LE CŒUR D’OR – PAR YON
D’après le conte « Peau d’âne » de Charles Perrault
« L'amour est une puissance plus irréfutable encore que la lumière. Il est le glaive des anges. Ce pouvoir peut mener à la révélation la plus sacrée, ou vous précipiter dans la folie la plus tragique. L'amour est la source de toute vie, de toute beauté, il rend le laid désirable, il perce le cœur le plus brave, il rend toute séparation impossible, il crée les illusions les plus belles et transforme l'espoir en la plus aiguisée des lames. Il nous donne l'impression d'avoir retrouvé ce que nous avons perdu, puis il perdra le voyageur le plus distrait. Sans l'amour nous ne pouvons vivre et sans l'amour nous ne pouvons souffrir. Il est ce qui est. Le reste n'est que vide. La haine est un vide transformé en colère contre autrui. La colère est un vide en soi-même. Et la peur est un vide dans la connaissance. Mais l'amour seul n'est pas suffisant.
Pardon ? Est-ce que j'ai écrit ça moi-même ? Bien sûr que non! Je suis le soleil! Je suis une boule de feu gigantesque qui flotte dans le vide! J'y connais strictement rien à la poésie! Que croyez-vous ? Non, ça a été écrit par un auteur, un vrai… Luigi… Luigi Alva quelque chose il me semble. Oh et puis flûte, vous n'aviez qu'à écouter à l'école! Je ne suis pas là pour ça. Moi, si je dis ça c'est pour vous… On peut revenir à mon histoire ? Merci.
Alors voilà, Giove De Begnis était devenu Roi de Nora. Il avait reçu maintes propositions de mariage, venant des Principautés voisines. L'amour n'avait rien à voir là dedans, c'était une affaire d'alliance politique et de tactique économique. Ou en tout cas tout le monde le pensait. Mais ce Roi là avait eu une chance incroyable. Par un coup du sort, il avait épousé une femme qu'il aimait. Livia Susini, devenue duchesse, l'avait désiré depuis ses seize ans. Et depuis lors, elle avait fait tout ce qui avait été en son pouvoir pour l'obtenir. Giove l'admirait pour son courage, sa beauté et son caractère des plus surprenants. Elle avait la langue acérée et le regard vif. Ils se marièrent sans difficulté. Le temps s'écoula. Ils passèrent leurs plus belles années ensemble. Vingt six ans pour être exact. De cette union des plus réussies, naquit une fille, Gabriella. Mais voilà, il y eut une épidémie terrible et malgré toutes les précautions prises, la Reine Livia tomba malade. En quelques semaines, son sort fut scellé.
Elle mourut usée par la fièvre. Giove resta prostré dans sa chambre durant de nombreuses semaines. Le temps s'était figé. Au milieu de ses heures de solitude, la nuit, il sentait sa peine se détériorer. L'incrédulité avait laissé place à l'évidence et avec elle, arriva l'angoisse. Que faire une fois l'amour parti ? Comment le ciel pouvait-il encore être bleu ? Comment les étoiles n'étaient-elles encore pas tombées ? Certainement c'était un mensonge. Là dehors, le monde ne pouvait plus être. Ce n'était pas moi, le soleil qui se levait tous les matins, c'était les flammes de l'enfer qui venaient brûler ses champs et happer les maisons de ses gens. Aucune rivière au monde ne pourrait les arrêter. Et comme cette démence continuait jour après jour, une nuit, la douleur dans son torse se fit plus intense. Les battements de son coeur se firent si lents et si violents qu'il crut un coup de poignard. Il tomba à terre et se tordit. Son souffle se coupa, ses mains arrachèrent sa chemise et sous ses yeux éberlués il vit sa chair saignante palpiter. Elle se crispa, elle se bomba jusqu'à ce que doucement son coeur s'extirpe de sa poitrine et vienne tomber sur le tapis de soie, luisant et sautillant. Alors seulement, la douleur s'atténua et il put enfin dormir.
Le lendemain, il se réveilla dans son lit. Ces battements, indispensables à la vie, étaient revenus à leur place. Seul restait une tâche de sang sur le tapis.
