneus. Un instant plus tard, l'auto n'était plus là.
« Tu as entendu ça, Criquet ? s'écria Pinocchio en battant des mains. Je suis sûr que ça va être une aventure formidable ! Tu as vu leur belle auto ? Et leurs habits ? Peut-être que j'aurais les mêmes. »
Mais Criquet semblait bouder. Il était sûrement jaloux. Après tout, ce n'était pas lui qu'on avait remarqué et distingué pour un projet secret.
Alors il se tut et attendit. Toutefois, après plusieurs longues minutes de patience, le petit automate sentit sa détermination faiblir. Le gros livre de lecture qu'il portait à bout de bras depuis son départ lui paraissait de plus en plus lourd. Pour tromper l'ennui, il l'ouvrit et essaya de s’occuper. Sauf qu'il ne savait pas lire et que la signification des petits caractères noirs imprimés sur les pages lui restait obstinément incompréhensible.
Qu'est-ce qui pouvait prendre autant de temps ? Ils avaient pourtant dit qu'ils ne seraient pas longs... Rah ! Il n'aimait pas attendre ! De dépit, il posa son livre de lecture par terre et s'assit dessus. Le spectacle de la rue ne l'intéressait plus et il n'avait plus très envie d'aller à l'école. L'ennui le tenaillait, engloutissant tout ce monde si vivant et coloré un instant plus tôt dans une nappe de brouillard gris et morne. Il guettait avec avidité le moindre bruit qui puisse indiquer le retour de l'auto, mais en vain. Il souffla bruyamment. Ce que c'était long...
C'est alors qu'une bande d'enfants déboula en braillant d'une ruelle adjacente. Pinocchio bondit sur ses pieds, si vite que Criquet dut s'accrocher au col de sa chemise pour ne pas tomber. Ça alors... Que se passait-il donc ?
Curieux, il héla l'un des garçons.
« Eh ! Qu'est-ce qui se passe ? Où allez-vous ? Je peux venir ? »
Le petit garçon s'arrêta pour le dévisager de la tête aux pieds. Ses vêtements étaient tout rapiécés et couverts de boue. Son chapeau de guingois lui donnait un air filou.
« L’Imaginarium de Mangefeu est en ville. Tiens. »
Le garçon lui tendit un petit prospectus coloré et repartit aussi sec. Pinocchio jeta un œil au tract. De jolies gravures en couleur de pantins et d’animaux bondissaient autour de grandes lettres rouges. Mais comme le petit automate ne savait pas lire, il fourra le prospectus dans sa poche et partit sur les traces de la bande d’enfants, laissant le livre de lecture abandonné sur le trottoir. L’école serait toujours là le lendemain, après tout.
Criquet eut beau cliqueter son désaccord et son inquiétude, Pinocchio ne s’en retrouva pas moins à l’entrée d’un vaste chapiteau rouge, jaune, bleu et vert, une dizaine de minutes plus tard. Un homme aussi grand que large dont la grosse barbe noire lui mangeait la moitié du visage montait la garde. Ce devait être le fameux Mangefeu. Une douzaine d’enfants se pressait devant lui. Les poings sur les hanches, le géant les regardait avec une bienveillance mêlée de sinistre satisfaction.
« C’est votre jour de chance, les bambins. Chacun son tour, c’est Mangefeu qui offre, » annonça-t-il d’une grosse voix tonnante.
Des cris de joie retentirent aussitôt et une file plus ou moins bien ordonnée s’organisa à l’entrée du chapiteau. Les uns derrière les autres, les enfants entrèrent. Pinocchio attendit son tour avec une impatience grandissante. Sur son épaule, Criquet avait cessé d’essayer de lui faire entendre raison. Et c’était tant mieux.
Enfin, Mangefeu souleva le lourd rabat jaune du chapiteau pour le laisser passer avec un regard brillant.
« Vas-y, mon petit gars, déclara-t-il en souriant de toutes ses dents larges comme des pelles à tarte. Je suis sûr que ça va beaucoup te plaire. »
Fébrile, Pinocchio entra. Il lui fallut plusieurs secondes pour s’accoutumer à la pénombre, percée de part et d’autre par une lumière rouge ou bleue accrochée aux piquets de maintien du chapiteau. En regardant plus attentivement, le petit automate remarqua qu’il y avait des miroirs et des théâtres miniatures aux rideaux rouges un peu partout. Il vit aussi des automates assis sous des cloches de verre et des pantins suspendus par leurs ficelles à des tringles fixées aux montants de la tente bigarrée. Pinocchio leur trouve un air très triste qui ne lui plut pas beaucoup. Ils n’avaient pas l’air ravi d’être là. Et il n’y avait aucune trace des autres enfants. En tout cas, il ne comprenait pas bien ce qu’il avait de si excitant, cet Imaginarium. L’endroit était sinistre, presque glauque et la pénombre étirait des ombres effrayantes sur le visage des pantins et des automates.
A ce moment, il reçut un grand coup sur la tête. Un éclair de lumière envahit son champ de vision et tout devint noir.
*
Quand Pinocchio reprit connaissance, il faisait noir et quelque chose fouillait dans sa tête. Des grincements et des cliquètements résonnaient très désagréablement entre les parois de son crâne. Son bras se leva brusquement et cogna contre sa mâchoire. Bizarre, il n'avait plus de contrôle sur... Ses jambes se dressèrent à la perpendiculaire. Une série de désagréments semblables plus tard, le petit automate sentit que le volet à l'arrière de sa tête se refermait et une petite chose légère bondit sur son épaule, puis sur sa poitrine. Ses deux yeux rouges luisaient dans l'obscurité. Criquet !
