AUX FRONTIERES DE NIRAVAYA – PAR CLYFIA SHANA
D’après le conte « Pinocchio » de Carlo Collodi
1
Mes enfants, il était une fois une haute et vaste cité cotonneuse, que les peuples d’en-bas comme ceux des cieux connaissaient tous sous le nom de Niravaya, la mythique cité des nuages. De nombreuses légendes couraient à son sujet, car chaque voyageur, à conter son aventure, ne parvenait qu’à prouver sa plus noire démence. Douce folie, qui sait, si, du haut de ton promontoire, tu ne me guettes pas déjà ! On racontait que les habitants de cette cité étaient si dénués de vices, qu’ils n’avaient d’autre visage et d’apparence qu’une nuée nuageuse, sans consistance et sans constance. On expliquait aux enfants, avant de s’endormir, qu’il leur fallait compter les moutons et que chacun d’eux n’était rien d’autre qu’un citoyen de Niravaya, qui profitait de la nuit étoilée, pour venir souffler aux petits enfants sages, les plus merveilleux songes avant l’éveil promis. On soutenait que leur pays était bâti de la ouate la plus pure et ne connaissait que faste et majesté, si bien qu’il eût été impossible, pour sa population, de franchir les portes de la cité sans succomber immédiatement face aux faiblesses du monde. Ainsi, beaucoup de jeunes gens de toutes origines souhaitaient tenter leur chance et se faire voyageurs, afin d’atteindre la mystérieuse cité d’ivoire, et s’approprier la divine science des nébuleux anges. Deux voies s’offraient alors à eux, l’une lumineuse et vertueuse, l’autre ténébreuse et tortueuse. Un choix entre commerce et razzia.
Les marchands des royaumes d’en-bas échangeaient librement leurs denrées et leurs savoirs avec leurs homologues des espaces célestes. Ces derniers ne possédaient nulle parcelle terrestre où abriter leur civilisation, mais ils avaient élu domicile dans d’opulents voiliers flottants, qui faisaient office de ville et voguaient paresseusement au rythme des masses d’air. Ils disposaient également de minces vaisseaux rapides pour le transport et le commerce. On les disait excellents gestionnaires de leurs biens. Ils étaient réputés pour leurs étoffes de soie d’or et la finesse de leur liqueur merveilleuse que leur enviaient les pirates et les peuples terrestres ; les premiers les détroussaient tandis que les seconds leur achetaient. Les royaumes verdoyants d’en-bas n’étaient pas en reste. Ils avaient de magnifiques champs de barbe à papa et de pain d’épice, dont ils étaient les uniques producteurs. En revanche, fort peu de ces braves gens disposaient de vaisseaux pour le commerce et les déplacements ; ils évoluaient essentiellement campés sur leur monture, un cochon volant ou bien un cheval ailé pour les plus chanceux.
Les monarques des différents royaumes avaient l’habitude d’effectuer de fréquentes alliances et échanges commerciaux. En outre, les jeunes gens princiers trouvaient de forts avantageux partis en la personne de leurs homologues étrangers. Il faut dire qu’il était d’ordinaire le seul convenable et… vous savez que le sang royal dissimule souvent bien des mystères.
Un jour cependant, un événement hors du commun se produisit. Au sein de la mystérieuse cité de Niravaya, un crime fut commis, un enfant qui ne devrait pas naître vit le jour, fruit d’une exceptionnelle relation sans lendemain. Les parents nimbus et stratus, accablés par les reproches de l’assemblée nuageuse et rongés de remords, déversèrent en torrent leur infinie douleur jusqu’à n’être plus qu’une infime poussière dans leur horizon d’azur. On raconte que les nuages téméraires, châtiés pour leur incorrection, se retrouvaient alors dans le ciel, en un lointain point étincelant que l’on nomme étoile, mais de cela, je n’en sais pas plus que vous mes enfants. Toujours est-il, qu’une fois les parents dans un autre monde, le jeune chérubin ne fut pas abandonné par les siens avant d’être proprement refoulé. Le cirrus Milori reçut pour mission d’accompagner le nourrisson jusqu’aux grilles de la cité. Il était connu qu’aucun nuage ne pouvait quitter ses strates de merveilles irréelles. Un enfant né des âmes nébuleuses possédait seul ce pouvoir. Et voici donc ce qui allait se produire.
Le vieux Milori ne douta pas une seconde de la facilité de sa tâche. Il attacha son précieux paquet sur son dos et se mit en route. Il n’eut pas bientôt fait dix pas, qu’il sentit une lancinante douleur dans son flanc droit.
— Mais… qu’est-ce que… aïe ! se plaignit-il. Qui me pique ainsi ?
— C’est moi, souffla une petite voix, car les jeunes nuages ont le don inné pour la parole.
— Comment ? Il ne manquait plus que cela, entendre des voix, je ferai bien de ne plus me divertir autant, un jour j’en serai véritablement malade.
Et il continua son chemin. Il entrevoyait enfin la miraculeuse porte toute de dorures et de vermeille ciselée, qu’une horrible piqûre à l’œil gauche lui fit fermer la paupière.
— Ouille ! ouille ! mon œil ! Délivrez-moi !
— Vieux cirrus, fais-moi une seule promesse et je t’obéirai aveuglément.
— Où êtes-vous noble sire à l’obscur désir ?
— Sur ton dos, minable importun !
C’est alors que Milori comprit son erreur, c’était ce minuscule bout de nuage qui s’adressait à lui par ces tournures.
— Soit, sage esprit des nuages, reprit-il, je vous ai reconnu. Laissez-moi entendre votre demande.