Maintes nuits encore, cette scène se répéta. Dans les ténèbres la douleur revenait et le Roi accouchait de son cœur encore et encore avant de s'endormir. Ce ne fut que lorsque son sol fut couvert de marques qu'il se rendit compte que tout cela ne pouvait plus durer. Sa douleur était comme un mauvais sort et il fallait s'en débarrasser à tout prix. Seulement, qui pourrait bien parvenir à calmer de tels tourments ? En son âme, il n'y avait de place que pour sa Reine et il eut beau parcourir les terres, chercher les plus belles femmes, aucune ne pouvait prendre la place laissée vacante pas sa défunte épouse. Il n'y en avait qu'une qui avait l'esprit de Livia, qui avait son sourire espiègle sur des lèvres roses, ainsi que ses cheveux noirs et son regard bleu qui rivalisait avec tous les trésors du monde, et cette femme c'était Gabriella. Avant même qu'une vague sorte de culpabilité ne lui vienne à l'esprit, il eut pris une décision drastique.
Ce jour là, la jeune Princesse passa son après midi dans son atelier. Contrairement à sa mère, qui n'avait eu de patience que pour la musique, elle n'avait de passion que pour la mécanique. Et après cette période de deuil, son obsession ne fit que s'aggraver. Elle avait construit son premier jouet à sept ans et sa première horloge à dix. Mais cela l'attristait que ses parents ne lui aient jamais donné un mentor dans cette discipline. Depuis sa plus tendre enfance, elle avait des tuteurs pour tout, les mathématiques, la géographie, la politique et même l'étiquette, mais pas pour la mécanique. Ce qu'elle en savait, elle avait dû l'apprendre seule dans la bibliothèque du Palais, sur son temps libre. Après tant d'années de travail, elle s'était fait une main assez sûre, qui ne valait pourtant pas celles des grands maîtres. Et justement, que de merveilles elle pouvait voir dans l'enceinte de la capitale.
Le labeur le plus physique était abattu chaque jour par les automates de plomb, capables de travailler nuit et jour, là où les hommes de chair et de sang s'affaissent et s'étiolent. Dans les couloirs du palais, des valets au visage de porcelaine, prenaient votre manteau et votre chapeau et les maintenaient délicatement sans bouger dans leurs bras de métal couverts de velours jusqu'à ce que vous reveniez les reprendre. Ils vous saluaient même en passant. Dans les cuisines, les servantes ne s'acharnaient plus à aller chercher de l'eau au puits. Des animaux mécaniques, des chiens et des loups, s'en chargeaient pour elles. Pour divertir les invités de marque, des lustres d'or et d'argents se déployaient au plafond et des angelots s'y balançaient pour jouer de la musique. Quelquefois, c'était des écureuils qui s'en échappaient pour venir jouer des tours aux comtes et comtesses pendant qu'ils étaient à table. Et quelque fois, des libellules aux reflets bleus se posaient près des bougies et ainsi valsaient des lueurs azurées sur chaque pan du plafond. Mais le mystère que cachaient de tels engrenages restait entier à ses yeux. Jamais elle n'avait pu créer de telles merveilles. Ce n'était tout simplement pas quelque chose que l'on apprenait aux Princesses. Bon sang ! Il ne fallait pourtant pas chercher bien loin pour lui trouver un Tuteur. Là bas, derrière les forges de son père, vivait le Maître Inventeur du Royaume. Un génie disait-on, qui avait fabriqué seul la plupart des pièces que l'on trouvait au Palais. Ses automates étaient tellement fins et exquis, que des Princes se déplaçaient depuis des lunes pour avoir l'honneur de les admirer. À son grand regret, Gabriella n'avait jamais vu cet homme, qui vivait cloîtré dans son atelier et n'en sortait pas. Ou peu. Elle n'avait pas non plus le droit d'en passer les portes. Cette idée l'obsédait plus que tout. Au point qu’elle en délaissait son éducation et ses bonnes manières. On aurait pu croire qu'elle avait oublié que tôt ou tard, elle deviendrait Reine.
Pour en revenir au fil de l'histoire, quelque chose d'inhabituel se produisit dans la cour ce soir là. Elle ne sut pas exactement ce que c'était. Pendant qu'elle descendait les escaliers de marbre entre deux terrasses surplombant les oliviers centenaires, son regard perçut au loin le fin trait de lumière chaude s'échappant d'une porte entrouverte. D'habitude, l'entrée était verrouillée par au moins quatre serrures. Réalisant quelle opportunité s'offrait à elle, Gabriella dévala les marches avant de se faufiler entre les grilles du magnifique jardin, pour courir sur le chemin de terre qui menait vers les forges. Elle en contourna les murs discrètement et s'approcha de l'entrée du grand atelier. Hésitante mais remplie d'excitation, elle toqua légèrement à la porte, et se glissa à l'intérieur avant de remettre le battant exactement comme elle l'avait trouvé.
– Ce n’est pas une taverne ici !
