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Publié par Kahlan, le samedi 7 novembre 2015

CONTE AUTOMATE – PAR MICHELE DEVERNAY

D’après le conte « Peau d’âne » de Charles Perrault

« At last, Sir Terry, we must walk together »

La Mort

Cléo poussa un immense soupir de soulagement en pénétrant dans son petit appartement. Elle referma soigneusement la porte derrière elle, et lança sa besace au pied de la chaise d’un blanc lumineux qui l’attendait dans l’entrée. Puis elle se laissa tomber dessus, avant tout désireuse de se débarrasser de ses chaussures de sécurité. Une fois en chaussettes, elle agita ses orteils enfin libérés de la coque solide qui les protégeait, et se laissa aller en arrière contre le dossier en fermant les yeux. Elle se sentait épuisée. Elle avait encore passé la journée sur la chaîne de montage, à réparer des machines de plus en plus nombreuses. Elles avaient désormais remplacé une main d’œuvre certes moins chère, mais également beaucoup moins rentable.

Se sentant brusquement partir dans le néant, sur le point de s’endormir, elle fit l’effort de se redresser en clignant des yeux. Son dos protesta avec virulence, mais elle l’ignora. Prendre une douche pour ôter toute trace de cambouis. Songer à se nourrir, même s’il y avait bien longtemps que ce n’était plus un plaisir, avec cette espèce de pâte alimentaire riche en nutriments qui, seule, restait encore accessible aux classes les moins favorisées de la société. Se poser enfin, s’allonger sur sa couchette et se connecter à la matrice avec son Neurocom. C’était devenu son seul loisir, même si certains critiquaient son pouvoir addictif. Elle y retrouvait Elie.

Elle aurait été bien en peine de dire quelle part de lui relevait de l’avatar uniquement, ou quel trait de caractère lui venait de son créateur, mais elle appréciait chaque minute passée dans la matrice en sa compagnie. Cléo se hâta de se débarrasser de ce qu’elle considérait comme des corvées, puis s’allongea sur son lit et appliqua délicatement le nanopatch de son kit Neurocom sur sa nuque. Aussitôt, les sondes se déployèrent, se connectèrent à son système nerveux et son cortex cérébral, et en moins d’une seconde, elle surfait sur le réseau. Dès lors, il lui suffisait de « penser » à ce qu’elle voulait dire pour que le système transforme ses ondes cérébrales en mots et les transfère à Elie. Et inversement.

— Bonjour Cléo ! Comment allez-vous aujourd’hui ? J’espérais votre connexion.

— Elie ! C’est toujours un plaisir. Ce soir plus encore que d’habitude, je suis épuisée.

— Nous allons remédier à ça tout de suite. Qu’aimeriez-vous découvrir cette fois ?

Il était là ! Son cœur se mit à cogner sourdement contre ses côtes. En réalité, il était tout le temps là, pas une fois il ne lui avait fait faux bond. Mais à chacune de ses connexions, elle ne pouvait s’empêcher, pendant quelques nanosecondes, de craindre son absence. Et dire qu’il l’effrayait, au commencement... Elie était l’avatar d’une mystérieuse personne capable de prendre le contrôle de chacune de ses simulations. Certains l’auraient qualifié de pirate informatique. Avec un doigté incroyable, il transformait les décors basiques, au sein desquels elle se contentait généralement d’évoluer, en de fabuleux endroits issus du passé. Terra Primus était actuellement un dépotoir à ciel ouvert, pollué au possible. Mais Elie prétendait qu’il n’en avait pas toujours été ainsi, et il s’appliquait à lui faire découvrir la Terre telle qu’elle était trois siècles plus tôt.

Elle ne l’aurait reconnu pour rien au monde, mais Cléo était fascinée par ces voyages. Ce qu’il lui offrait était inestimable à ses yeux. Il lui permettait, l’espace de quelques instants d’éternité, d’échapper à son morne quotidien de laissée-pour-compte. Ça n’avait pas de prix.

— J’aimerais découvrir... un endroit qui me fasse oublier ma fatigue, Elie. Simplement.

— Je vois. Alors, je vous propose le fossé du dragon jaune, à Huanglong, en Chine.

La Chine... Cléo ferma les yeux un bref instant, et lorsqu’elle les rouvrit, elle se trouvait nez à nez avec une petite créature à la figure rosée et à l’épaisse fourrure fauve. L’animal, un jeune singe de toute évidence, la dévisageait de ses petits yeux ronds, la tête penchée sur le côté. Il était installé dans l’arbre au pied duquel elle se trouvait, à l’intersection de deux branches basses qui auraient pu paraître trop fines pour supporter son poids, mais qui y réussissaient néanmoins fort bien. Curieux, il ne semblait pas effrayé outre mesure par sa présence, mais dès qu’elle fit mine de bouger un cil, il bondit et en moins d’une seconde, disparut dans la forêt.

Attendrie, Cléo tourna alors sur elle-même pour observer le décor dans lequel Elie l’avait placée, et arrêta brusquement de respirer, soufflée par la magnificence qui s’étalait sous ses yeux. Elle se trouvait au pied d’une vaste et mystérieuse vallée entourée de hauts sommets enneigés. D’innombrables étangs colorés s’étageaient sur plusieurs niveaux comme des rizières en terrasse. Ces piscines naturelles présentaient des couleurs hors du commun. Sans qu’elle ait conscience d’avoir formulé à son cerveau la moindre demande en ce sens, la jeune femme s’avança vers la plus proche. Pieds nus, elle pénétra dans l’eau jusqu’à ce que cette dernière atteigne ses chevilles, et eut la surprise de la découvrir chaude. Elle poussa un soupir de bien-être.

— Racontez-moi, Elie...

— Nous sommes dans la région de Huanglong, surnommée le fossé du dragon jaune ou encore les étangs aux cinq couleurs. L’endroit était connu sur Terra Primus pour ses étangs colorés créées par des dépôts de calcite ; pour ses cascades et ses sources d’eau chaude, mais aussi pour son écosystème forestier extrêmement riche, et parce qu’il abritait plusieurs espèces menacées. La situation a commencé à se dégrader...

— Non, je ne veux pas savoir ça, ne me gâchez pas le plaisir, Elie !