— Vieil animal, je suis tout disposé à te laisser en paix, obéis simplement à mon souhait. Je sais que je dois choir et que mon issue est incertaine. Si je vis, donc, accorde-moi le pardon et laisse-moi revenir dans la cité des miens. Voici la faveur que je te demande : dans quinze ans, si mon cœur palpite encore, je serai un grand garçon, alors je veux que me soit accordée l’entrée au palais des princes (car au pays des nuages, il est bien connu que se faire prince ne dépend que de sa volonté) et que je puisse ainsi demander la main d’une de ces charmantes denuazelles princières.
— Ah ! votre seigneurie, c’est là une très sage requête. Hélas, je ne suis qu’un modeste serviteur qui ne peut vous octroyer ce droit.
— Mais…
— Il suffit. Laissez-moi finir ! Je vous fais la promesse de plaider votre cause auprès des princes de la cité, mais n’espérez pas davantage, mon pouvoir ne s’étend pas au-delà.
— Mais…
— Assez monsieur !
— Je n’ai pas…
Le jeune imprudent ne put terminer sa phrase, car, sur ces mots, le vieux domestique se cabra et délesta brutalement son fardeau depuis les portes de la ville. Alors qu’il n’était même pas baptisé, exilé, l’enfant nuage ne devait jamais grandir auprès des siens.
2
Le minuscule nuage n’en crut pas ses yeux. Il n’avait jamais imaginé être déversé parmi le vide, être donné à dévorer au néant comme on renverse les épluchures dans le gouffre du bétail affamé. Il était véritablement abandonné, perdu et ne tarda pas à sangloter de toutes ses forces.
— Ouh, ouh, yuh, yuh ! s’écria le petit esprit des nuées. Je veux rentrer dans mon palais et je…
Le silence l’avait battu à plate couture, projeté contre une surface lisse, luminescente, qu’il reconnut ensuite comme étant l’un des merveilleux voiliers flottants des royaumes des cieux. Ses flancs étaient parsemés de turquoise et de lapis-lazuli et bientôt une foule hétéroclite se pressa vers lui.
— Dieux du ciel ! cria l’un d’eux.
— Diantre ! c’est un…
— Mais non bien sûr ! c’est…
— Ah… nuage !
— Jauphin !
— Firage !
— Rachalot !
— Silence, messieurs, mesdames, reprenez-vous ! s’exclama un officier aux galons étincelants. Ne voyez-vous pas qu’il s’agit d’une météorite ?
L’infortuné nuage s’était en effet roulé en boule pour ne former plus qu’un amas compact, au relief parcouru d’aspérités. Ah ! mais quelle fut la surprise du pauvre homme quand il se saisit de la masse étrangère ! À peine croyait-il la tenir à pleines mains, que la bizarre gelée aux nuances incertaines s’englua dans ses manches, ses paumes, ses doigts, et dégoulina jusqu’à se couler sur ses chaussures. L’officier s’en trouva très contrarié et dépité. Obstiné, il renouvela l’expérience, n’envisageant pas d'autres alternatives. Hélas, cela ne servait à rien, et cet exilé céleste se trouvait lui-même bien empêtré. À la vérité, il était même terrorisé et s’écria du plus fort qu’il put :
— À moi, à moi, je suis riche et innocent !
Il croyait, en effet, qu’il s’agissait des deux qualités primordiales dans le monde des hommes. Or, le mensonge à peine proféré, l’infortuné fraudeur vit aussitôt son teint de neige se ternir et grisonner de plusieurs teintes. Tout autour du bel habit galonné, une foule compacte de dames, mousses, demoiselles et damoiseaux en froufrou, artisans aussi divers que variés s’affairaient, s’éclaffaient et pariaient sur la nature et l’identité du bien inoffensif monstre de foire découvert. Fort heureusement pour le haut gradé, un brave pêcheur eut la judicieuse idée de jeter ses filets de fines mailles sur l’enfant des nuées, le hissant délicatement à l’abri des regards scrutateurs. L’officier, légèrement froissé, lui fit signe de le suivre et tous deux demandèrent audience au commandant du vaisseau. Celui-ci fut si troublé, qu’il en passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel pour finir par arborer une magnifique couleur pervenche. Péniblement, il déglutit :
— Malheureux, voulez-vous nous voir sombrer ? Ne savez-vous pas ce qui arrive aux vaisseaux inconscients qui recueillent des esprits des nuages à leur bord ? Retirez-vous ! Et débarrassez-vous de cette infâme créature !
Il fut vite décidé que Dorillo, le vieux pêcheur, s’acquitterait de la sinistre besogne. Cependant, ses compagnons avaient bien tort de le mépriser, car il avait bon cœur et s’était initié à l’esprit critique. Ainsi, au lieu d’exiler par-dessus bord la créature à la nébuleuse destinée, il la prit sous son aile et ne pouvant la dissimuler longtemps à l’abri des foudres du commandant, il prit la résolution de la confier à l’un de ses proches amis habitant les royaumes d’en-bas. Celui-ci était reconnu à des lieux à la ronde pour ses fantaisies astronomiques. En outre, il était sans enfant, veuf depuis fort longtemps et tous gardaient gravés en mémoire l’étrange disparition de sa femme, des années auparavant. Ainsi, ses voisins et visiteurs l’observaient avec méfiance et se gardaient de lui offrir leurs services. Heureusement pour lui, il pouvait compter sur les bons soins de Dorillo, qui lui apportait son aide aussi souvent qu’il ne pouvait, refusant de craindre les sombres rumeurs qui s’acheminaient sournoisement dans les foyers, par l’office de quelque langue fourchue. Son ami Rodrigo n’était pas en reste et lui offrait son soutien et ses éclaircissements mystiques en retour.