La voix tonitruante la fit presque sursauter. Elle se retourna vivement pour se retrouver face à une gigantesque table de travail près de la cheminée. Un homme assez grand se fixait complètement sur son assemblage, et bien qu'il ne la regardât pas, il semblait absorbé par sa présence malgré tout. Son petit marteau frappait de façon régulière les pièces de métal. Il portait des gants, un tablier plein de poches et une ceinture où étaient alignés tout un tas de clés, de tournevis et de pinces. Son crâne était recouvert par une sorte de masque, ou mieux, de casque en cuir, qui recouvrait le haut de son visage mais laisser dépasser sur sa nuque de longues mèches de cheveux châtains. Sur le devant, deux verres épais jaunes montés sur des lunettes en bois couvraient ses yeux. Une loupe d'horloger pendait à un ressort. Il se tenait au milieu d'une foule d'automates au repos, d'étagères remplies d'outils et les pièces détachées envahissaient aussi les murs. Un vrai capharnaüm.
– Excusez-moi, murmura tout à coup Gabriella qui venait de se rappeler de ses manières. Êtes-vous l'inventeur qui vit ici ?
L'homme leva le nez et sourit d'un air mi-présomptueux, mi-mélancolique.
– C'est moi en effet. Maestro Brace, à votre service Princesse.
Gabriella regarda son accoutrement un instant. Elle était encore dans sa combinaison de travail et non en robe de fête.
– Excusez-moi mais, comment savez-vous…
– Qui vous êtes ? Facile. Les deux jeunes gardes de la ronde de 23 heures ne tarissent pas d'éloges. C'est bien simple, ils ne parlent que de vous depuis des mois. Cela aurait été bien le diable si je ne vous avais pas reconnue. Vous devez faire des ravages parmi les jeunes officiers…
La remarque lui passa complètement au dessus de la tête.
– J'aimerais savoir, reprit-elle, accepteriez-vous des élèves ? Je cherche un tuteur dans l'art des automates depuis des lustres.
– Ha! Comme si votre Père ne me donnait pas assez de travail ! Je devrais en plus jouer les instituteurs ?
– Je connais les bases. Je ne suis pas complètement incompétente en la matière. Regardez...
– À en juger par ce tournevis très mal tenu que vous transportez dans votre sac, permettez-moi d'en douter.
Confiante, Gabriella sortit de sa poche un petit jouet qu'elle cacha au creux de sa main, suivi d'une petite clé qu'elle utilisa pour remonter le mécanisme. Lorsqu'elle rouvrit sa main, un moineau de cuivre s'y trouva perché. Il sautilla et se mit à piailler tel un véritable oiseau.
– C'est la chose la plus adorable que j'ai jamais vu, sourit Brace qui n'avait pas l'air convaincu.
Mais à peine avait-il prononcé ces mots que le moineau se mit à battre des ailes. Il s'éleva dans les airs et alla, non sans accroches, rejoindre l'épaule du Maître Inventeur.
– Ah. Voilà qui est bien plus fascinant. Il n'est pas chose aisée que de recréer la complexe rotation des ailes d'un de ces volatiles simplement avec des rouages et quelques ressorts. Toutefois, il n'en reste pas moins qu'il ne s'agit que d'un jouet. Un jouet très impressionnant certes, mais un jouet. Il ne vole que parce que vous l'avez fait léger à l'extrême. Et même comme ça, il a peiné à franchir le simple mètre qui le séparait de mon épaule.
Il se saisit du moineau avec délicatesse et alla le rendre à sa propriétaire.
– D'où l'utilité de me trouver un tuteur justement, vous ne pensez pas ?
Durant la conversation, elle s'était rapprochée de trois dômes trônant sur la table, recouverts d'un drap. Mais l'Inventeur s'interposa bien vite.
– Si vous saviez la véritable nature de cet art, vous ne seriez pas en train de rechercher si activement un enseignant. Vous seriez dehors, en train d'observer les étoiles.
Elle releva un sourcil, voyant Brace reculer d'une main protectrice ses inventions cachées. L'homme pointa vers le plafond. Au dessus d'eux, une partie était recouverte d'un hublot de verre, qui reflétait partiellement la lumière du feu. Derrière, on distinguait vaguement le bleu de la nuit.
– Les étoiles ?