Lentement, Cléo pénétra dans l’un des bassins, d’une belle couleur turquoise. Il lui avait suffi de se visualiser en maillot de bain pour changer instantanément de tenue. Lorsqu’elle eut atteint une profondeur suffisante, elle se laissa aller à faire la planche, savourant les effets de l’eau chaude sur son organisme épuisé. Une partie d’elle-même était bien consciente qu’il ne s’agissait que d’une simulation, mais les endorphines sécrétées par son cerveau étaient bel et bien réelles, et une merveilleuse sensation de bien-être l’envahit peu à peu.

Elie la laissa en profiter un long moment, aussi silencieux qu’une ombre, puis d’une voix douce aux accents traînants, il lui posa la question rituelle, celle qu’il ne manquait jamais de lui poser.

— M’épouserez-vous, Cléo ?

Toute sa quiétude vola brusquement en milliers d’éclats et Cléo coula à pic au fond du bassin. C’était le moment qu’elle redoutait, à chacune de ses connexions. Pas suffisamment pour mettre fin à leurs rencontres virtuelles, mais assez pour la faire fuir la simulation et la ramener à son point de départ. Lorsqu’elle rouvrit les yeux sur sa couchette, une sourde angoisse lui étreignait le cœur.

— Il m’inquiète un peu, je le reconnais. En même temps, si tu voyais les coins qu’il me fait découvrir par le biais de la simulation ! J’aurais tellement aimé vivre sur Terre à cette époque...

Une inquiétude mal dissimulée traversa les grands yeux mauves d’Eva tandis que, pour la première fois, Cléo exprimait ouvertement son malaise à propos d’Elie. Confortablement installées dans l’un des globes de verre de la Ruche, les deux amies s’octroyaient leur soirée mensuelle entre filles. Les premiers mardis de chaque mois, elles avaient convenu de se retrouver dans ce bar branché du centre-ville, et d’y passer quelques heures de détente à simplement papoter.

L’une et l’autre adoraient cet endroit. Les décors chromés se mariaient à la perfection à la laque noire du mobilier, l’ensemble baignant dans la douce lueur bleutée des néons. Des globes de verre pendaient du plafond presque jusqu’à toucher terre, mais pas tout à fait. Dans chacun d’entre eux, une petite table ronde et de confortables fauteuils blancs occupaient tout l’espace disponible. C’était sobre, élégant, et la discrétion était assurée.

— Cléo, la simulation, c’est toi qui est censée la contrôler normalement, et toi seule. Ça veut dire qu’il... qu’il parasite ton cerveau, ni plus ni moins !

— Je sais bien... Je sais que je devrais couper tout contact, cesser de me connecter, voire même le signaler aux Détects. Je sais tout ça, Eva. Mais c’est comme si tu me demandais d’arrêter de respirer ! Ces fugues constituent une véritable bouffée d’oxygène pour moi, le soir, quand je rentre claquée de ces fichues journées sur la chaîne.

Eva posa doucement sa main aux ongles soigneusement manucurés sur celle de son amie, dont les doigts pianotaient nerveusement sur la surface de la table. Il s’agissait de l’inciter à la prudence, pas de la faire paniquer. Cléo avait à peine un an de moins qu’elle, mais elle avait souvent l’impression d’avoir à faire à une adolescente rebelle, trop impulsive et pas toujours consciente des réalités. Elles s’étaient rencontrées ici même, six ou sept mois plus tôt, et bien qu’elles soient aussi dissemblables qu’elles pouvaient l’être, leur amitié ne se démentait pas.

— Tu ne penses pas qu’il pourrait s’avérer dangereux, à la longue ? Et puis qu’est-ce que c’est que cette histoire d’épousailles ?!

— Dangereux ? Non, je ne crois pas. Je pense que c’est juste un garçon un peu timide qui me fait la cour par simulations interposées, c’est tout. Et je dois dire qu’il n’y réussit pas si mal... Mais je suis horrible, j’en demande toujours plus, et il marche, c’est ça le pire ! Je finis même par ne plus savoir quoi lui demander...

Cléo éclata de rire en portant la paille qui dépassait de son verre à cocktail à ses lèvres. Eva fronça les sourcils, elle ne trouvait pas ça très drôle. Encore une fois, son amie prenait la situation beaucoup trop à la légère, elle ne se rendait pas compte qu’un homme éconduit pouvait perdre la tête, surtout s’il avait le sentiment qu’on s’était fichu de lui. Elle se détourna pour dissimuler une moue agacée, et c’est alors que son regard en croisa un autre, fixé sur elles.

Il appartenait à un homme terriblement sexy. Il était installé seul dans un globe à quelques rangées du leur, dans un siège directement orienté vers elles. Affublé d’une barbe de deux ou trois jours, il ne souriait pas, se contentant de les dévisager avec insistance. Une seconde, Eva espéra qu’il ne faisait que regarder dans le vide, plongé dans ses pensées, mais elle déchanta rapidement. Non, elles étaient bel et bien dans sa ligne de mire.

— Ne regarde pas tout de suite, mais il y a un gars qui nous observe depuis un bon moment, sur ta gauche. Il... il est plutôt mignon, mais il y a quelque chose qui me met mal à l’aise dans la manière dont il nous fixe. Tu le connais ?

Une pointe d’angoisse transparaissait clairement dans la voix d’Eva. Elle détestait ce genre de situations, auxquelles son physique avantageux ne l’avait que trop souvent confrontée. Cléo continuait de tirer sur sa paille avec nonchalance, parcourant mine de rien l’assemblée du regard. Elle finit par secouer discrètement la tête en signe de dénégation. Elle ne le connaissait pas. Eva tenta sans succès de penser à autre chose en évoquant son départ prochain pour Andarel, la planète-océan, où elle allait rendre visite à ses parents en villégiature dans un centre thermal. Mais à chaque fois que ses yeux se posaient malencontreusement sur l’inconnu, il était en train de les fixer.

— Tu sais quoi ? On s’en va, ce type me fout la trouille !

Le ton n’admettait pas la contradiction. Elle était déjà en train de rassembler ses affaires, et sa cadette manqua s’étouffer avec son cocktail en cherchant à avaler trop vite. Cléo ouvrit la bouche pour protester, mais l’expression sur le visage de son amie l’en dissuada aussi sec. D’autant plus que, au regard noir qu’elle lui jeta, elle la jugeait entièrement responsable de la situation, et du total gâchis de la soirée. La brunette abandonna son verre encore à moitié plein, et la suivit en silence.