Or, cette fois-ci, Dorillo était pour le moins fier de sa trouvaille, il lui semblait avoir enfin débusqué la perle rare qui manquait tant à son astrologue et rêveur acolyte. Malgré son âge avancé, il trépignait de joie et d’impatience à l’idée de lui en faire part. Cependant, il craignait de ne pas réussir à soigner ce nuage et ne savait que faire d’un tel prodige, lui qui n’avait jamais cru aux miracles. Ainsi, le pêcheur s’interrogeait, soupesait le pour et le contre, se rongeait les sangs et guettait les opportunités pour rejoindre son complice au plus vite. Le personnel officier et les passagers de plaisance du navire céleste vaquaient à leurs occupations. Le calme ordinaire revenu, ils ne s’opposèrent en rien à la course du vieux Dorillo, inoffensif personnel du radieux vaisseau Orfeo.
3
Quelques jours après sa trouvaille, l’homme arriva avec son précieux chargement à la porte de Rodrigo. Il frappa vivement.
— Ohé ! Diego ! mon brave ami !
— Sacré vieux baroudeur, je t’ai déjà dit que je détestais ce surnom ! Approche, que je te vole dans les plumes ! C’est que tu m’as l’air bien vert ! Quelle est donc ta potion de jouvence ?
— Ah, sacripant, toujours aussi susceptible, prend ça ! Rapplique ! Que je te ravale la façade ! Grillo !
Et c’était parti pour la joyeuse bastonnade ! Ah combien de fois les deux durent s’empoigner ainsi ! Paisibles quand solitaires, à peine ensemble, ils rattrapaient le temps perdu par force bousculades, chamailleries et duels, qui ne se soldaient que par le réveil impromptu de quelque vieille douleur. Pourtant, cette fois-ci, ce fut différent, car ils avaient oublié leur étrange chargement, qui se rappela brutalement à eux :
— Mamma Mia, ai faim, meurs de faim !
— Oh ! Diego ! Je suis si désolé. J’en oublie l’essenti…
— N’as-tu pas bientôt fini ?!
Dorillo ne put finir sa tirade avant qu’une nouvelle salve de coups pleuve sur lui. Ce qui provoqua une nouvelle et vigoureuse plainte de la part du jeune esprit des nuées.
— Les escogriffes ! mais n’ont-ils pas bientôt fini de se chercher des poux dans la tête ! J’ai grand faim ! Garçon ! Mon repas !
Il faut bien admettre que la principale faiblesse des jeunes âmes nébuleuses n’est pas tant leur absence de savoir que la manière dont elles l’utilisent. Or ce petit exilé était doté d’un esprit particulièrement pétillant. Les deux toqués aux blanches chevelures reportèrent évidemment toute leur attention sur la bien étrange créature, habillée tout en contraste, la langue si pendante et le reste rampant à même le sol.
— Je l’ai amené spécialement pour toi ! s’exclama Dorillo. C’est un habitant de la mythique cité de Niravaya.
— Seigneur ! Va donc lui préparer un peu de liqueur des royaumes d’en-haut adjointe d’un soupçon de barbe à papa. Ce sont les mets les plus fins que nous possédons.
Le vieux Grillo s’exécuta et le nuageon avide dévora le tout en un instant, bien que ses deux spectateurs humains ne parvinssent pas à savoir comment il pouvait avaler, possédant aucune bouche matérielle, en dehors d’une énorme langue. Sans doute, il convient que je vous fasse une description en bonne et due forme de notre personnage. À vrai dire, il était déjà fort difficile de définir la forme de notre animal. C’était une masse indécise, qui variait en taille, en longueur et en épaisseur selon l’instant. Il était d’une coloration qui fluctuait de la pureté du cygne immaculé au noir de l’encre de seiche, passant généralement par l’étape crème anglaise. Le tout dépendait de l’honnêteté de ses états d’esprit, plus ou moins brumeux et fumeux. Sa constitution laissait d’ailleurs transparaître son monde et n’importe quelle créature aurait pu traverser son enveloppe, comme s’il n’avait été qu’un vulgaire fantôme. L’être des nuées possédait deux fentes mobiles et clignotantes, qui pouvaient rappeler les yeux humains, quant à l’orifice buccal, il était singulièrement absent et la nourriture absorbée disparaissait comme par miracle, se désagrégeant petit à petit. Semblable aux blancs en neige, le jeune insouciant était quelque peu soupe au lait. Prompt à l’emportement, à la protestation et aux émotions les plus exacerbées, il ne savait se modérer. Il ne distinguait pas davantage le vrai du faux ou le bien du mal et toutes les nuances qui gravitaient autour de ces notions. Oh, il était loin d’être difforme, bien au contraire ! Un esthète aurait même pu attribuer à ce singulier spécimen céleste des qualificatifs tels qu’admirable, mirifique, ou encore sublime. Mais pour l’heure, l’émerveillement et la fascination des deux hommes se diluaient petit à petit. Les préoccupations matérielles leur revenaient en tête.
— Alors c’est bien vrai, il est à moi ? s’interrogeait Rodrigo, encore sous le choc de son émotion.
— Absolument mon brave compère, depuis le temps que tu geins de ta solitude. Tu pourras enfin réparer le drame familial, car depuis l’épisode de la métamorphose de ta femme en Caraco bicolore des montagnes, le terme jacasser ne relève plus de la métaphore, c’est un vrai volatile furieux qui émet de puissantes vocalises en toute impunité parmi la vaste campagne vallonnée. Il faut bien dire que, depuis ce moment, ta réputation est devenue pour le moins douteuse.
— J’en conviens mon ami, mais, au moins, mon épouse n’est pas malheureuse. Allons, ne soit pas si mauvaise langue, j’étais un pur inconscient et savant fou à l’époque. Je me suis aveuglément coulé dans le moule. La charmante Adrianna était tout comme moi encore bien ignorante.
— MIA ! s’escrima de nouveau l’immature créature, à gorge déployée.