– Absolument. Il n'y a pas de meilleur enseignant que la constance du mouvement des astres. Aucune horloge faite de main d'homme n'a la rigueur et l'immortalité du ciel. Voici les horloges des Inventeurs. Après tout, avez-vous déjà vu le soleil ou la lune être en retard ? Non mademoiselle. Leur avancée est si précise que les sages depuis les temps anciens peuvent prédire une éclipse à la seconde près. Et jamais encore l'Univers ne leur a donné tort. Inimaginable. Une telle précision dans le mouvement. Et ici bas nous en sommes encore à recréer l'intégralité de la marche sur deux jambes avec difficulté… Alors imaginez-vous recréer la course de la lune, qui avance sans fil et sans ailes. Celui qui percera le secret de la mouvance du ciel deviendra alors le véritable Maître. Ah si j'étais vous, je serais dehors en train de prendre des notes. De ce hublot, je distingue à peine Mars et l'étoile du berger.
– Alors pourquoi ne pas sortir et l'observer vous même ?
Il répondit tout d'abord par une moue mélancolique.
– Votre père me donne bien trop de travail. Je dois finir cette pièce avant demain, sinon…
Gabriella tenta tout de même de revenir à l'assaut, mais Brace la mit bien vite à la porte.
Mmh ? Oui, je sais ce que vous pensez. Vous vous demandez sans doute comment je sais tout ça, puisque je suis le soleil et que par conséquent je ne puis voir ce qui se passe de nuit. Et bien laissez-moi finir et peut-être que vous aurez une chance de le savoir. Où en étais-je ? Ah oui.
Le lendemain matin, dans le grand salon, le Roi retrouva sa fille et s'empressa de renvoyer tous les valets et les servantes. C'était un petit déjeuner bien froid, chacun à un bout de la grande table, la rumeur du va et vient dans les couloirs les touchait à peine.
– Gabriella, cela fait des mois que tu ne sors pas de tes quartiers.
– Tout va bien, il n'y a pas à s'inquiéter.
– Tu es la seule chose précieuse qu'il me reste et cela me peine de te voir ainsi dériver loin de nous. Moi même, j'ai de plus en plus de mal à m'occuper des affaires d'état mais si tu étais Reine, nous aurions tous deux une ancre pour nous ramener au monde des vivants. Mais en t'épousant, nous serions ainsi côte à côte, égaux sur le trône…
Il y eut un silence surréaliste.
– Ce n'est pas sérieux ?
– Un ordre n'est pas discutable, Gabriella.
Elle tenta pourtant d'argumenter, de s'offusquer, de le secouer, voire même de le supplier mais rien n'y fit. La décision semblait irrémédiable et elle quitta le salon avec une boule au ventre plus lourde que le plomb. Ca n'était pas possible. Son père était devenu fou. Elle se réfugia dans sa chambre et s'y enferma. Elle ne pouvait se résoudre à ne rien faire, hélas elle ne voyait pas beaucoup de recours face à l'autorité d'un Roi, si l'homme sous la couronne d’or refusait d'écouter. Comme après le décès de sa mère, elle se sentit isolée. Elle aurait tout donné pour avoir, à ce moment là, un ami fidèle qui aurait pu lui prêter main forte. Toutefois, passer sa vie au milieu des boulons et des rouages ne vous apportait aucune relation digne de ce nom. Et il n'y avait rien que ses femmes de chambre n'eussent pu faire. Alors son imagination se tourna vers le Maître Inventeur qu'elle avait rencontré le jour précédent. En se rappelant ce qu'il lui avait dit, il lui vînt une idée qui lui parut géniale. Lorsque l'après-midi s'acheva et une fois le conseil d'Etat fini, Gabriella retourna voir son père. Elle exigea, de toute l'autorité dont elle pouvait faire preuve en pareille circonstance, une preuve irréfutable de son amour. Pour ce faire, il devrait lui trouver la plus belle horloge jamais construite, capable de donner simultanément toutes les heures de la terre, mais aussi celles de toutes les planètes connues dans le ciel. Sinon, elle s'ouvrirait les veines plutôt que de l'épouser.
On dira ce qu'on voudra, elle était tout de même maligne cette petite. En théorie, une telle œuvre n'avait jamais vu le jour et devrait prendre des années et des années à fabriquer, si tant est que l'entreprise fut réalisable. Certainement, d'ici là son père aurait recouvré ses esprits. Pourtant le Roi accepta, déterminé à voir son tourment prendre fin. Il pouvait sentir son cœur brûler dans sa poitrine. Il convoqua le soir même Brace et lui demanda de stopper toutes ses expérimentations afin de se consacrer intégralement au projet. Il envoya dans tout le Royaume et au-delà des messagers afin de contacter les plus grands spécialistes.