Les yeux fermés, le cœur au bord des lèvres, Cléo tendit la main pour s’agripper à la rambarde qui courait tout le long de la coursive. Le bourdonnement et les vibrations des machines qui assuraient la stabilité de la cité sous-marine lui donnaient la nausée. Elle cheminait, sac au dos, sur une grille métallique placée au-dessus de conduites et de câbles, et elle n’avait pas la moindre idée de l’endroit où elle se trouvait.

Malgré les avertissements répétés d’Eva, la jeune femme n’avait pu se résoudre à mettre un terme à ses rencontres avec Elie, lequel s’appliquait à satisfaire son besoin d’évasion avec une constance exemplaire. Il ne la brusquait pas, mais chacune de ses simulations se terminait invariablement de la même manière, par une demande en mariage, proférée certes avec légèreté, mais quand même... Elle éludait systématiquement, craignant qu’un refus trop net n’entraîne la dispute qui mettrait un terme définitif à leurs escapades. La veille, elle s’était pourtant résolue, en y mettant les formes bien sûr, à lui faire comprendre que cela n’arriverait jamais. A son immense soulagement, il avait réagi de manière égale, presque amusée. Comme s’il savait quelque chose qu’elle ignorait, comme s’il détenait un secret qui lui permettrait, au final, de la conquérir à coup sûr.

Elle atteignit le centre du niveau, et se retrouva à l’entrée d’une section constituée de gigantesques colonnes en verre. Chacune d’entre elles contenait plusieurs ascenseurs qui desservaient tous les étages de la cité. Le spectacle avait quelque chose d’hypnotique. Elle pénétra dans une cabine qui pouvait contenir au moins quarante personnes. Elle s’y trouvait seule lorsque l’appareil entama sa chute vertigineuse dans les abymes. Son estomac lui remonta brusquement jusque dans la gorge, et elle dut s’appuyer contre la paroi pour conserver son équilibre, de plus en plus nauséeuse. Elle détestait cela, mais se sentait vraiment trop mal pour faire l’effort de le signaler à Elie. Une voix électronique s’éleva alors dans la cabine.

— Niveau -4. Nous vous rappelons que les niveaux inférieurs sont des zones dangereuses. Veuillez confirmer votre demande.

Une trappe s’ouvrit alors dans le mur de verre, lui donnant accès à un petit clavier numérique. Sans qu’elle l’ait elle-même décidé, et presque contre sa volonté, son bras se souleva et elle se vit saisir un code qu’elle ignorait posséder. La peur l’assaillit soudain, comme elle réalisait que l’emprise d’Elie ne s’arrêtait pas à la simulation des décors et des événements. Il avait également pris le contrôle de son avatar. La cabine s’était remise en marche, et à travers la paroi vitrée, elle voyait défiler le niveau -5 et ses blocs d’habitation. Les éclairages étaient presque tous en panne, mais ils suffisaient largement pour deviner l’atmosphère pesante et glauque qui régnait en ces lieux. Le nez collé à la vitre, Cléo priait silencieusement pour qu’il ne s’agisse pas de sa destination finale.

Ce n’était pas le cas, mais ce fut presque pire. Avec une secousse inattendue et rien moins que normale, l’ascenseur s’arrêta brusquement entre deux niveaux. Cléo se mordit nerveusement la lèvre inférieure. La cabine se trouvait à cheval entre deux étages d’entretien, qui abritaient toutes les machineries nécessaires à la bonne marche des installations de la cité. Il y faisait noir dans le cul d’un ours !

— Elie ? Elie, réponds-moi, ça ne m’amuse plus tellement. Cette simulation n’est pas...

Elle n’était pas quoi ? Ce qu’elle avait espéré ? C’était un doux euphémisme. Mais il n’y eut pas de réponse. Cléo tourna sur elle-même, à la recherche d’un système quelconque permettant de prendre manuellement le contrôle de la cabine. Il n’y en avait apparemment pas. Les parois étaient entièrement lisses. Elle déglutit avec difficulté, sentant la claustrophobie l’étreindre d’une poigne de fer. Sa respiration se fit plus saccadée, son cœur se mit à cogner contre ses côtes.

— Elie !

En désespoir de cause, elle leva les yeux au plafond et découvrit une trappe permettant sans doute d’avoir accès au puits d’entretien de la colonne. Elle hésita, jetant un nouveau coup d’œil à l’inter-niveau. Il faisait une vingtaine de mètres de haut, et était envahi de toutes sortes de machines, de câbles et de tuyaux. Un frison lui parcourut l’échine, elle était convaincue qu’il abritait des créatures peu... sociables, disons. Nouveau regard désespéré vers le plafond. Elle ne s’était jamais considérée comme une équilibriste, mais elle n’avait guère le choix. Seulement elle n’avait aucun moyen de l’atteindre, cette fichue trappe !

Elle se souvint alors que son avatar portait un sac à dos. Elie ne l’aurait jamais abandonnée ainsi, complètement démunie, ce n’était pas la chose à faire par un amoureux transi ! Elle l’ôta prestement, et se mit à farfouiller à l’intérieur à la recherche de quoi que ce soit qui puisse lui être utile dans pareille situation. Elle en sortit triomphalement quatre plaquettes rectangulaires de la longueur de son avant-bras, et larges comme deux fois la paume de sa main. Elles étaient couvertes de Geckskin et quand elle les plaqua contre la paroi, elles y adhérèrent immédiatement. C’était un matériau étrange, inspiré de la peau des Geckos dont il reproduisait la structure des doigts, lui conférant une adhésion exceptionnelle sur de nombreuses surfaces.

A partir de là et en quelques minutes à peine, Cléo atteignit la trappe et se hissa sur le toit de la cabine d’ascenseur. Puis sans prendre le temps d’y réfléchir et de risquer d’être paralysée par la peur, elle entreprit d’escalader de la même façon la colonne, jusqu’à la première plaque d’accès à l’inter-niveau qu’elle trouva sur son chemin. Elle était mécanicienne, elle connaissait bien cette technologie, et elle savait qu’elle fonctionnait parfaitement sur une hauteur inférieure à une dizaine de mètres. Mais là... Avec un soupir de soulagement, elle se glissa à travers la paroi et se laissa tomber sur le sol, tremblante et sans force.