Pinocchio se souvint qu'il avait reçu un coup sur la tête. Le choc avait dû dérégler quelque chose dans la mécanique de son cerveau mais l'automate-insecte avait réussi à tout remettre en place.
Le petit automate se demanda où il se trouvait. Il ne voyait rien. En revanche, des ronflements peuplaient le silence autour de lui. Il n'était pas seul. Le vrombissement d'un moteur bourdonnait en continu en fond sonore. En écoutant plus attentivement, Pinocchio se rendit compte qu'il entendait aussi un bruit liquide, comme des vaguelettes qui viendraient s'écraser contre quelque chose de métallique.
Le petit automate écarquilla les yeux. Il avait sûrement été enlevé par une bande de pirates sanguinaires menée par le géant Mangefeu. Tout ce cirque d'Imaginarium n'était en fait qu'un traquenard. A présent, ils l'emmenaient sans doute sur leur île au trésor pour se servir de sa pauvre carcasse comme d'un indice pour retrouver plus tard leur butin soigneusement dissimulé.
Pinocchio eut soudain envie de pleurer. Il voulait rentrer chez lui. Pauvre Papa, tout seul à la maison, qui devait se demander ce qui lui était arrivé. C'était terrible. Qu'allait-il donc advenir de lui ?
« Oh, Criquet, qu'est-ce qu'on va faire ? » se lamenta-t-il.
L'automate-insecte appuya l'une de ses pattes minuscules contre sa joue pour le réconforter.
Le voyage se poursuivit ainsi, dans le noir et l'incertitude. Peu à peu, les autres enfants s'éveillèrent à leur tour. Certains se mirent à crier, d'autres à pleurer. Mais personne ne vint à leurs appels. Ils semblaient tous condamnés à attendre on ne savait trop qui ou quoi.
« J'aurais mieux fait d'aller à l'école, » soupira Pinocchio.
Après des heures, des jours peut-être, de ce périple aveugle, un grand rectangle de lumière s'ouvrit soudain dans le noir. Les enfants se ruèrent vers l'ouverture dans une grande bousculade. Criquet fermement accroché à son épaule, Pinocchio s'engagea dans la mêlée.
On lui marcha sur les pieds, on tira sur ses vêtements et on essaya même de le mordre, sans grand succès. Il se retrouva dans un couloir qui menait tout droit à une écoutille vers laquelle tous les enfants se dirigeaient dans un même élan fou. Pinocchio n'eut pas d'autre choix que de suivre le mouvement. Une bourrasque d'air salé lui gifla le visage, tandis qu'il essayait de grimper à l'échelle dont les barreaux glissants se dérobaient sous ses doigts.
Et enfin, il émergea à l'air libre.
Il se trouvait sur le pont d'un immense bateau à vapeur. Des colonnes de fumée blanche s'échappaient de ses grosses cheminées noires pour se mêler aux nuages. Le bateau était amarré à une très longue jetée de bois sur laquelle quelques enfants parmi les plus téméraires s'étaient déjà enhardis. Le ponton ralliait une plage de galets blancs, bleus et gris. Au-delà, un petit chemin de terre s'ouvrait au travers d'une végétation luxuriante. Et au-dessus de la ligne des arbres, se dressait l'ombre bleutée d'une montagne. Était-ce donc l'île aux pirates ?
Pinocchio regarda autour de lui. Aucun membre d'équipage en vue. En fait de bateau pirate, cela ressemblait davantage à un vaisseau fantôme. Tout cela était très bizarre.
Le regard de l'automate se tourna de nouveau vers l'île. Ce n'était pas en restant sur ce vieux bateau qu'il allait retrouver Papa. Il descendit donc à son tour sur le ponton de bois et suivit la file d'enfants qui peu à peu, s'éparpilla sur la plage de galets. Ils étaient très nombreux. Pinocchio aperçut non loin le petit garçon qui lui avait parlé de l'Imaginarium de Mangefeu et s'approcha. Un petit groupe l'encerclait.
« Il faut prendre le chemin. Il y a sûrement un village où quelqu'un pourra nous dire où on est, déclarait-il.
— Mais c'est la forêt, intervint une voix craintive. Et s'il y a des bêtes sauvages ? Des loups, des ours, des...
— Si tu as peur, tu n'as qu'à rester ici, répondit l'autre. Moi, j'y vais. Qui vient avec moi ? »
Les enfants échangèrent des regards peu convaincus.
« Moi, je viens, » fit Pinocchio en s'avançant.
Le petit garçon le gratifia d’un hochement de tête et côte à côte, ils traversèrent la plage en direction du petit chemin que l’automate avait déjà repéré. Ce n’était pas facile de marcher sur ces galets. Pinocchio trébucha plusieurs fois et Criquet préféra aller se réfugier dans la poche de sa chemise. L’automate jeta un œil derrière lui et vit que d’autres enfants les suivaient avec hésitation.
Enfin, ils parvinrent sous le couvert des arbres. De gros buissons couverts de baies pourpres bordaient le chemin de terre rouge. Des cris d’oiseaux étranges résonnaient parmi les ramures roussies par l’automne.