Une semaine plus tard… C'était un mardi soir je crois, Gabriella se préparait pour aller se coucher quand on frappa discrètement à sa porte. Intriguée, elle alla ouvrir et ne put distinguer qu'un plateau d'argent à ses pieds et une femme en robe noire s'éclipser en douce au bout du couloir. Sur le plateau, un papier plié en quatre. En l'ouvrant, elle ne pu y lire que ceci:
"Sa Majesté vous offrira son présent demain. Vous devez partir ce soir."
Complètement retournée par ce mot, son premier réflexe fut de partir à la poursuite de la mystérieuse figure qui avait disparu en lui laissant ce billet. Elle rattrapa cette femme dans les corridors du Palais et la suivit jusque dans les jardins. Mais une fois là, elle la perdit au milieu des allées de roses et des bosquets de laurier. Bredouille, elle alla trouver refuge derrière les cyprès. Assise contre un muret de pierre blanche qui bordait l'allée, elle prit le temps de penser à ses alternatives… Qui n'étaient ma fois pas bien nombreuses. Si elle tentait de quitter le Palais, la garde l'arrêterait immédiatement. Même les sorties des serviteurs étaient surveillées. Et déguisée, elle n'était pas certaine de ne pas être reconnue. Après tout, même Brace qui ne l'avait jamais vue de sa vie l'avait tout de suite identifiée.
Brace. Peut-être que lui saurait. Qu'avait-elle à perdre ? Gabriella se dirigea en silence vers les forges. Elle escalada le mur et contourna les hauts fourneaux pour éviter d'être vue. Bizarrement elle ne croisa aucun garde dans les environs. Elle se précipita sur la porte de la loge et y frappa rapidement. Une fois, deux fois, trois fois. Jamais il n'y eut de réponse. Mais à la quatrième, le battant se débloqua et s'entrouvrit. Hésitante, elle pénétra dans l'atelier. Il était vide. La cheminée était allumée mais aucune trace du Grand Maître. Tous les outils étaient rangés sur les murs et les étagères, chaque pièce était à sa place. Déçue, elle s'enferma dans la salle, ne sachant quoi faire d'autre. Elle n'avait plus personne pour l'aider et pour s'empêcher de pleurer, elle passa en revue les pièces de cuivre sur les étalages. Il devait y avoir un moyen. Oui un moyen. Elle finit par se saisir d'un morceau de bronze qui ressemblait étrangement à un sabot. Gabriella réalisa alors, qu'elle n'avait besoin de rien d'autre, juste de l'atelier.
Elle travailla avec acharnement toute la nuit, sans pause, sans boire. Chaque heure qui passait était cruciale. Elle ignorait encore comment mettre son plan à exécution, elle savait juste qu'elle allait le faire. Elle fouilla rapidement chaque recoin pour être sûre de récupérer tout ce qui pouvait lui être utile. Et du coin de l'oeil, elle retomba sur les trois dômes recouverts de ce drap maculé, que Brace avait protégés si jalousement. Curieuse, elle souleva le morceau de tissu gris, pour se retrouver face à des cloches de verre. Deux étaient vides, la troisième renfermait ce qui ressemblait à un coeur, fait entièrement d'or et qui remuait sous sa prison transparente. Durant une seconde, elle tomba en extase. Elle avait entendu dire que les automates du Maître Inventeur étaient si réalistes que vous pouviez entendre leur coeur battre. Elle n'avait jamais pris cela au pied de la lettre. Était-ce cela son secret ? Avait-il crée des coeurs pour ses machines ? Sans plus tarder, elle se décida. Des heures entières, elle assembla des bouts de métal dépareillés, essayant tant bien que mal de donner vie à sa création. Ce ne fut qu'à l'aurore qu'elle souleva la cloche de verre, avant de se saisir de l'organe doré. Il était bien plus lourd que ce qu'il n'y paraissait et il palpitait entre ses doigts. Elle le fixa à l'intérieur de son invention, fit les raccords nécessaires et lança le mécanisme.
Aussitôt, le tas de ferraille s'ébranla, dans une symphonie de cliquetis et de crissements rauques. Une paire de boulons gémit, les pattes de l'animal se déplièrent et après quelques mouvements incertains, la machine se mit à sautiller, ruer puis à trottiner.
– Wow. Wooow !
Contre toute attente, une voix métallique se fit entendre dans la pièce.
– Un mulet ! Je suis un mulet! Je n'avais encore jamais été un équidé. Oula, c'est bizarre. J'ai l'impression de marcher avec des aiguilles.
– En fait, tu es plus… Disons, un âne.
– Oh. Bonjour ! Je ne crois pas avoir été présenté. Je suis Amedeo.