— Je vais te laisser Grillo, tu peux rejoindre ton équipage, je vais m’occuper de ce petit brailleur avec patience. Je suis désolé de te mettre à la porte aussi vite, mais un sujet aussi passionnant n’attend pas, assez badiné.
— Je croyais…
— Dehors vieux fripon, allez, allez, ouste, le spectacle est fini, la flibuste t’appelle !
— Oh ! Honteux vraiment ! Tu me paieras ce service !
— Avec joie, je te le promets ! lança l’astronome qui s’était empressé de s’enfermer de nouveau dans ses bizarres manies de natif des terres d’en-bas.
À peine les battants refermés, il esquissa quelques pas de danse, se pencha sur le mystérieux sujet et lui lança :
— Très bien mon petit ! Maintenant, tu es repu et hors de danger, n’est-ce pas ? Le brave Rodrigo va bien s’occuper de toi. Mais, pour commencer, comment t’appelles-tu ?
— Eh, je, que cela signifie-t-il ? piaula-t-il faiblement.
— Quel est ton nom ? répéta le vieil homme.
— Qu’est-ce que c’est ? gémit-il en se tournant dans tous les sens.
— Ton appellation, désignation, surnom, caractérisation. Enfin, ce qui te distingue des autres ! Ce que tu es ! Alors, qui es-tu ?
— Je suis un enfant des nuages, né de l’union proscrite d’un nimbus et d’un stratus. Pourtant, on me refuse le titre de nimbostratus qui devrait être le mien, sous prétexte que je suis illégitime.
— Tu sais beaucoup de choses ! Mais je ne connais pas davantage ton nom.
— Je ne sais pas ce que c’est, se plaignit-il encore.
— Je vais t’aider. Je m’appelle Rodrigo. C’est un moyen de me différencier des autres hommes, que je me reconnaisse quand on a besoin de moi, alors il suffit d’appeler la personne, par ce qui la distingue et qu’elle reconnaît comme une partie d’elle-même.
— C’est merveilleux, s’enthousiasma le nuage. On ne m’a jamais adressé la parole autrement qu’en me disant nuage, nimbus, stratus, nuageon et d’autres choses.
— Ah ! Tu me donnes une idée mon petit, puisque tu n’as pas été baptisé… Hum, que dirais-tu de Tadeo, c’est un nom honorable, élégant et réputé dans toute notre contrée d’Otalie.
— Pour une fois, je suis d’accord avec toi, vieux grigou, gardons cette idée ! Je m’appellerai Tadeo, à la bonne heure !
— Tu es futé Tadeo, mais n’oublies pas, comme à tout parent, tu me dois le respect. Occupons-nous de ta garde-robe à présent, tu ne peux pas sortir ainsi, seulement vêtu de ton plus simple appareil.
— Ah, non ! Tu t’égares et tu t’enflammes mon pauvre imbécile, je suis assez grand pour reconnaître ce qui est bon pour moi. Je ne veux ni commandement, ni vêtements !
Sur ces mots, le nuageon bougon s’enferma dans le placard le plus proche et n’en bougea plus. Rodrigo, aussi obstiné que lui, le laissa ruminer des pensées sans doute plus ténébreuses que nébuleuses. Plusieurs heures plus tard, cependant, la faim et la soif tiraillèrent l’intrépide nimbostratus et il explora chaque recoin comme une tornade, répandit une monstrueuse avalanche de vivres, effets et biens nécessaires aussitôt assaillis, gâchés, dépouillés, gaspillés, dévalisés, sous l’appétit gargantuesque du goinfre. Le nuage gobait à bouche que veux-tu meubles, livres, poussière, sciure, argent et vivres. Ainsi, quand Rodrigo eut fini ses expériences de sciences physiques, il trouva un véritable champ de bataille, où les souris trônaient en mannequins de chiffons sanglants, serpillières recouvrant tant bien que mal les corps repliés des lapins nains albinos de laboratoire.
Diego se sentit d’un coup parfaitement misérable et il se mit à sangloter à chaudes larmes. Il se lamentait que ses modestes possessions, acquises à la sueur de son front, se fussent ainsi envolées en un instant, englouties par un fauve décidément infernal. Or, son démoniaque invité était encore couché au milieu des décombres de son crime. Le vieil astronome se fâcha, jura et cracha, hors de lui. Tadeo en fit de même, mais l’hôte était encore maître de ses ruines et, comme il n’était pas bête, il trouva une issue à la problématique situation et excédé, il l’expliqua aussitôt à son jeune pensionnaire.
— Ne bouge, pas, je vais te mettre ces pelures sur le dos, tiens, la valise, elle est à toi, avec tous les haillons déchirés que tu n’as pas entièrement dévorés. Voici l’adresse du pensionnat scolaire Sine Usitilité. À toi de te montrer sage et de filer droit. Tu y seras bien traité et instruit.
Cette fois-ci, le pauvre Tadeo n’en menait pas large. Ses sens ne manquaient pas de lui rappeler l’immense chamboule-tout qu’il avait créé. Il était réellement penaud et décida de lui-même de se montrer plus attentif aux conseils des autres. Pour cela, il résolut sur le champ de s’inscrire dans cet établissement.
4
Il lui fallut plusieurs jours avant de s’adapter quelque peu au mode de vie terrien et, notamment, de parvenir à prendre apparence humaine. Les nuages possédaient en effet ce pouvoir, leur corps se modelait selon leurs désirs, seule leur coloration échappait à ce contrôle et ne manquait pas de trahir leurs états d’âme. Ainsi métamorphosé, il embrassa son père adoptif, lui promis d’être raisonnable, de ne plus manger les meubles ni de lui manquer de respect et le quitta. Il chemina longtemps sur les routes, car ses jambes de coton, toutes nouvelles, n’allaient guère vite et le faisaient souffrir à chaque pas. Ce n’était pas de la torture, mais l’écumeux Tadeo ne reconnaissait pas le courage et ne cessait de se lamenter. Enfin, il rejoignit des camarades de classe, fort époustouflés par le nouvel arrivant. Ils étaient si impressionnés qu’ils décidèrent de l’envoyer sur une fausse piste. Ils lui conseillèrent donc de suivre le chemin des écoliers.