« Comment tu t’appelles ? demanda Pinocchio au petit garçon.
— On m’appelle Filou, fit le petit garçon en se rengorgeant. Et toi ?
— Pinocchio.
— Eh bien, Pinocchio, nous voilà amis. »
Tout en parlant, ils s’enfoncèrent dans la pénombre du sous-bois. Les branches des arbres se rejoignaient au-dessus de leur tête, formant comme un plafond inextricable. Ils marchèrent. Le chemin serpentait et semblait n’avoir pas de fin. Malgré la présence distrayante de Filou, Pinocchio commençait à s’ennuyer. Ses chevilles lui jouaient de nouveau des tours et il se demandait quand est-ce qu’il pourrait se reposer auprès d’un bon feu. Rah, marcher, marcher. Il en avait assez. Dans ces cas-là, Papa le prenait sur son dos pour qu’il ne se fatigue pas. Que c’était long…
Il résista plusieurs fois à l’envie de s’asseoir sur un rocher et de ne plus en bouger. Mais à chaque fois, quelque chose d’indéfinissable le poussait à continuer, malgré sa fatigue. Alors, il continua d’avancer. Jusqu’à ce que soudain, la forêt laisse place à un vaste espace dégagé, au pied de la montagne. Un village tout ce qu’il y a de plus ordinaire y avait été construit, avec ses petites maisons de pierre et de bois, un grand hôtel de ville dont le beffroi s’ornait d’un cadran d’horloge tarabiscoté et une petite église aux vitraux colorés.
Filou et Pinocchio, suivis de quelques enfants trop heureux de leur bonne fortune, se précipitèrent vers le village. Ils s’égayèrent dans les petites rues mais bien vite, le petit automate se rendit compte que quelque chose clochait. Il n’y avait personne. Absolument personne.
De toute évidence, ça ne posait guère de problème à Filou.
« Les adultes ne savent pas s’amuser et le pire, c’est qu’ils veulent nous empêcher de profiter de la vie. Alors, pour une fois qu’il n’y a personne pour nous gâcher le plaisir, on ne va pas se plaindre. »
Pinocchio ne savait qu’en penser, mais Filou semblait avoir plus d’expérience en la matière, aussi crut-il bon de lui faire confiance sur ce point. Et de fait, en l’absence d’adultes, les enfants ne mirent pas longtemps à comprendre qu’ils étaient libres de faire tout ce qu’ils voulaient.
De leur côté, Pinocchio et Filou entreprirent de visiter une taverne, dont l’enseigne figurant une grosse écrevisse rouge se laissait balloter par le vent. L’intérieur était très sombre et tout semblait couvert de poussière. Vraiment très curieux.
Filou fonça droit vers le comptoir, ouvrit grand les placards et en tira deux grosses choppes qu’il emplit de bière mousseuse. De son côté, Pinocchio s’installa à une table ronde. Criquet sortit de sa poche et sautilla sur le plateau sale de la table.
« Qu’est-ce que tu penses de tout ça, toi ? » demanda l’automate.
Criquet cliqueta d’un air dubitatif. Filou revint avec les bières en donnant des coups de pied dans les chaises.
« Pourquoi tu fais ça ? » lui demanda Pinocchio en observant les dégâts.
Le petit garçon haussa les épaules.
« Parce que c’est amusant. Tiens, bois ça, tu m’en diras des nouvelles.
Pinocchio avala une gorgée de la boisson mousseuse et manqua la recracher. Quel goût bizarre… Filou faillit s’en étouffer de rire.
« Ah, ce que tu es drôle, Pinoch’. On aurait dû se rencontrer avant. »
Criquet émit une série de cliquetis de désapprobation. Filou l’aperçut et fronça les sourcils.
« Et c’est quoi cette sauterelle ? »
Pinocchio avala péniblement sa gorgée de bière et voulut expliquer que Criquet était un automate-insecte d’assistance mécanique et que son Papa l’avait créée lui-même, mais Filou avait saisi Criquet et lui tirait sur les pattes en gloussant de rire.
« Mais arrête ! s’indigna Pinocchio en lui arrachant Criquet des mains. Tu vas l’abîmer !
— Mais on s’en fout ! C’est amusant. »
L’automate secoua la tête et remit Criquet en sécurité dans sa poche. Filou abandonna vite son idée de martyriser l’automate-insecte et commença à tout casser dans la pièce. Sa chope de bière vidée, il la jeta contre le miroir ébréché derrière le comptoir. La glace vola en milliers d’éclats argentés.
« Vas-y, essaye. Tu vas voir, c’est drôle. »
Le petit automate envoya un coup de pied peu convaincu dans une chaise. Et à répéter son geste, il finit par y prendre goût. Aux côtés de Filou, il apprit se bagarrer, à jouer au billard, à grimper sur les toits et à casser les fenêtres en jetant des cailloux. Il ne se souvenait pas s’être autant amusé de toute sa vie. Ce village abandonné semblait être tombé à point nommé pour lui montrer tout ce qu’il aurait raté s’il était resté avec Papa. Il s’en donnait à cœur joie. Et tous les autres enfants également. Une joyeuse pagaille avait envahi les rues et quand la nuit tomba, des hurlements et des cris de joie continuaient d’animer le village.