— Elie... A quoi tu joues, bon sang ?!

Un sanglot convulsif lui échappa, mais elle ravala bien vite ses pleurs naissants. Il n’était pas question de craquer. Elle prit le temps de reprendre son souffle et de ranger soigneusement dans son sac les quatre plaquettes qui lui avaient sauvé la mise, puis elle scruta les ténèbres silencieuses autour d’elle. Un plan. Il lui fallait un plan, et elle escomptait bien en trouver un placardé contre un mur. Mais l’éclairage était tellement défaillant que certaines sections étaient plongées dans l’obscurité la plus complète. C’était un véritable labyrinthe. Elle avançait un peu au hasard, prenant garde aux endroits où elle mettait les pieds, et essayant surtout de progresser selon un axe constant. Peine perdue.

Elle aurait été bien en peine de dire combien de temps s’était écoulé lorsqu’un bruit métallique la figea soudain. C’était proche, extrêmement proche. Elle se retourna d’un bond et se retrouva nez à nez avec un jeune garçon de neuf ou dix ans, aux yeux luisants de fièvre dans un visage tellement crasseux qu’il en était méconnaissable. Vif comme une anguille, il se baissa pour ramasser un éclat de métal aiguisé, le brandit devant lui, et s’avança à petits pas comptés et prudents dans sa direction. Médusée, Cléo recula prudemment, avant de réaliser qu’il n’était pas seul. Une véritable meute l’accompagnait, et ils étaient en train de l’encercler.

— Eh mais qu’est-ce que... ?

Les yeux écarquillés par la peur, elle tourna sur elle-même, s’efforçant de déterminer d’où tomberait le premier coup, et en même temps bien consciente que c’était sans aucun doute complètement vain. Une chose aurait dû la rassurer quelque peu : le fait qu’il n’y avait là que des enfants et des adolescents. Mais l’expression mauvaise qu’ils arboraient tous, leurs armes brandies bien haut et la lueur de démence qui animait leurs regards sombres, tout cela concourrait à la rendre certaine d’une attaque imminente.

Celui qu’elle avait repéré en premier parce qu’il avait maladroitement laissé tomber ce morceau de métal si affûté qu’elle l’imaginait très bien venir se planter dans son estomac, celui-là poussa un feulement d’animal sauvage sur le point de passer à l’attaque. Il découvrit des dents tellement pointues qu’elles avaient forcément été limées, et Cléo sentit ses yeux lui sortir des orbites. Elle recula d’un pas, chancelante, et ce fut comme si elle venait de donner le signal de l’hallali. Ils bondirent dans sa direction, silencieux comme des ombres, et elle n’eut d’autre choix que de ployer sous la masse. Coups de poings, de barres métalliques, de couteaux ou divers objets tranchants, de dents même...

Rendue à moitié folle par ce qui lui arrivait, Cléo se mit à hurler. Alors, dans un murmure à peine perceptible, surgit la voix d’Elie, lourde de menaces.

— M’épouserez-vous, Cléo ?

— T’as vraiment une sale tête, Cléo...

— Et bien, je te remercie ! Le moins que l’on puisse dire, c’est que tu sais trouver les mots justes pour remonter le moral, toi.

Eva haussa les épaules, elle n’était pas du genre à pratiquer la langue de bois. Elle venait de passer commande de leurs consommations, et rejoignait Cléo dans le globe de verre qu’elles avaient pris l’habitude d’occuper à la Ruche. Elle se laissa tomber dans un fauteuil, croisa les bras pour afficher sa détermination à aborder le sujet qui fâchait, et scruta son amie. De larges cernes mauves soulignaient ses yeux fiévreux, et des plis nouveaux étaient apparus aux coins de ses lèvres. Eva la soupçonnait même d’avoir perdu quelques kilos. Il était évident qu’elle dormait mal. La veille au soir, Cléo avait déboulé chez elle complètement hystérique à la sortie de sa dernière simulation. Comme il fallait s’y attendre, Elie s’impatientait, et il avait changé de méthode pour passer à quelque chose de plus... rude, et inattendu.

— Tu as pu dormir un peu en rentrant, cette nuit ?

— Pas vraiment, non. J’ai bossé au radar toute la journée, ça n’avait jamais été si long. Mais j’ai eu le temps de réfléchir, et je pense avoir trouvé un début de solution.

Eva haussa un sourcil sceptique, mais ne dit rien. Cléo le savait bien : pour elle, la seule et unique solution consistait à mettre fin aux simulations. Elle n’avait jamais aimé ces Neurocoms qui s’introduisaient dans le cortex cérébral de ceux qui les utilisaient. C’était malsain, dangereux. Elle lui fit cependant signe de poursuivre, curieuse de savoir ce qu’avait imaginé son amie.

— Je vais lui demander de me donner accès à son programme de piratage, et en prendre le contrôle à sa place.

— Mais bien sûr, et tu crois qu’il va marcher si facilement ?

— Eh bien... je suis sûre qu’il peut comprendre que j’aie besoin d’une preuve d’amour avant de prendre pareil engagement. Il s’agit d’une demande en mariage, quand même !

Le sourire carnassier qu’elle lui décocha fit remonter un frisson le long du dos d’Eva. Elle secoua la tête en cherchant sur ses traits tirés le signe qu’il ne s’agissait que d’une mauvaise plaisanterie, mais Cléo ne souriait pas le moins du monde. Elle attendait, contente d’elle visiblement, qu’Eva la félicite de sa lumineuse stratégie.

— Tu es complètement folle ! Toute cette histoire finira mal. Non seulement tu le sous-estimes mais tu te surestimes, toi. Depuis quand est-ce que tu t’y connais en programmation ? Même s’il acceptait de te donner accès à ses outils, ce qui, laisse-moi de te le dire clairement, relève de l’utopie, qu’est-ce que tu en ferais, grand Dieu ?

— Je m’en servirais pour obtenir des informations à son sujet, pardi ! Qui il est, ce qu’il fait dans la vie, ce genre de choses. Et pour réunir des preuves de la manière dont il s’insinue dans chacune de mes simulations. Les Détects ne me croiront jamais sur ma bonne mine !

— Mais comment, Cléo ? Tu n’y connais rien, enfin !