Surpris, le nuageon résolut cette fois de suivre l’avis de ses pairs. Il prit le sentier rocailleux et montueux, admira la vue superbe qu’il avait sur les champs de barbe à papa. Les étranges végétaux permettant ce miracle avaient un éclatant feuillage de sucre glace, qui projetait au toucher quantité de doucereux confettis. L’esprit des nuages céda aux confiseries. Il se glissa au milieu du champ, s’empiffra gaiement jusqu’à rosir très largement. Ses pensées dansaient et virevoltaient confusément. Éméché comme il était, il ne perçut qu’au dernier moment la présence étrangère qui se tenait près de lui. C’était une petite fille de son âge, qui le contemplait fixement la bouche toute barbouillée et bariolée de bonbons.
— Bonjour, lui dit-elle avec de grands yeux.
— Bonjour, répondit Tadeo.
— Tu es aussi étrange que moi, continua-t-elle. Tu es tout transparent et…
La fillette eut à peine touché l’enfant des nuages que sa main rencontra un vide criant, béant.
— Tu es un fantôme ! s’exclama-t-elle.
— Mais non, non, mais non, bégaya le nuagon. Je ne suis pas différent.
Pour rien au monde, il ne voulait être mis à l’écart comme il l’avait été par ses précédents compagnons. En face de lui, l’enfant jouait avec sa veste rapiécée. Ses cheveux sombres lui tombaient en désordre sur les épaules. Elle fixait Tadeo avec un regard rieur et une bouche effrontée, plantés au milieu de son visage doré par le soleil.
— Bah, reprit-elle, ce n’est pas grave. Dis-moi plutôt si tu aimes voyager. Je te montrerai, je te guiderai vers le pays de cocagne. Par les caps et les tempêtes, nous y naviguerons jusqu’à l’atteindre.
— Oh, j’aimerais beaucoup découvrir le monde, oui ! s’enthousiasma-t-il.
— D’accord. Alors, comment t’appelles-tu ?
— Je m’appelle Tadeo.
— Et moi Cassandre, ou bien Cassie, Cassia ou encore Acacia si tu préfères.
Elle n’eut pas sitôt fini sa phrase, que, d’un geste vif et habile, elle s’empara de la bourse que portait l’infortunée créature nuageuse et s’enfuit comme un cheval au galop à travers la campagne otalienne. Tadeo ne l’entendait pas de cette oreille, il prit immédiatement les jambes à son cou. Il courrait vite, mais connaissait mal le terrain vallonné qu’il traversait. Il atteignit la fuyarde. Celle-ci l’attendait avec un radieux sourire aux lèvres, les jambes repliées dans une étroite chaloupe chargée de marchandises.
— Viens, lui dit-elle, je t’attendais.
— Mais… je…
— Je croyais que tu voulais voyager !
— Je me suis égaré en allant à l’école.
— Eh bien, tu en es loin maintenant de ton école ! D’ailleurs, elle ne t’apprendra rien que tu ne saches déjà ! Moi je te montrerai ce que tu ignores encore.
— J’ai faim ! se lamenta l’enfant céleste.
— Je t’apprendrai ce que c’est d’avoir ou de ne pas avoir faim ! cria-t-elle abruptement.
Elle tira par les manches le nuageon délicat, le flanqua dans l’embarcation et rama vigoureusement. Ils filèrent silencieusement, au fil de l’eau, vers l’embouchure du fleuve. De hauts arbres à savon et à pain d’épice s’avançaient vers eux. Un rivage rocailleux les attendait. De majestueuses tentures agitaient dans l’air leur panache de taffetas et de fumées confondus. Ancré dans la perturbation nuageuse, le navire s’agitait doucement sous le roulis de la brise. Docile machine, soumise à des mains hasardeuses. Un homme massif et de haute stature les accueillit. Il était vêtu à la mode des marchands et possédait une expression indéchiffrable, entre résignation et détermination qui impressionna tout de suite le jeune esprit de Niravaya.
— Bonjour papa, s’exclama Cassie.
— Bonjour ma chère enfant, répondit-il. Tu amènes un nouvel ami ?
— Il s’appelle Tadeo !
— Entendu. File vite à ton poste, nous allons nous occuper de lui à présent.
5
Tadeo ne savait pas, en s’enrôlant inconsciemment sur ce bâtiment, qu’il y passerait plusieurs longues années et qu’elles seraient, peut-être, à la fois les plus dures et les plus mémorables de son existence. Car, dans un premier temps, le jeune et nébuleux employé ne perçut pas la réalité du travail effectué ni sa finalité. Les tâches à effectuer étaient pénibles, épuisantes même, la nourriture précieuse et l’eau trop rare, mais il avait une amie et cela valait tout l’or du monde à ses yeux. Tadeo ne commença à s’inquiéter que le jour où il put se contempler dans une glace et triste spectacle qu’il découvrit. Son teint jadis nacré s’était littéralement plombé, emprisonné dans un gris anthracite. Ses cheveux, par mimétisme, s’étaient allongés et entrelacés, ses vêtements étaient mités et piqués de divers tons qui lui étaient étrangers. Or, de sa couleur, dépendaient ses états d’esprit et, pour l’heure, le mensonge s’était lové dans son cœur. Le souvenir même de son ancien foyer s’effaçait.