– Enchanté Amedeo, je suis Gabriella et je vais vraiment avoir besoin de ton aide.
Il lui tendit timidement son sabot de bronze et elle accepta de lui serrer.
– Bien sûr. Qu'est-ce que ma toute nouvelle forme peut bien faire pour toi ?
Elle le conduisit rapidement jusqu'au coin des écuries, derrière le potager. Ils se cachèrent derrière le virage et se mirent à guetter. Ils n'allaient avoir qu'une seule chance.
– Tu vois là-bas ? On y range les ânes mécaniques qui travaillent au chantier du vieux moulin. Je veux que tu te fasses passer pour l'un d'entre eux et de cette manière tu pourras sortir de l'enceinte du palais sans attirer les soupçons. Elle poussa un interrupteur sur le flanc de l'animal et une longue trappe s'ouvrit sous son ventre. Ses rouages ripèrent et il fut contraint de se retrouver en position assise, très inconfortable pour ceux de son espèce. Gabriella noua le bas de sa robe et se faufila à l'intérieur, ses jambes repliées sous elle et ses mains sur deux poignées prévues à cet effet, avant de refermer le clapet.
– Je n'ai pas vraiment besoin que tu me pilotes tu sais. Je peux me conduire moi-même de façon très efficace. D'ailleurs, je crois me souvenir que…
– Ça n'est pas la question ! Je vais rester cachée ici et tu vas me faire sortir clandestinement par la grille de derrière.
– Oh. C'est plus logique, en effet.
– Attends qu'ils lâchent les ânes et faufile-toi parmi eux. Et surtout souviens-toi, tes semblables ne parlent pas !
La position dans laquelle elle s'était retrouvée était très inconfortable. Le poids de tout son corps écrasait ses jambes et elle allait avoir très rapidement mal au dos. Il n'était possible de voir ce qu'il se passait à l'extérieur qu'au travers de deux fines entailles de chaque côté du cou de son invention. Cet enferment rendit sa respiration de plus en plus difficile. Fort heureusement, elle n'eut pas à attendre longtemps. Bientôt elle entendit de l'activité et une minute plus tard, Amedeo commença à avancer au milieu du troupeau de machines qui suivaient le chemin en direction du moulin écroulé. Le convoi arriva au niveau du chantier ou quelques ouvriers étaient occupés à pousser les gravas dans de solides paniers avant de les suspendre de part et d'autre du corps des ânes. Amedeo accepta son chargement sans hésitation et continua sa route en direction de la sortie en mimant le pas rythmé de ses congénères. Le temps leur sembla à tous deux interminable. Gabriella sut qu'ils étaient au niveau de la grille lorsqu'elle entendit la voix des gardes:
– Tiens. Je ne l'avais encore jamais vu celui-là…
Elle sentit la carcasse autour d'elle vibrer, comme s'il se retenait de pouffer de rire. Elle commença une prière intérieure.
– Étrange, répondit le deuxième, il a l'air en plus mauvais état que les autres.
Cette fois, les secousses stoppèrent net. Elle perçut presque la vexation d'Amedeo lui passer dans les veines. "Ne répond pas. Par pitié, ne leur répond pas." Supplia-t-elle dans ses pensées. Comme s'il l'avait entendue, il continua sur le sentier, sans un mouvement de tête. Ils descendirent la colline en direction des carrières, où la longue ligne d'ânes allait déverser leur chargement, avant de reprendre leur route dans l'autre sens. À la première occasion, l'intrus quitta discrètement le convoi pour se réfugier entre deux rochers. Une fois là, la passagère fut libérée temporairement de sa prison, au moment où elle commençait à croire qu’elle allait mourir étouffée.
– Et maintenant quoi ?
– Je l'ignore, je l'avoue. Je n'ai pas réfléchi à la suite. Je suppose que si nous devons voyager, je ne pourrai le faire qu'en restant cachée.
– Alors laisse-moi quelques minutes de repos. Ce n'est pas pour dire mais c'est quand même quelque chose de te transporter. Euh… Sans vouloir t'offenser.
– Ce n'est pas grave. Je suppose que ça me laissera le temps d…
– Hé! Vous là-bas !
Elle se figea sur place et du coin de l'œil, elle vit les deux longues oreilles s'agiter avec nervosité. Quatre soldats s'avançaient dans leur direction. Il était évident que leur situation n'allait pas être évidente à expliquer. Une jeune femme en robe du soir et un âne mécanique qui parle, tous deux perdus hors de l'enceinte de la ville… Et certainement quelqu'un au Palais s'était d'ores et déjà aperçu de sa disparition. Elle leur fit face soudainement, un grand sourire sur ses lèvres, en essayant d'imaginer ce qu'elle allait bien pouvoir leur dire.