Eva s’énervait, et le ton montait. La naïveté de Cléo la rendait dingue, elle se rendait bien compte de son impuissance à lui faire entendre raison. Elle avait peur pour son amie, et ça la rendait nerveuse, fébrile presque. Elle jeta un coup d’œil alentour, et constata qu’elles étaient au centre de l’attention. Dédiant un sourire d’excuse aux gens qui les dévisageaient avec curiosité, elle expira longuement pour se calmer, et fit signe à Cléo qu’elles devaient baisser d’un ton. Cette dernière hocha la tête, mais elle avait l’air mal à l’aise à présent, et un regain d’inquiétude envahit Eva. Cela n’augurait rien de bon.

— Il y a ce gars au boulot qui...

— Quoi ? Non, ce n’est pas vrai ! Ne me dis pas que tu en as parlé à ton boulot !

— J’ai besoin d’aide, Eva, tu l’as dit toi-même ! C’est un ami, un type bien, on se connaît depuis plusieurs mois, et il est passionné par tout ça. Il dit qu’on peut s’introduire dans la Neuromatrice grâce à une dérivation corticale ou... enfin, quelque chose comme ça. Et que c’est sûrement ce que fait Elie.

Eva se frotta le front en un geste impuissant. Elle ne réussirait jamais à détourner Cléo de son projet fou, elle s’en rendait compte à présent, surtout si elle avait trouvé quelqu’un d’autre pour alimenter son délire. Elle sourit d’un air malheureux. Il ne lui restait plus qu’une seule chose à faire : s’efforcer de limiter les dégâts.

— Et il s’appelle comment ton sauveur ?

— Maël. Il a 24 ans et il est d’une gentillesse à toute épreuve, puisque tu veux tout savoir. Il ne fait pas ça avec des intentions malhonnêtes, je ne l’intéresse pas, si c’est ce qui t’inquiète. Ce n’est pas un hacker, c’est juste qu’il aime ça, c’est sa passion, tu comprends. Selon lui, on doit pouvoir introduire un nanovirus dans l’implant d’Elie, et étant donné ce qu’il m’a fait, il serait prêt à m’aider. Il a reconnu que ce ne serait pas sans danger, mais si Elie lui-même nous ouvre les portes, ça pourrait fonctionner.

Ce ne serait pas sans danger... Oui, ça, Eva voulait bien le croire.

Assise au pied de son lit, les mains serrées l’une contre l’autre et les yeux plongés dans le regard noisette de Maël, Cléo se mordait nerveusement la lèvre inférieure. Le jeune homme avait l’air serein, mais elle aurait donné n’importe quoi pour ne pas avoir à se lancer dans cette aventure. Les doutes et les sombres avertissements d’Eva résonnaient sans fin dans sa tête, et elle finissait par se convaincre que toute l’opération allait capoter. Auquel cas sa situation ne ferait qu’empirer, c’était clair et net.

— Tu es prête ?

Elle hocha simplement la tête, peu désireuse d’entendre sa propre voix trembler. Elle s’efforçait d’afficher un air brave, déterminé, mais Maël était un gentil garçon, le genre plein d’attentions envers la gente féminine, et il se rendait bien compte qu’elle était morte de trouille. Il s’accroupit devant elle et prit ses paumes moites dans les siennes. Elles étaient chaudes et douces, immensément rassurantes, et cela lui fit un bien fou.

— Ecoute-moi. Je suis sûr que tout va bien se passer. Tu as déjà joué à des centaines de jeux de rôle dans la Neuromatrice, n’est-ce pas ? Tu adores ça. Alors dis-toi que ce n’est rien d’autre qu’un jeu, ne pense pas aux risques ni aux conséquences, on s’en fout de tout ça. Pense juste à ce que tu as à faire. Je ne serai pas loin, je te le promets...

— Mais... s’il me propulse à nouveau dans une simulation où... on me fait du mal ?

— Ce n’est que ça, Cléo, une simulation ! Il ne peut pas te faire de mal IRL, mets-toi bien ça dans la tête, tu dois t’en convaincre. Il ne peut pas t’approcher, pour la simple et bonne raison que je suis là, à côté de toi, et que je n’ai pas l’intention de bouger. En outre, je vais me connecter moi aussi, même s’il va falloir que je reste à distance, bien sûr... Je vais lancer le ver, il va le traquer et dès que tu nous auras fourni l’accès, ce sera « game over » pour lui.

Il sourit de toutes ses dents, les yeux plissés et une adorable fossette au coin des lèvres. Cléo se détendit imperceptiblement, elle prit une grande inspiration, s’empara du nanopatch de son kit Neurocom, l’observa quelques secondes avec hésitation, la tête penchée, puis l’appliqua résolument sur sa nuque. En moins d’une seconde, elle bascula en arrière et le décor autour d’elle se transforma de manière radicale.

Elle rouvrit les yeux sur le trottoir d’une rue animée, dans ce qui avait tout l’air d’être une grande ville. Il faisait nuit, les enseignes au néon colorées de petites échoppes miteuses lui écorchaient la vue, les bruits d’une circulation intensive lui donnaient mal au crâne : moteurs ronflant, coups impérieux d’avertisseur... D’instinct, elle fit un pas en arrière, comme pour se mettre en retrait de cette atmosphère si agitée, mais elle perdit l’équilibre, se tordit la cheville et constata, éberluée, qu’elle était perchée sur des talons aiguilles d’au moins dix centimètres de haut ! Horrifiée, elle laissa son regard remonter lentement le long de ses jambes, à peine couvertes de bas résille, jusqu’à une jupe moulante et tellement courte qu’elle lui couvrait à peine les fesses.

Non, il n’avait quand même pas osé lui faire ça ! Etreinte d’un affreux pressentiment, elle regarda autour d’elle avec angoisse, absolument pas surprise de se découvrir plusieurs « copines » dans la même tenue ou presque, certaines impudiquement penchées en avant à travers la fenêtre passager de véhicules sombres stationnés, moteur tournant au ralenti, le long du trottoir.

— Pourquoi, Elie ? Pourquoi est-ce que tu me fais ça ?

— C’est à moi que tu parles, poupée ?