Mais après une si longue veillée, tout le monde tomba de sommeil. Filou ronflait, couché à même le sol d’une petite boutique où il s’était copieusement empiffré. Pinocchio se roula en boule sur un fauteuil et ressortit Criquet, mais ce dernier l’ignora, mécontent. Alors, le petit automate sombra dans le sommeil.
*
Pinocchio s’éveilla avec un mal de tête de tous les diables qui cette fois, n’avait rien à voir avec les bricolages de Criquet. Il lui fallut quelques instants pour se souvenir des événements de la veille. Mais il ne se trouvait plus du tout dans la boutique ravagée où il s’était endormi. Bien au contraire, il se trouvait à présent couché dans un lit, dans une chambre toute lambrissée. Des échos de conversation lui parvenaient depuis la pièce voisine. Il tendit l’oreille.
« Tout à fait, docteur.
— …
— Exactement, je sais que ces choses vous intéressent, cher ami.
— …
— Allons, cher docteur, entre hommes d’affaire, il faut savoir se serrer les coudes. Que diriez-vous de passer chercher le colis dans les prochains jours ? Nous pourrons alors discuter du prix…
— …
— Parfait. A bientôt, docteur. »
Pinocchio fronça les sourcils. Ce n’était pas très rassurant. Mais il n’eut pas le temps de réfléchir plus avant. La porte de la chambre s’ouvrit en grand et un homme se présenta dans l’encadrement, un cigare incandescent entre les dents.
« Ah, tu es réveillé, à ce que je vois, déclara-t-il. C’est parfait. »
L’homme s’approcha et Pinocchio eut un mouvement de recul. Il était chauve et de vilaines cicatrices déformaient son visage. Sans compter qu’il avait un regard étrange, presque transparent, qui dégoulinait de mauvaises intentions. Il ressemblait à un serpent.
« Qui êtes-vous ? Et où sont les autres enfants ? » demanda l’automate, effrayé.
L’homme eut un sourire malfaisant.
« Ne t’inquiète de rien. Tu es en sécurité. Nous allons prendre bien soin de toi. »
L’automate secoua la tête, cherchant du regard par où il pourrait s’échapper. Cet homme ne lui inspirait vraiment pas confiance.
« Non, je… Je veux partir.
— Tu vas partir. Bientôt. Des gens vont venir te chercher. En attendant, tu vas rester ici et être bien sage. »
L’homme lui adressa un dernier sourire sardonique et referma la porte. Pinocchio entendit distinctement une clef tourner deux fois dans la serrure. Le petit automate bondit hors du lit et essaya malgré tout d’ouvrir la porte, mais en vain évidemment. Désespéré, il s’effondra contre le battant, en souhaitant pleurer des larmes qu’il ne pouvait pas verser. C’était trop injuste. Il voulait rentrer à la maison et retrouver son papa. Et où était Criquet, d’abord ?
Mais après quelques instants, un cliquetis discret parvint jusqu’à ses oreilles. Pinocchio tourna la tête et vit Criquet sortir de sous le lit.
« Criquet ! » s’écria-t-il.
L’automate-insecte sautilla jusqu’à lui.
« Oh, Criquet, que pouvons-nous faire ?
L’automate-insecte bondit sur ses genoux, puis sur son épaule et de là, sur la poignée de porte. Puis il glissa ses toutes petites pattes dans la serrure.
« Criquet, tu es un génie ! »
Il y eut un déclic et la porte s’entrouvrit. Criquet bondit sur son épaule. Pinocchio jeta un œil par l’ouverture. Par chance, le bureau qu’il découvrit derrière la porte était vide. Il se dépêcha de traverser la pièce. Silencieux, il se glissa ensuite dans un petit couloir, qui le mena à une autre porte, à des escaliers, à d’autres couloirs. Une poignée de minutes plus tard, il poussait une porte de service et se retrouvait à l’extérieur. Il contourna avec précaution le vaste bâtiment où il avait été retenu prisonnier. Une dizaine d’hommes en noir se tenaient sur le perron. Une automobile pétaradante stationnait devant, l’homme chauve au volant, donnant des ordres d’un air revêche. Voilà donc pourquoi il avait été si facile de sortir…
Silencieusement, il tourna le dos à la scène et se précipita vers la forêt, donc la lisière s’étendait non loin. Il courut, trébuchant sur les cailloux et se prenant les pieds dans les racines. Le terrain était de plus en plus abrupt. Il grimpait sans doute les flancs de la montagne.
Les arbres commencèrent à s’éclaircir, à laisser place à un terrain plus rocheux et accidenté. Soudain, il entendit la pétarade d’une auto et trouva refuge dans un trou. C’était l’homme chauve. Impossible de continuer, il allait le voir. Criquet cliqueta un conseil que Pinocchio ne comprit pas. Il soupira de frustration. Tout le monde faisait tout pour le contrarier.
C’est alors qu’il remarqua que le trou qui lui servait d’abri était en fait un tunnel. Précédé de Criquet, le petit automate rampa dans l’obscurité de plus en plus profonde. Les parois suintaient d’humidité. Il avança pendant une éternité. Une lumière rouge brillait au bout du passage et il se dépêcha dans cette direction, heurtant ses genoux sur le sol inégal.