Cassandre aussi avait grandi. Son corps avait pris des proportions adolescentes, tandis que son sourire s’était fait plus rare et crispé. Certains soirs, une fois le travail achevé, Tadeo remarquait des marques noires qui lui zébraient les bras ou des cernes qui lui assombrissaient le regard. Et le nuage, peu à peu, avait compris, s’était rendu à l’évidence. Ses supérieurs n’étaient pas marchands, mais pilleurs, écumeurs des cieux. Lui-même, comme son amie, avait vu se taire ses scrupules. Son goût de l’aventure guidait et dictait ses actes. Il ne se préoccupait plus de son papa, qui demeurait inconsolable et déterminé à le retrouver.
Bientôt, le nimbostratus réalisa ses premières prises. Le crime lui était doux comme une confiserie et sa complice lui plaisait de plus en plus. Le capitaine du vaisseau pirate Aérophage s’en félicitait chaque jour un peu plus, fier de son apprenti. Les derniers mois avaient été favorables à la flibuste et la plupart des membres d’équipage avaient pu boire, manger à leur faim et se dégourdir les jambes. Ils s’étaient baignés et avaient pour l’occasion changé de tenue lors d’une grande fête sur le rivage, en compagnie d’autres équipages. Ensuite, ils repartirent de plus belle. La chasse n’était hélas pas aussi bonne. Quelques semaines plus tard, le capitaine reçut un mauvais coup de sabre. Il gémit beaucoup et Cassie lui servit de domestique. L’épisode fut bref, cependant, l’homme était à peine remis, qu’il commença à éprouver de curieux fourmillements dans les membres. Il trouvait de la difficulté à se mouvoir. Puis, brusquement, l’un de ses doigts se craquela et tomba. Foudroyé de terreur et de haine, il rugit dans tout le bâtiment. Le personnel disparut sous la cargaison. Quand il eut perdu encore deux doigts et trois orteils, plusieurs pirates se jetèrent par-dessus bord. Ceux qui restaient connaissaient la même terrible destinée que leur chef.
Quand Cassie et Tadeo furent à leur tour atteints par ce mystérieux mal, le jeune esprit céleste eut une idée. Il proposa à son amie de se métamorphoser en aigle des mers afin de l’acheminer saine et sauve sur la terre ferme. Aussitôt dit, aussitôt fait. Les deux jeunes gens s’envolèrent de leur maudit Aérophage. Ils rencontrèrent un vieil homme qui profitait paisiblement de la tiédeur de l’après-midi. L’appât d’un gain facile fut trop tentant pour nos deux brigands. Cassie le ballonna, Tadeo lui ficela les poignets et chevilles. Cassie s’empara des richesses et signa sa victoire d’un geste cinglant et précis au cœur de sa prise. Mais la victime ne fut pas seule à crier. Un coup de feu retentit et Cassie s’effondra sous le regard médusé du jeune nuage. Lui-même fut bientôt maîtrisé par plusieurs individus horrifiés.
Le duo partit sur-le-champ pour la prison. Ils patientèrent deux semaines dans leur cellule avant d’être jugés. Pendant ce temps-là, le fléau se propageait sur nos deux amis. Ils n’avaient plus de pieds ni de mains. Leurs cheveux tombaient. Leur langue devenait pâteuse.
— Qu’allons-nous faire ? bégayait Tadeo.
— Mais je ne sais, baragouinait sa voisine. Tu n’es même pas humain, comment peux-tu être malade ?
— Je… je… j’ai évolué.
— Et p… pour le pire.
— Tu pourrais sortir.
— Et toi ?
Le jour du procès arriva et les deux durent faire face au juge. Difficile combat. On ne put les déplacer qu’à l’aide de chaises roulantes. Or, les deux jeunes inconscients ignoraient encore tout de leurs dissemblances.
— Vous, Tadeo, nous avons pu joindre votre père. Il vous recherche depuis des années et clame haut et fort votre innocence. Mais surtout, il s’est porté garant de votre conduite future. Il ferait des pieds et des mains pour que vous ne retombiez pas entre les griffes de ces pirates. Et, au vu de votre état actuel, quelque chose me dit que vous avez grand besoin de vous éloigner de la flibuste.
— Oh ! ne trouva qu’à répondre l’intéressé à moitié pétrifié.
— Vous Cassandra, nous avons statué sur votre compte, en vous rendant responsable du meurtre de monsieur Filigrin, vous vous êtes condamné à la peine capitale. Vous n’avez aucune famille et de nombreux méfaits antérieurs vous accablent.
— Non ! s’insurgea-t-elle, le regard affolé rivé dans les prunelles du juge.
Ce n’était pas négociable. D’ici quelques jours, Tadeo serait en mesure de retrouver son père adoptif, tandis que Cassie connaîtrait la fin habituelle réservée aux gibiers de potence. Le nimbostratus n’avait pas dit son dernier mot, cependant. Il s’était attaché à ce petit acacia, Cassia était bien plus qu’une amie, tour à tour une sœur, une initiatrice, une douce compagne ou encore une guerrière redoutable. Elle n’avait connu d’autres valeurs que celles du plus fort et usait de l’épée comme le signe cuisant de l’autorité. Tadeo n’avait pas su interroger ses valeurs, au contraire, il y avait adhéré les yeux fermés. Il avait en vain cherché la légende du pays de Cocagne, restée toujours obscure. Ce retour à la civilisation otalienne lui était d’autant plus rude.
Il réfléchit toute la nuit, puis se tourna vers sa complice et lui écrit (car sa paralysie ne lui permettait plus d’articuler de si longues phrases) :
— Je t’aime trop pour te voir périr seule sur l’échafaud. Je viendrai avec toi jusqu’aux marches du bourreau. Qu’il en finisse avec moi au lieu de s’emparer de toi. Je ne suis qu’un nuage, pas un homme, une créature immatérielle. Je ne risque rien. Que mon prétendu sacrifice te rende le public plus aimable et favorable.