Une berline grise venait de se ranger lentement devant elle le long du trottoir, et par la fenêtre ouverte, le conducteur la détaillait de la tête aux pieds. Le cœur battant à tout rompre, Cléo se pencha légèrement pour l’observer à son tour. Il avait des cheveux noirs et bouclés et portait des lunettes de soleil totalement inutiles à cette heure de la nuit. Mais le plus effrayant était cette expression lubrique qu’il affichait sans vergogne. La portière s’ouvrit en une invite silencieuse, et cette fois Cléo ne demanda pas son reste. Terrifiée, elle recula de plusieurs pas, et envisageait déjà d’ôter ses chaussures pour être plus à même de courir, lorsqu’une voix rauque retentit à son oreille, tandis qu’une main ferme agrippait son coude.

— A quoi est-ce que tu joues ? Monsieur fait appel à tes services, tu es censée monter dans la voiture en te dandinant, ma belle, et non pas reculer ainsi comme s’il était pestiféré. Tu veux faire fuir le client, c’est ça ? Allez, exécution !

La voix était froide, autoritaire, et la poigne de fer. Cléo n’osait même pas tourner la tête pour voir à quoi ressemblait cette nouvelle menace, sans aucun doute pire que la précédente. Elle devait mettre un terme à cette horreur, tout de suite, avant que la simulation ne se déroule jusqu’au bout, avant d’avoir à subir cette... abomination.

— Elie ! Elie, je t’en prie, arrête ça. Tu ne peux pas me faire ça, tu... tu ne voudrais pas d’une épouse... souillée de cette manière, n’est-ce pas ? N’est-ce pas, Elie ?

Tous les éléments de la scène s’étaient brusquement figés, comme si quelqu’un avait appuyé sur un bouton de mise en pause. Les voitures et les hommes s’étaient statufiés, les enseignes clignotantes avaient cessé de clignoter, certaines éclairées, d’autres éteintes, le bruit de la circulation avait cessé. Un silence oppressant l’environnait, et il sembla durer une éternité avant qu’une voix douce ne s’élève.

— M’épouserez-vous, Cléo ?

— Mais bien sûr ! Je... J’avais juste besoin d’une preuve de... d’amour, pour être sûre que c’était sérieux, Elie. Mais tu me fais peur ! Pourquoi est-ce que tu me fais ça ?

Le silence à nouveau, puis la voix reprit, empreinte d’une note d’espoir qui terrifia Cléo au-delà de tout parce qu’elle réalisait brusquement à quel point, justement, il était sérieux.

— Quel genre de preuve ?

— Je ne sais pas, Elie, une preuve, quoi ! Serais-tu prêt à renoncer à une chose qui t’est vraiment chère, pour moi, juste parce que je te le demande ?

— Quelle chose ?

— Mais puisque je te dis que je n’en sais rien !

Ce qu’il pouvait l’agacer avec ses questions bêtes ! Pour la toute première fois depuis qu’ils s’étaient virtuellement rencontrés dans la Neuromatrice, Cléo s’intéressait à lui, à ce qu’elle pouvait deviner de lui à travers ce qu’il lui racontait, ses réactions à ses propres paroles, ainsi que les simulations qu’il lui avait proposées. Et elle se reprochait amèrement de ne pas l’avoir fait plus tôt. Aussi incroyable que cela puisse lui paraître à présent, elle s’était volontairement abandonnée entre les mains d’un étranger ! Fallait-il s’étonner que les choses aient mal tourné ? Maintenant qu’elle y prêtait attention, elle le trouvait un peu bizarre. Il semblait dénué de la moindre empathie, froid, mécanique.

— Tiens par exemple, serais-tu prêt à me donner les clefs de ces fabuleuses simulations dans lesquelles tu m’envoyais, au début, ces magnifiques paysages de la Terre il y a trois siècles ? J’ai pu me rendre compte à quel point cela paraissait important pour toi. Si je te demandais de m’en confier les rênes, le ferais-tu ?

Le silence autour d’elle, sur cette étrange avenue figée dans l’éclairage artificiel des néons et les phares des voitures, se fit tellement pesant qu’elle avait la désagréable impression que l’air qu’elle inspirait était comme de la poix, épais, gluant. Elle avait manqué de légèreté, il la voyait venir de loin avec ses gros sabots. Et s’il lui prenait l’envie de la punir pour avoir essayé de le piéger... elle était mal !

— Bien sûr que je le ferais.

— Vraiment ?

Alors là, pour le coup, il la sidérait ! Etait-il réellement possible que ce soit si simple ? Qu’il lui suffise de demander pour être exaucée, comme ça, en un claquement de doigts ? Quelle naïveté ! Elle l’aurait cru plus malin que ça. Ses dernières simulations étaient particulièrement recherchées dans la cruauté pourtant... A moins que cette acceptation ne soit dictée par une excessive confiance en soi ? Oui, c’était plus probablement ça, il se croyait intouchable, il se prenait pour le maître du monde aux commandes de sa console.

Cléo guettait un signal de la présence de Maël, même minime. Il avait débarqué chez elle avec trois tonnes de matériel, des choses dont elle ignorait jusqu’à l’existence, et dont elle ne voyait toujours pas précisément l’usage. Elie prétendait créer ses simulations rien que pour elle, mais Maël lui avait assuré que ce n’était qu’un programme informatique, dont il était toujours possible de hacker le code. Bien sûr, cela nécessiterait plus ou moins de temps, mais avec les bons outils, il finirait par réussir à le pirater. A moins qu’elle ne réussisse à en obtenir les clefs... Ils gagneraient un temps précieux.

Elle cligna des yeux en revenant à l’instant présent. Le décor était en train de changer. La rue s’effaçait, pixel par pixel, et se transformait en une espèce de... cabine de pilotage. Elle était installée devant une console arrondie en verre fumé, sur laquelle se trouvaient dispatchés un certain nombre d’écrans de contrôle tactiles. Une gigantesque baie vitrée, qui donnait sur l’espace intersidéral, s’étendait devant elle. Et au loin, elle pouvait apercevoir la Terre, majestueuse planète bleue.

— Est-ce une nouvelle simulation, Elie ?

— Vous êtes aux commandes, Cléo.

— Pour de vrai ?

Oui, pour de vrai. Il t’a réellement donné l’accès à son système. Mais il n’a pas renoncé au sien pour autant, c’est toujours lui qui commande, en dernière extrémité. Il va me falloir un peu de temps pour prendre le contrôle.