Après un temps infini, le tunnel s’arrêta brusquement, s’ouvrant sur une corniche qui surplombait une vaste caverne. Des lanternes rouges étaient accrochées aux murs. Et là, Pinocchio vit tous les enfants qui, la veille encore, mettaient à sac le petit village, trimer comme des ânes, tirant des chariots métalliques emplis de pierres ou de charbon. Des hommes en noir les surveillaient. Horrifié, le petit automate repéra Filou qui émergeait d’un tunnel annexe, un lourd sac en toile de jute sur l’épaule.
Mais pourquoi n’avait-il pas connu le même sort ? Pourquoi n’était-il pas en bas, à souffrir comme les autres ? Pourquoi le chauve avait-il dit que des gens viendraient le chercher ? Etait-ce parce qu’il n’était pas un vrai petit garçon ?
Le chauve apparut à ce moment et commença à discuter avec les hommes en noir. Pinocchio jugea plus prudent de se retirer dans le tunnel. Il aurait bien voulu aider ses compagnons d’infortune de la veille, mais il était si petit et si faible. Que pouvait-il faire ?
Epuisé par toutes ces questions, sa course et ses inquiétudes, il s’allongea et s’endormit.
C’est Criquet qui le réveilla.
Oppressé, Pinocchio rampa vers la sortie. L’air frais lui fit du bien et il se sentit un peu mieux. Il ne pouvait pas aider ses amis dans l’immédiat, mais en retrouvant Papa, il pourrait lui expliquer les horreurs qui se passaient sur cette île et peut-être qu’ils pourraient les aider malgré tout.
Cette détermination nouvelle ancrée en lui, le petit automate décida de rejoindre le rivage.
« Allons-y, Criquet. »
Il se guida au jugé, ne quittant jamais l’abri des arbres. Quand il sentit l’air marin lui ébouriffer les cheveux, il sut qu’il avait vu juste.
Mais soudain, il s’emmêla les pieds dans les broussailles et se sentit perdre l’équilibre. Il vit le sol se rapprocher à grande vitesse et déboula jusqu’au pied d’une pente abrupte. Sa tête buta contre un rocher. Il eut tout juste le temps de se dire qu’il avait enfin atteint la mer, avant que tout ne sombre une nouvelle fois dans l’obscurité.
*
Pinocchio reprit connaissance dans un endroit qu’une nouvelle fois, il ne reconnaissait pas. Mais il se sentait bien. Ses articulations fragiles et malmenées ne le faisaient plus souffrir. A croire que Papa était passé par là. Mais à cette idée, le petit automate se sentit soudain très triste. Où qu’il se trouve, Papa n’était pas là, ne pouvait pas être là, assis près de lui comme il en avait l’habitude. Le Ciel seul savait dans quel pétrin il s’était encore fourré.
Il se souvenait avoir trébuché et être tombé sur une plage et voilà qu’il se réveillait dans une chambre aux parois de métal riveté, percées d’une drôle de fenêtre ronde derrière lequel passait… un banc de poissons ? Pinocchio en aurait écarquillé les yeux s’il avait pu. Est-ce qu’il se trouvait sous l’eau ? Dans un grand aquarium ? Ou… sous l’océan ? Comme c’était étrange…
Emporté par son étonnement, le petit automate n’avait pas remarqué l’homme assis sur une chaise près de la porte. Il fallut un ronflement sonore pour qu’il s’aperçoive de sa présence. Et il ne put retenir un cri de joie en reconnaissant cette barbe blanche, ce visage bienveillant et cette jambe mécanique.
« Papa ! » s’écria-t-il, en bondissant vers lui.
Gepetto se réveilla en sursaut et son regard confus se posa sur le petit automate qui venait de s’écraser sur ses genoux. Son œil métallique s’alluma et le scanna brièvement. Il s’apaisa aussitôt et rendit à Pinocchio son étreinte.
« Mon petit… Mais où étais-tu passé ? » demanda le vieil homme.
Le petit automate se calma aussitôt. Et si Papa l’abandonnait en apprenant ce qui s’était passé ? Peut-être qu’il valait mieux ne pas dire toute la vérité…
« Eh bien… j’allais à l’école, mais… mais deux hommes ont essayé de m’enlever, alors j’ai couru. Je me suis réfugié dans un cirque, mais là, un géant grand comme une montagne a essayé de me manger. Je me suis encore enfui mais j’ai été enlevé par des pirates qui m’ont emmené sur une île. Ils m’ont dit que si je ne travaillais pas dans leur mine, ils allaient me tuer et se servir de moi comme indice pour retrouver leur trésor. J’ai eu très peur, Papa. Mais j’ai encore réussi à m’enfuir et je suis tombé de la falaise et… voilà. »
Ce n’est qu’à la fin de sa tirade que Pinocchio se rendit compte que son nez, d’ordinaire à peine plus gros qu’un bouton de manchette avait grandi. IL loucha dessus, surpris.
« Mais… mon nez ! Qu’est-ce qui m’arrive ?
— Ça, mon grand, cela signifie que tu dis un gros mensonge, répondit Gepetto d’un air sévère. Il ne faut pas mentir, Pinocchio.
— Pardon, Papa, » fit piteusement le petit automate.
Le vieil homme soupira.
« De toute façon, ça n’a pas d’importance. A présent, nous sommes tous les deux dans le même pétrin.
— Mais où sommes-nous, Papa ? »
Gepetto eut soudain l’air très vieux et très las.