– Bonjour ! Quel beau ciel n'est-ce pas ?
– C'est le mieux que tu puisses faire ? Murmura son complice.
– Shht!
Le groupe avançait d'un pas bourru et elle voyait bien à leur mine qu'ils avaient probablement déjà tout compris. Alors que l'un d'entre eux lançait un avertissement à distance, elle entendit sa voix s'éteindre doucement, avant que son sourcil droit ne se relève. Gabriella perçu clairement dans son dos ce qui ressemblait à un trot de cheval. Elle ne s'attendait pas à voir derrière elle un homme chevauchant un grand pur-sang mécanique, décoré de magnifiques arabesques sur son collier. Son cavalier était tout aussi élégant, coiffé d'un tricorne noir, d'une chemise à jabot en soie et d'un manteau cousu de fil d'argent.
– Messieurs les gentils hommes, déclama une voix des plus altières, n'est-ce pas la une manière très insolente de s'adresser à une Dame ?
– Monseigneur, cette Dame s'est échappée du Palais…
Pour une raison ou une autre, son interlocuteur éclata de rire. Visiblement, le soldat n'avait pas l'habitude de déclencher l'hilarité, puisqu'il se mit à rougir de colère jusqu'au bout des oreilles. Le rire de l'homme se calma un peu et il sortit un mouchoir de sa manche pour s'essuyer le coin de l'œil.
– Ha ! Je vous assure qu'il y a erreur, continua-t-il. La Belle est arrivée avec moi ce matin.
– En robe de chambre ?
– Parfaitement mon brave. Il s'agit de la petite fille du Comte Ramiro. Et je suis le Prince Alessandro. Nous nous sommes enfuis hier soir et nous nous rendions au Palais justement, demander la bénédiction de Sa Majesté. N'est-ce pas mon petit oiseau en sucre ?
L'intéressée grinça des dents en entendant ce surnom absolument atroce, mais crut bon de ne pas répliquer. Devant elle, deux soldats se mirent à hausser les épaules. Elle ne savait pas à quoi jouait cet énervant personnage, cependant elle n'eut pas de meilleure idée en cette seconde. Elle était fatiguée et à bout de nerfs.
– Et l'âne ?
– Il nous suit depuis la route de Danara. Je crois qu'il aime beaucoup Bianco, n'est-ce pas ?
Le cheval d'argent s'ébroua d'un air totalement indifférent. Le capitaine du groupe n'avait pas l'air de gober son histoire. Le cavalier le vit près à dégainer son épée et sans hésitation, lui sauta dessus. Paniqué, Amedeo éjecta un soldat d'un coup de sabot et le pur-sang assomma d'un coup de tête les deux autres. Mais l'escarmouche ayant poussé l'inconnu à se jeter la tête en avant, il se retrouva avec son couvre chef coincé sur la tête. Ce ne fut que dans cette situation, son tricorne lui cachant la moitié du visage, ses cheveux s'étant détachés dans la bagarre, que Gabriella le reconnu.
– Brace ?
Il arrangea sa coiffe avant de sourire bêtement. Le ton agaçant de sa voix avait disparu.
– Princesse.
De surprise peut-être, elle le frappa à l'épaule avec toute la force qu'il lui restait. Mais l'homme ne répondit que par un rire joyeux avant de se relever et de s'épousseter vivement.
– Où avez-vous trouvé ce costume ?
– Je l'ai volé, pardi! Je ne pouvais pas partir en tablier. Ah mes excuses, je vois que je vous dois quelques explications. Je suis Sebastian Afanasie il Tercero. Mes hommages. J'ai été capturé et enfermé par votre père il y a dix ans de cela. J'ai décidé de troquer mon savoir contre ma vie. Ainsi est né Maestro Brace, le mystérieux inventeur qui ne pouvait quitter son laboratoire. Mais également la dame vêtue de noir, qui est gentiment venue vous prévenir.
– C'était vous ?
– Évidemment. Échapper à la surveillance du Roi n'est pas aussi simple qu'il n'y parait. Et qui aurait pu me soupçonner de quitter ma prison en robe ? Maintenant, si vous le voulez bien, il faut nous faut partir. Je n'ai pas mis des années à préparer mon évasion, pour voir mon plan mis à mal par quelques imprévus et certainement pas par la fille de mon ennemi. Venez, nous devons rejoindre la frontière au plus vite. Mon cousin Angelo a hérité de ma Principauté après ma disparition. Il nous offrira l'Asile si nous pouvons parvenir jusque là.