Maël ! C’était sa voix qu’elle entendait, et elle soupçonnait être la seule à l’entendre. Il avait l’air surexcité, comme s’il n’avait pas réellement cru lui-même à la réussite de leur entreprise. Elle s’en trouva décontenancée, inquiète, mais elle devait prendre sur elle, ne rien laisser paraître. Elle s’interrogea sur l’opportunité de manifester son mécontentement envers Elie. Il la considérait vraiment comme la dernière des imbéciles en essayant de lui faire croire qu’il avait renoncé à contrôler la simulation à son profit. Si Maël était dans le vrai, ce qui était fort probable étant donnée la facilité avec laquelle Elie avait accédé à sa demande, il lui avait simplement ouvert un accès mais conservait un contrôle absolu. Devait-elle lui montrer qu’elle savait ? Cela ne risquait-il pas de trahir la présence de son collègue et ami, et l’assistance qu’il lui portait ? C’était un bien gros risque, mais d’un autre côté, cela ferait une excellente diversion pour laisser opérer Maël. Et puis, elle n’appréciait que modérément qu’Elie se moque d’elle de cette façon !

— Tu triches, Elie ! Tu n’as renoncé à rien du tout. Tu te contentes de me lancer un os à ronger en espérant que ça va suffire. Comment puis-je t’épouser si je ne peux pas te faire confiance ? Tu me déçois beaucoup...

Non Cléo, ne le provoque pas, il est dangereux ! Je suis en train de remonter jusqu’à la source, mais le code est... bizarre, on dirait qu’il a été écrit par un fou.

— Qu’est-ce qui m’a trahi ?

Aïe ! C’était précisément ce qu’elle redoutait. Il avait l’air de mieux la connaître que prévu, et il la savait incapable de comprendre ça toute seule. Elle n’en avait aucun réel souvenir, mais peut-être avaient-ils eu l’occasion d’évoquer ses capacités en informatique auparavant, au cours d’une de leurs conversations. Il semblait prendre tellement de plaisir à la connaître, il insistait pour tout savoir d’elle, c’était flatteur. Elle s’était laissée bercer de l’illusion qu’il lui donnait d’être la femme idéale, son idéal à lui tout au moins, et elle avait parlé, tant parlé.

— Là n’est pas la question ! L’important, c’est que, de toute évidence, tu ne n’aimes pas suffisamment pour me prêter ton jouet, entièrement, sans garder la mainmise dessus.

— Vous disiez ne rien comprendre à l’informatique, Cléo.

Cet accent métallique dans sa voix, lourd de menaces... La jeune monteuse commençait à amèrement regretter d’avoir satisfait à son égo en essayant de lui prouver qu’elle était aussi maline que lui. C’était en train de se retourner contre elle, elle se mettait en danger, et Maël avec elle. Elle en était arrivée au point où elle n’osait plus rien faire ni rien dire.

Il y a quelque-chose qui cloche, Cléo. Le code est trop propre, et trop évolué. Ce n’est pas humain de coder de cette façon. Soit c’est un petit génie, soit... Oh mon Dieu, ce n’est pas un avatar, c’est une intelligence artificielle, c’est presque... un morceau de la Neuromatrice elle-même ! Il faut qu’on sorte de là !

— Mais je n’y arrive pas, je ne peux plus sortir de la simulation !

— Pardon ?

Elle avait parlé tout haut. Comment faire autrement pour répondre à Maël, le prévenir qu’elle était piégée, qu’Elie les avait percés à jour, sans doute depuis le début, et qu’il la maintenait captive dans ses filets. En pleine panique, elle s’efforçait encore et encore d’accéder mentalement au menu virtuel qui lui permettait habituellement de déconnecter les sondes de son système nerveux, et de quitter la Neuromatrice. Mais le menu semblait avoir complètement disparu, et chacune de ses tentatives était vouée à l’échec.

Je vais sortir alors. Je t’arracherai ton patch, ça te ramènera automatiquement.

— Je ne vous le conseille pas, les dégâts seraient irréversibles.

Respiration coupée, battements de cœur soudain anarchiques, sueur froide et sensation d’une énorme pierre chutant dans son estomac. L’affreuse certitude que c’était à Maël qu’Elie venait de s’adresser, qu’il savait tout de son intrusion dans la simulation, et probablement de ce qu’il essayait de faire ; qu’elle allait le payait, d’une manière ou d’une autre. La peur l’envahissant toute entière... Maël n’avait pas répondu. Elle craignait qu’il n’ait quitté la simulation avant même d’avoir entendu l’avertissement d’Elie.

— Il n’a pas entendu... Qu’est-ce qui se passera s’il le fait quand même, Elie ? Laisse-moi sortir, je t’en prie !

Elle aurait pu parier qu’il n’y aurait pas de réponse, et elle aurait sans doute remporté la mise. A chaque fois qu’elle l’avait mécontenté par le passé, il avait réagi de la même façon, en commençant par bouder comme un enfant capricieux, puis en se vengeant à grands coups d’abominables simulations. Elle essaya de réfléchir, tout en testant d’autres moyens détournés de quitter la Neuromatrice. Maël lui avait dit qu’Elie n’était pas un avatar ; il avait parlé d’une intelligence artificielle, un programme informatique en d’autres termes. Cela ne signifiait-il pas que, dans la vraie vie, il était incapable de lui faire du mal ? C’était bien ce qu’il avait dit avant qu’elle ne se connecte, non ?

Sauf qu’ils vivaient dans un monde essentiellement réglé par les machines. Les hommes étaient devenus totalement dépendants de la technologie et de la robotisation, ce qui ne faisait que décupler le pouvoir des intelligences artificielles comme Elie. C’était devenu partie intégrante de leur vie, et c’était la première fois que Cléo prenait le temps d’y réfléchir, contrainte et forcée certes. Elle réalisait avec horreur qu’elles pouvaient prendre le contrôle d’un tas de choses et leur pourrir la vie. Tant qu’elle était dans la simulation, il lui était toujours permis de croire que ce n’était qu’un mauvais rêve qui finirait par prendre fin, mais dehors...

— Pourquoi ne l’as-tu pas empêché de sortir, lui aussi ?