« Nous sommes dans le navire sous-marin du docteur Blue. J’ai travaillé pour lui, autrefois, mais c’était avant que je n’apprenne qu’il voulait utiliser mes travaux pour créer une armée de soldats mécaniques et intelligents qu’il voulait vendre au plus offrant. A ce moment-là, je me suis enfui avec toi, Pinocchio. A l’époque, tu n’étais même pas terminé. Mais le Renard et le Chat, les deux hommes de main de Blue, m’ont retrouvé et m’ont ramené ici. J’ai espéré qu’ils ne te trouvent pas, mais… »
Le vieil homme poussa un gros soupir.
« Je ne sais pas ce que nous allons devenir, Pinocchio. »
Le petit automate appuya sa tête contre la poitrine de Gepetto. Tout était de sa faute. Le Renard et le Chat, c’étaient sans doute les deux hommes à la belle auto qui voulaient l’emmener avec eux pour un projet secret. En réalité, ils voulaient l’enlever et Pinocchio les avait guidé tout droit jusqu’à Papa.
A ce moment, la porte de leur chambre-prison s’ouvrit et le Renard, avec ses cheveux flamboyants et ses yeux métalliques, apparut dans l’encadrement.
« Le docteur veut te voir, Pinocchio, » fit-il avec un sourire sardonique.
Le petit automate eut très envie de se précipiter sur lui et de cogner comme Filou le lui avait appris, mais Gepetto s’accrocha à lui, effrayé. Sur la table de chevet, Criquet cliqueta avec inquiétude.
« Allons, allons, ne rendez pas les choses plus difficiles. »
Le Renard attrapa Pinocchio et l’arracha aux bras du vieil homme. Le petit automate put encore entendre ses cris de rage derrière la porte close. Pinocchio se débattit mais le Renard était beaucoup plus fort que lui.
« Tiens-toi, tranquille, siffla ce dernier, ou tu ne reverras jamais ton père. »
Le petit automate cessa de ruer, mais sa rage n'était pas calmée pour autant. Le roux le conduisit dans une antichambre où attendait un petit homme nerveux au regard craintif. Le Renard reposa Pinocchio sur le sol.
« Ne le laissez pas s'échapper, » gronda-t-il à l'adresse du petit homme.
Ce dernier opina et le roux disparut.
« Le docteur Blue va te recevoir dans un instant.
— Je ne veux pas le voir ! cria l’automate en croisant les bras.
— Ne dis surtout pas ça ! s’affola le petit homme. On ne refuse rien au docteur Blue. »
Pinocchio haussa les épaules. Ce docteur Blue était un méchant homme et il ne voulait pas le rencontrer. Mais à ce moment une porte s'ouvrit dans le mur et un homme de haute stature se dressa dans l'encadrement. Son étrange regard mauve se posa sur le petit automate et un sourire satisfait étira ses lèvres si fines qu'elles en paraissaient inexistantes. Il avait une présence écrasante et Pinocchio se sentit soudain tout petit et insignifiant.
« Entre, mon petit. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. »
Le docteur s'écarta pour le laisser entrer. Pinocchio, hésitant, jeta un regard au petit homme qui lui fit signe d'avancer, inquiet. Les poings serrés, l'automate obéit.
« Torpy... allez voir ailleurs si j'y suis, » ordonna Blue sur un ton féroce.
Il n'en fallut pas plus pour que le petit homme débarrasse le plancher. Et la porte se referma. A présent, Pinocchio se trouvait dans un bureau éclairé par un unique globe de verre dépoli. Un gros hublot laissait voir le fond rocheux de la mer et un nombre incalculable de poissons qui fuyaient à l'approche du navire submersible.
« Bien. J'imagine que ce cher Gepetto a déjà dû te dire que je suis un monstre sanguinaire, dénué du plus petit sentiment d'humanité, commença Blue en s'installant à un bureau d'acajou massif. Je ne peux pas lui donner tout à fait tort, mais il se trompe en grande partie sur mon compte. »
Son regard mauve plongea droit dans celui de Pinocchio.
« Je n’ai aucune ambition pour moi-même. Ce que je fais, c’est uniquement dans l’intérêt de l’humanité. Mais Gepetto ne voit pas les choses de la même façon. C’est hélas dommageable, mais ce n’est pas ce qui va m’arrêter. Je gagne toujours. »
Il se pencha vers Pinocchio, le regard froid, un sourire mielleux aux lèvres.
« Et toi, tu peux choisir de le suivre à tes risques et périls. Mais tu peux aussi décider de me rejoindre de ton plein gré, m’aider dans mon grand projet et tu n’auras plus jamais à souffrir de rien. »
Le petit automate frissonna. La voix menaçante du docteur faisait grincer jusqu’aux plus petits engrenages de son être.
« Imagine donc un monde où plus aucun homme n’aurait à souffrir de la barbarie des autres, où les guerres seraient gagnées et perdues par des automates, de simples machines. Plus de sang et de larmes versés. Ne veux-tu pas aider à construire ce monde meilleur ? » s’enflamma Blue, le regard ardent.
Pinocchio ne répondit pas. Et lui alors ? Que deviendrait-il ? Une bombe mécanique ? Une machine à tuer ? C’était une idée tellement effrayante que le petit automate en demeura paralysé.
« Mais que tu le veuilles ou non, j’obtiendrai de toi tout ce dont j’ai besoin, poursuivit Blue sans s’inquiéter de son trouble. Alors le mieux serait sans doute que tu te joignes à moi.
— Non, » souffla Pinocchio.