En réalité, Tadeo avait subi tant de modifications de ses facultés, qu’il n’était pas certain de pouvoir s’échapper du spectre rieur et dévoreur. Tout comme Cassie, au fil du ballet des heures, il tremblait intérieurement dans son enveloppe de marbre brisé.
Le jour fatidique arriva et l’heure funèbre sonna. L’esprit céleste transforma ses forces mouvantes en mouvements incertains. Il cria, hurla, héla d’une manière si désespérée, que tous crurent qu’il avait perdu la raison. Le pauvre Rodrigo, arrivé le cœur rempli d’espoir, se tordait les doigts et mangeait son manteau. Il suppliait les autorités de faire un geste pour son fils et son amie, mais celles-ci n’étaient guère sensibles. On fit monter les coupables sur l’échafaud. Une foule hétéroclite et excitée patientait dans la fosse, tandis qu’une brise fraîche bourdonnait aux oreilles des condamnés. La corde au cou, ils firent face à l’assemblée. Le temps s’envola à la poursuite de sa proie. Il l’aurait à l’usure, n’est-ce pas ? Tadeo pouvait bien pleurer, il était aussi immobile qu’un roc. Le temps passa, fit son œuvre. À la fin de la journée, il ne restait plus que deux pantins, l’un de chair, l’autre de chiffon.
6
Bien sûr, mes enfants, l’histoire ne s’arrête pas là. Car, que peut une corde sur un nuage des strates célestes de Niravaya ? Par cette particulière destruction, Tadeo fut libéré de sa terrible malédiction. Il retrouva son apparence première, dépouillée de ses constructions et conceptions humaines. Ou du moins, dans un premier temps. Les années avaient passé. Tadeo n’avait jamais complètement oublié sa demande faite au cirrus Milori. Libéré des entraves matérielles, sa seule volonté le conduisit jusqu’à la cité des nuages. Enfin, il se retrouvait parmi ses pairs. Oublié, le temps de l’exil ! Il conversait gaiement avec les nimbus et les stratus que la curiosité attirait jusqu’à lui. Le palais des princes, après tant d’épreuves, s’offrait à lui, immaculé, à la pureté immatérielle et plein de royaux denuazeaux et denuazelles. Il ouvrit les portes, il entra, il s’agenouilla devant tant de beautés réunies, il fit sa cour. Sa démarche fut fructueuse. Une magnifique princesse des cieux s’intéressa à lui et promis de l’épouser dès que le rituel d’engagement nobiliaire et nébuleux le permettrait.
Le jeune nuage se pensait comblé. Pourtant, sa nouvelle vie n’était pas que luxe, calme et volupté. Réglée comme du papier à musique, le moindre écart y était banni et la fantaisie même perdait ses charmes. Derrière les tentures écarlates et délicates, pleuraient les dorures du ciel de crêpe et de crépuscule. Tadeo se voyait déjà, pour l’éternité, emprisonné parmi les merveilles irréelles de Niravaya. Alors il repensa à sa tendre folie pour Cassie. Il pleura sa mort de tout son cœur. Il se souvint aussi de la bonté et de la gaieté qui animait son père adoptif et regretta de l’avoir tant fait souffrir. Hélas, que pouvait-il désormais ? En s’interrogeant sur ses choix passés, le nuage se demandait s’il avait, ne serait-ce qu’une fois, fait le bon choix. Mais il ne savait pas, pas plus qu’il ne savait ce qu’était cette illusion de paradis perdu qu’il avait tant cherché. Il explora la cité, ses réduits d’ombre, ses lumières de flammes. Il interrogea les princesses, les princes, les gouverneurs, les serviteurs. Il secoua ciel et palais. Il retrouva Milori. Celui-ci ne sut s’il devait se réjouir ou non de sa venue, car cela faisait déjà bien des années qu’il était tombé en disgrâce. Heureusement pour lui, le seigneur Tadeo progressait de jour en jour dans ses jugements. Après un si long et périlleux périple, il commençait à entendre avec discernement le contenu des paroles que l’on prononçait et leurs répercutions. Milori n’avait jamais fait qu’obéir aux ordres des puissants. En lui pardonnant, il délivrait l’exécutant des reproches de l’autorité, qui rejetait avec facilité sa responsabilité sur le bouc émissaire prévu à cet effet.
Le vieux cirrus lui en fut infiniment reconnaissant. Ainsi, il tenta de le conseiller au mieux ou plutôt, il essaya de plaider sa cause devant le grand conseil de Niravaya. Tadeo pouvait-il quitter la cité des nuages sans en souffrir ? Pouvait-il, avec la situation privilégiée qui était la sienne, parvenir à retrouver ce qu’il restait de Cassie et Rodrigo. Il réussit à savoir ce qu’il était advenu de son père adoptif. Celui-ci, suite au supposé décès prématuré de son fils, s’était trouvé fort indisposé. Le cœur rempli de chagrin, il avait voyagé, sans but et sans espoir, guidé seulement par les étoiles. Puis, un jour, de nulle part, un monstre était apparu, l’avait englouti tout rond et tout ne fut plus que tissus de ténèbres goulues. Qui était cette créature et que faisait-elle en ces lieux ? Personne ne le savait. Elle errait maintenant à son tour, ballottant son vaste estomac à travers vents et marées des espaces célestes inexplorés. À sa vue, tout le monde racontait qu’elle possédait, au sein de son ventre, plus d’âmes damnées que l’enfer lui-même, ce qui n’était pas si difficile.