— Votre ami est particulièrement doué, je lui accorde ça, mais son cerveau n’est ni conçu ni entraîné pour envisager tous les paramètres d’une telle situation. Il oublie un léger détail : je suis connecté à votre cortex cérébral, auquel je viens d’envoyer une impulsion toute particulière. S’il arrache votre patch, Cléo, votre corps deviendra ce que vous, humains, appelez communément un légume. Votre esprit, quant à lui, restera prisonnier de la Neuromatrice, pour l’éternité.

Il était toujours là, et l’enthousiasme malsain que trahissait son ton était pire que tout. Une nouvelle certitude la gagna : il avait manigancé tout ça. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre qu’elle n’accepterait jamais de l’épouser. D’ailleurs, même si elle était tombée raide dingue amoureuse de lui, ça n’aurait pas été possible, on ne se mariait pas avec une intelligence artificielle ! Alors, il avait fait en sorte qu’elle ait peur de lui, et pire, qu’elle le déteste, qu’elle ne soit plus animée que par une seule envie : celle de lui échapper. Il la savait « addict » aux simulations, il savait qu’elle reviendrait encore et encore, même si elle essayait de prendre des précautions pour se prémunir de lui. Il avait anticipé sur le fait qu’il arriverait fatalement un moment, tôt ou tard, où elle arracherait son patch, lui ouvrant ainsi une voie royale pour mettre en œuvre son objectif final : dissocier son corps et son esprit, et emprisonner ce dernier pour toujours.

La finalité de tout ça lui apparaissait très clairement à présent, c’était comme une soudaine illumination. Malheureusement, il était beaucoup trop tard pour y changer quoi que ce soit. Maël s’était déconnecté, elle n’avait plus aucun moyen d’entrer en contact avec lui pour l’empêcher de réaliser ce qui, de son point de vue, semblait être la meilleure chose à faire pour la libérer d’Elie. Son sablier de vie s’égrenait, il ne lui restait plus qu’à attendre.

Avant de rejoindre Cléo dans la simulation, Maël s’était d’abord assuré du confort de son amie, puis il s’était installé à ses côtés, allongé sur la moitié droite de son lit recouvert d’un édredon blanc immaculé. Son kit Neurocom personnel, bien que fabriqué selon une technologie similaire, différait légèrement de celui de Cléo. Il offrait davantage de possibilités censées lui donner accès au code développé par Elie. Il avait fait des recherches sur ce gars, mais avec le peu d’éléments que lui avait fournis Cléo, il n’avait rien trouvé.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il perdit quelques précieuses secondes à fixer bêtement les minuscules défauts du plafond, essayant de se souvenir où il se trouvait, et dans quelles circonstances. Puis il se redressa brusquement sur son séant, les yeux écarquillés et le cœur battant à tout rompre. Cléo ! Il devait la sortir de là, et vite. Elle était toujours allongée près de lui, dans la même position que lorsqu’il avait rejoint la simulation. Mais son corps, qui reflétait auparavant une sérénité qu’elle était bien loin de ressentir, s’était à présent mis au diapason de ses émotions. Ses membres étaient agités de légères convulsions, elle grimaçait de peur ou de douleur, et ses yeux roulaient sans fin sous ses paupières closes.

Maël porta la main à sa nuque pour décoller son nanopatch usagé, et bondit du lit. Il le jeta négligemment par terre en se précipitant vers Cléo, de l’autre coté de la couchette. Il n’avait pas le luxe de prendre la moindre précaution, aussi la fit il rapidement basculer sur le côté, dos à lui. Empli de la certitude du juste, il n’hésita pas une seconde, ses doigts ne tremblèrent pas. Il glissa un ongle sous la bande adhésive, l’agrippa fermement, et tira d’un geste vif et ample. Cléo poussa alors un hurlement à lui briser les tympans, le corps tendu à l’extrême, en une vaine tentative d’échapper à une douleur qu’il n’avait pas assez d’imagination pour appréhender.

Puis un silence de mort s’étendit sur la petite chambre, les membres de la jeune femme devinrent flasques, et elle s’immobilisa. Il avait beau scruter son corps dans l’attente de ce mouvement régulier et doux, induit par le remplissage des poumons au cours de la respiration, Cléo s’était figée pour l’éternité. Si fort qu’il ait espéré la sauver, Maël l’avait tuée.

Les reflets d’un chaud soleil d’été dansaient joyeusement à la surface de l’eau bleue en dessous d’eux, tandis que la senteur piquante de l’iode planait sur l’assemblée. La cérémonie avait lieu au sommet des abruptes falaises de granite qui dominaient la baie, dans un paysage d’une beauté à couper le souffle. Un décor simulé, comme il n’en existait plus sur Terra Primus. Une tonnelle en arc de cercle, tendue de tissu mauve et recouverte de fleurs blanches et odorantes, avait été dressée devant un parterre de chaises occupées de silhouettes indistinctes.

Vêtue d’une vaporeuse robe blanche de dentelle et de tulle, dont l’immense traîne s’étendait à l’infini derrière elle, Cléo se tenait aux côtés d’Elie, majestueux dans un costume noir fabriqué sur mesure. A de nombreuses reprises, il avait cherché à connaître son idéal de beauté, mais elle n’avait pas prononcé un mot depuis que Maël avait mis fin à sa vie terrestre. Elie n’avait donc pas de visage. A chaque fois qu’elle tournait vers lui son regard hanté, sa peur croissait à l’horrible vision de cet ovale flou et sans aucune personnalité. Il disait que c’était ainsi qu’elle le voulait.

— Elie, voulez-vous prendre Cléo pour épouse ? Promettez-vous de l'aimer, la chérir, dans la richesse comme dans la pauvreté, dans le bonheur comme dans l'adversité et ce jusqu'à ce que la mort vous sépare ?

— Je le veux.

L’enthousiasme d’Elie lui donnait la nausée. Et pourquoi ne l’aurait-il pas manifesté ? Il avait obtenu précisément ce qu’il voulait, ce qu’il avait cherché à obtenir depuis la toute première fois où il s’était immiscé dans ses simulations. Et elle n’avait plus la force de s’en offusquer, encore moins de lutter. C’est d’une voix sans timbre, éteinte et atone, que Cléo répondit finalement à l’officiant.

— Cléo, voulez-vous prendre Elie pour époux ? Promettez-vous de l'aimer, le chérir, dans la richesse comme dans la pauvreté, dans le bonheur comme dans l'adversité et ce jusqu'à ce que la mort vous sépare ?

— Je le veux.

  
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