Le docteur fronça les sourcils.
« J’ai mal entendu.
— Non, » répéta l’automate avec plus de conviction.
Blue ne fut soudain plus que noirceur.
« Tu ne te rends pas compte de ce que tu dis. Tu cours droit à ta perte. Torpy ! »
Le petit homme nerveux se matérialisa instantanément dans la pièce.
« Notre invité fait le difficile, déclara le docteur sur un ton calme mais où couvait la fureur. Enfermez-le. Cela lui remettra les idées en place.
— Bien, docteur. »
Torpy attrapa le bras de Pinocchio, mais il avait beaucoup avoir l'air faible et craintif, sa poigne était d'acier. Il le fit sortir du bureau.
« Vous aussi vous êtes un monstre ! hurlait le petit automate en donnant des coups de pied.
— Tu crois ? » fit le petit homme avec une tristesse infinie dans la voix.
Cela calma aussitôt Pinocchio.
« Nous sommes tous logés à la même enseigne, ici, poursuivit Torpy à voix basse. Quand on accepte de travailler pour le docteur Blue, c'est pour toujours. Gepetto est le seul qui ait réussi à s'échapper.
— Alors vous aussi, vous voulez vous échapper !
— Pas si fort, petit. Pas si fort... »
Ils traversèrent un sas puis s'engagèrent dans un couloir.
« Je voudrais bien retrouver ma famille... murmura Torpy.
— Si vous nous aidez à nous échapper, mon papa et moi, vous pourrez venir avec nous, assura Pinocchio.
— Les choses ne sont pas si simples, mon garçon. »
Ils s'arrêtèrent devant une porte et le petit automate reconnut sa chambre-prison. Torpy le fit entrer. Papa était en train de bricoler Criquet, l'air soucieux. Il sursauta en les entendant entrer et tenta de cacher l'insecte-automate.
« Soyez discret, » souffla Torpy en refermant la porte à clef.
Gepetto se précipita vers lui pour s'assurer qu'il n'avait rien et Pinocchio lui raconta son entrevue avec le docteur Blue.
« Ça ne m'étonne pas de lui, déclara-t-il sombrement à la fin de son récit.
— Papa, il faut qu'on parte !
— Mais on ne peut pas, Pinocchio. C'est un miracle que j'ai réussi à m'enfuir la dernière fois. Blue ne fera pas deux fois la même erreur. »
Pinocchio réfléchit quelques instants.
« Mais si le sous-marin a un problème... Il doit bien y avoir un moyen de sortir en urgence ! Si on provoque une surchauffe des moteurs ou... je ne sais pas moi... quelque chose ! »
Gepetto le regarda, abasourdi, pendant une seconde. Puis son visage s'éclaira.
« Oui, oui, tu as raison ! »
*
« Chut, Criquet. Pas de bruit, souffla l’automate en se glissant dans l’embrasure de la porte que l’automate-insecte venait d’ouvrir.
— Pinocchio…
— Ne t’inquiète pas, Papa, tout va très bien se passer. »
Et il se mit à courir. Il fallait qu’il trouve la salle des machines. D’après Papa, pour créer une surchauffe suffisante pour débloquer les capsules de transport d’urgence, il fallait non seulement mettre la salle des machines en surrégime, mais également bloquer les vannes de liquide de refroidissement des circuits. Pinocchio étant le plus petit, rapide et discret, ils avaient décidé qu’il s’occuperait de la salle des machines, beaucoup plus fréquentée que les zones de refroidissements. Le tout était d’être prudent.
Criquet juché sur son épaule, il se déplaça comme une ombre dans le sous-marin. Il y avait beaucoup de monde qui allait par les couloirs pour un espace aussi restreint et ce fut loin d’être aussi aisé qu’il aurait pu l’espérer. Néanmoins, il arriva sans se faire prendre jusque dans la salle des machines. Pour l’heure, elle était déserte, mais il y régnait une chaleur de four. Les grosses fournaises mécanisées qui brûlaient le charbon marchaient à plein régime et vrombissaient comme des dragons au repos. Tout au fond de la pièce, le petit automate repéra un panneau de commande. Il se dirigea dans cette direction.
« Criquet, je vais avoir besoin d’aide, » souffla Pinocchio.
L’automate-insecte bondit sur le panneau de commande où brillaient de multiples ampoules entre diverses rangées de boutons et de leviers. Criquet sautilla d’un bout à l’autre du tableau. Après une pause de réflexion, il fit basculer une série de taquets, appuya sur trois gros boutons de cuivre et désigna à Pinocchio un gros levier. L’automate hocha la tête et saisit la poignée.
Mais le levier refusa de bouger. Pinocchio l’empoigna des deux mains et il s’abaissa d’un cran. L’automate souffla. Il faisait tellement chaud que ses mains glissaient sur le métal. Il recommença. Encore un cran. Puis, encore un autre. De son côté, Criquet surveillait un cadran circulaire dont l’aiguille commençait lentement à se mettre en mouvement. D’un cliquetis, il encouragea Pinocchio à continuer.
« Je peux le faire, » grogna Pinocchio.
Il était presque au bout. Encore un effort.
« Qu’essayes-tu de faire, exactement ? »
Pinocchio se pétrifia. Et c’est à ce moment qu’une sirène d’alerte se mit à hurler dans tout le sous-marin. Le petit automate se retourna lentement. Blue se tenait devant lui, le regard flamboyant.