Comment l’atteindre ? la terrasser ? Tadeo arpentait les allées nuageuses, les palais nébuleux, les jardins suspendus. Notre héros avait appris bien des choses sur l’étrangeté des valeurs et la fragilité des vies qui gravitaient en dessous de la sienne. Et voilà qu’il avait compris : les nuages ne vivaient pas. Ils existaient depuis la nuit des temps, semblables à eux-mêmes, sans début ni fin, existence démesurée traversant, transperçant impunément les destins humains. Quant à lui, il s’était mêlé d’existences aux antipodes de la sienne, eh non, il ne le regrettait pas. Il les enviait, les comprenait à présent qu’il avait rejoint les siens et que l’enceinte brumeuse et tortueuse s’élevait et encerclait ses jours. Les portes de la cité lui brûlaient la rétine. Quelquefois, il s’y avançait, prenait forme humaine et susurrait à la voie lactée ses soucis. Les étoiles avaient-elles oublié ? Elles vibraient à leur rythme propre, tandis qu’il ondulait, serpentait, escaladait les grilles vitrifiées, acidifiées, empoisonnées. Un jour il choisit, il se sentit prêt, il les traversa, s’écharpa, s’échappa de ses étoffes brumeuses. Il ne saigna pas, les infinies aiguilles lui percèrent ce qui lui tenait lieu de cœur et d’enveloppe. Il s’effondra ; alors il trouva.
Car, les contes sont pleins de merveilles. Quand il releva la tête, une vertèbre après l’autre, une splendide jeune femme se tenait là, les jambes dans le vide et les chaussures inutiles. Elle avait des yeux d’améthyste, un pourpre divin démenti par l’expression même de ses traits mi-angéliques mi-cyniques.
— Tadeo. Bonjour. Je suis une fée, n’est-ce pas ? Je sers à exaucer les souhaits.
— Qui êtes-vous ?
— Tu te souviens ?
— Je… je…
— Je t’offre ce que tu désires, du fond de tes abysses brumeux, ce que tu as mérité.
— J’ai trois souhaits.
— Je sais.
— Les aurais-je ?
— Je ne sais s’ils te satisferont.
— Je souhaite sauver mon père.
Aussitôt il traversa les étendues. Il s’engouffra dans les profondeurs visqueuses du monstre. Il glissa dans l’œsophage, explora l’estomac paresseux, de long en large, puis les intestins hors d’haleine. Il finit par débusquer, au milieu de tous ces marécages d’âmes amassées en décharge, celle qu’il désirait de tout cœur revoir en vie. Il libéra son père adoptif du joug de la créature fantasmatique. Les entrailles pleines de coton, la misérable chimère cracha tout ce qu’elle put. Il plut beaucoup ce jour-là et tout le monde en fut très heureux, surtout Rodrigo et son fils.
— Je suis si heureux, s’exclama le pauvre homme.
— Moi aussi Diego, répondit le nuage. Je n’ai pas toujours été bon avec toi, mais je suis prêt à t’aider et à t’écouter maintenant.
— J’aimerais beaucoup rentrer en Otalie et enfin prouver ma valeur aux yeux des autres villageois, maintenant que tu es de retour parmi nous.
— Je ne m’y installerai pas Diego, il y a tant de choses à voir en dehors de ces murs et même de cette province. J’irai où bon me semblera Diego, mais je ne t’oublierai pas. Regarde, papa, voici la fée à qui tu dois ta liberté.
En effet, la charmante fée était de retour et vint pour exaucer la deuxième prière du jeune nuage.
— Belle fée, dit-il, je voudrais sauver Cassie.
— Ah, je le savais ! geignit sa féerique interlocutrice. Tadeo, Cassie n’a jamais été plus humaine que toi.
— C’est impossible !
— Elle t’a accompagnée, jeune, insouciante, comme toi, mais à la tâche ô combien étrange. Jouer à la justice divine parmi les mortels. Faire naître les crimes, pour te montrer de quoi ils étaient faits. T’interroger sur le fond des hommes aux ténèbres et lumières dansantes sur le mur de fous.
— Est-elle vivante ?
— Oh, elle est là Tadeo, devant tes yeux, je suis fée, je suis Cassie, Acacia perché sur le ruisseau fragile qui court.
Elle trempa ses yeux devenus laiteux dans les siens, sans consistance, toujours.
— Je ne t’ai jamais oublié, tu sais. C’est éprouvant de satisfaire les souhaits des autres et de jouer un jeu si périlleux parmi les humains. Heureusement, encore, que tu n’en étais pas un. Mais imagine-toi, j’ai passé toute mon enfance magique sur un bateau pirate rongé par les rats et les rejets honteux des imbéciles ivrognes.
— Et si je souhaite te libérer ?
— Alors, je ne sais ce qu’il adviendra, à toi qui rêves d’humanité comme à moi.
La silhouette sinistre du monstre des cieux les frôla et se dilua dans l’horizon. Tadeo confirma son choix. Le néant passa, tandis qu’ils se réveillèrent tous les deux et reprirent possession de leurs sens. Sur un pont gluant et puant qui les fit frémir. Ils étaient sur l’Aérophage. Tout fraîchement vomis par la chimère céleste.
— Ah non ! j’en ai marre d’être pirate ! beugla l’ancienne fée devenue très ordinaire.
— Et moi donc ! s’indigna l’ancien nuage qui s’entrevoyait physiquement pour la première fois de sa vie. Que s’est-il passé ?
— Chassés et punis nous avons été, mais quel cadeau ! Ne t’en fais pas vas, je connais bien des connaissances qui pourront nous éviter un funeste destin. Quant à quitter cette piraterie qui nous colle à la peau, j’ai ma petite idée…
— Tu crois que…
— Ton papa nous tirera bien de là cette fois, si tant est que je n’assassine personne d’ici là.
Venez mes enfants, il est tard et le soir tombe. Du pays des rêves, se révèlent ces échos de vie qui transforment, brouillent, inversent et transgressent, tandis que résonnent les douze coups de minuit.