« Je vois. Tu veux faire exploser mon sous-marin. Ça ne fonctionnera pas. Tu le sais bien. »
Pinocchio se retourna brusquement, banda ses muscles et abaissa le levier jusqu’au dernier cran.
« Pauvre imbécile, » siffla Blue.
Le docteur se rua sur lui. Pinocchio l’évita de justesse mais dans l’esquive, il perdit l’équilibre et s’écroula sur le sol brûlant. Blue fondit sur lui.
« Tu crois vraiment pouvoir m’échapper ? »
Pinocchio le foudroya du regard et tenta de se relever. Mais l’autre le saisit par le cou.
« Tu n’es qu’une machine. Un simple pantin. Même si tu t’enfuies, personne ne voudra de toi.
— Mon papa… »
Blue lâcha un éclat de rire sardonique.
« Ton papa… Gepetto ne voit en toi que le reflet de l’enfant qu’il n’aura jamais. Tu n’es rien d’autre qu’un jouet ! »
Pinocchio se débattit.
« Non ! Non ! Vous mentez !
— Je ne mens jamais. Maintenant, si tu permets… »
Sans lâcher Pinocchio, Blue retourna vers le panneau de commande, balaya Criquet d’un revers de main, remonta le levier et appuya sur quelques boutons. L’automate eut envie de pleurer.
Mais soudain : BONG ! La prise sur son cou lâcha et Pinocchio tomba, tandis que le docteur s’effondrait à son tour. Le petit automate leva les yeux… pour croiser le regard étonné de Torpy, une pelle à charbon entre les mains.
« Monsieur Torpy ! » s’écria Pinocchio.
Cela sembla tirer le petit homme de sa transe. Il lâcha sa pelle avec un air effrayé et regarda de nouveau l’automate, effaré.
« J’ai… »
Mais à ce moment, la sirène d’alarme se mit à faiblir. Pinocchio bondit vers le panneau de commande. Criquet s’y trouvait déjà, à appuyer sur des boutons avec frénésie. L’automate essaya d’abaisser de nouveau le levier. Après quelques secondes, Torpy vint à son aide et la sirène se remit à hurler de plus belle.
« Dépêchons-nous, fit le petit homme, la voix tremblante. Tout va sauter.
— Criquet, vite ! » pressa Pinocchio.
Laissant là le corps inconscient du docteur Blue, ils s’enfuirent par les couloirs. Les parois métalliques tremblaient. Des tuyaux lâchaient des filets de vapeur sous pression. Des gens courraient en tous sens, paniqués. Les lampes clignotaient furieusement. Tant bien que mal, Torpy les conduisit jusqu’à l’arrière du sous-marin.
Là, ils retrouvèrent Gepetto qui allait et venait devant un petit véhicule sous-marin prêt à appareiller.
« Oh, mon Dieu, mais que faisais-tu ? J’étais mort d’inquiétude ! s’écria-t-il en se précipitant vers Pinocchio.
— On n’a pas le temps, s’affola Torpy. Le sous-marin ne tiendra plus très longtemps. »
Ils s’installèrent dans la capsule d’urgence et le petit homme prit les commandes. Le petit sous-marin fut largué. En quelques minutes, l’atmosphère enfumée et affolée du sous-marin laissa place au calme infini de l’immensité bleue et glacée de l’océan. Pinocchio jeta un regard derrière lui et vit s’éloigner lentement le gros sous-marin qui avait des airs de baleines électriques. Il se cala sur son siège, Criquet sur les genoux.
Maintenant qu’ils étaient sauvés, les mots du docteur Blue ne cessaient de tourbillonner dans son esprit.
« Tu es bien silencieux, fit Papa en se tournant vers lui. Tout va bien ? »
Le petit automate hocha la tête. Mais le vieil homme n’était pas convaincu.
« Pinocchio, dis-moi ce qui ne va pas.
— Le docteur Blue a dit que je n’étais qu’un pantin, murmura-t-il. Il a dit que personne ne voudrait de moi. »
Gepetto soupira.
« Pinocchio… tu ne dois pas croire ce qu’a dit Blue. C’est un homme mauvais.
— Mais il a raison ! Je suis une machine ! Je ne pourrais jamais être un vrai petit garçon ! »
Papa le regarda avec bienveillance. Son regard mi humain, mi métallique brillait avec beaucoup de douceur dans la lumière bleutée de l’habitacle.
« C’est vrai. Tu es un automate. Mais regarde-moi, fit-il en montrant sa jambe mécanique. Moi aussi, je suis à moitié automate et je suis beaucoup moins bien réussi que toi. »
Pinocchio baissa les yeux.
« Ce qui compte, poursuivit Papa, ce n’est pas ce que tu es à l’extérieur, c’est ce que tu as là. »
Du bout de son index noueux, il tapota la poitrine de l’automate.
« Moi, je sais que là-dedans, il y a un vrai cœur de petit garçon. Tu es mon petit garçon, Pinocchio. Je n’en veux pas d’autre. »
Le petit automate leva les yeux.
« C’est vrai ?
— Bien sûr que c’est vrai. »
Pinocchio bondit dans les bras de Gepetto.
« Je t’aime, Papa.
— Moi aussi, mon petit. »
Et alors que la capsule continuait de s’éloigner, quelque part derrière eux, le sous-marin du docteur Blue explosa.