Il la pris par le bras et la conduisit jusqu'au pur-sang.
– Bianco est assez résistant pour nous transporter tous les deux. Il n'y a pas de machine plus rapide que lui dans toute cette partie du monde.
– Mais Amedeo, interrogea-t-elle, je ne peux pas le laisser là.
L'Inventeur jeta un regard amer vers l'étrange création, comme s'il l'avait reconnu.
– Ce n'est pas toi, Amedeo, que le Roi recherche. Il ne t'arrivera rien si tu restes ici à l’abri. Bien sûr si tu veux tenter de nous suivre, je ne t'en empêcherai pas, mais je ne pourrai pas être retardé non plus.
L'animal se rapprocha de sa camarade qui avait l'air peinée.
– N'ai crainte princesse. Je suis peut-être un âne mais je ne suis pas une bourrique. Je te suivrai sans difficulté.
Sebastian s'installa derrière Gabriella sur la monture. Tous les quatre s'éclipsèrent à une allure vertigineuse et au bout de quelques minutes, malgré les secousses, la plus jeune s'endormit, complètement vidée. Sur leur route vers le nord, l'Inventeur ne pu s'empêcher de jeter un regard de temps à autre derrière lui. Amedeo suivait à bonne distance, mais il suivait. Contrairement à ce qu'il avait dit, il ordonna à Bianco de faire de courtes pauses pour ne pas semer complètement leur poursuivant. Le Pur-sang s'exécuta avec un air des plus hautains. On lui gâchait son plaisir.
La plupart des oreilles n'auraient pu l'entendre, mais Sebastian avait l'instinct des plus grands ingénieurs, croyez-moi, et de temps à autre il percevait le tintement d'un boulon ou d'un écrou qui tombait à terre. Le corps de métal de l'âne se délitait sous la pression de la course. Et pourtant il suivait encore.
Lorsque Gabriella rouvrit les yeux, ils étaient encore en train de galoper. Après un long silence, elle finit par demander à l'étrange figure ce qui lui avait valu le courroux de son père. Sa réponse fut plutôt vague:
– J'ai eu une adolescence très ambitieuse. J'ai vu une opportunité de devenir Roi, je l'ai saisie et j'ai perdu. Rien de bien extraordinaire.
Ce petit malin changea de conversation en lui racontant des anecdotes sur la mécanique.
Une fois la nuit tombée, les fuyards établirent un campement de fortune loin de toute civilisation, dans les collines. Mais cette fois ce fut à Sebastian de veiller. Une fois seul, il alla poser la paume de sa main sur le museau de son âne, qui les avait rattrapés.
– Tu m'as l'air bien fourbu mon ami. Comment te sens-tu ?
– Très chanceux que la douleur physique soit inconnue des machines. Quoi que ce soit alarmant de perdre des pièces de son corps.
– Je peux l'imaginer. Cette forme doit être embarrassante…
– C'est un corps comme un autre. Je n'ai pas ton ego, Sebastian.
– Ca manque tout de même de dignité. Tu as été fait à partir d’un être influent. Hélas il n'y a rien de mieux que je puisse t'offrir pour le moment.
Il savait que le temps pressait. Déjà au Palais, le Roi avait ordonné que sa poitrine soit serrée par d'épais bandages. Ainsi il fut incapable de dormir. Et il envoya ses éclaireurs, comme autant de vagues d’insectes parcourant la campagne.
Gabriella fut réveillée au petit matin. À peine s'était-elle redressée que l'Inventeur lui tendit une boule de cuivre scellée par plusieurs écrous.
– Tenez, prenez ça et allons nous-en. Il est dangereux de s'arrêter trop longtemps.
Elle regarda autour d'elle et constata alors avec horreur qu'une pile de pièces détachées gisait derrière des buissons.
– Mon Dieu, qu'avez-vous fait ? Vous l'avez démonté !
– Il ne pouvait plus nous suivre. Il se serait écroulé aujourd'hui ou demain. Mais son coeur est en sécurité à l'intérieur du réceptacle. Vous pourrez le reconstruire une fois arrivée…
– Comment puis-je savoir qu'il est vraiment à l'intérieur ?
– Ha ! Vous voulez rire ? Je ne comptais pas le laisser ici. C'est quelque chose d'extrêmement difficile, de construire un cœur fonctionnel en or massif. Il en faut de la sueur, de l'espoir, du sang et des larmes de douleur. Il faut bien sûr le modeler d'après un véritable cœur de chair. Mais il ne peut être forgé qu'une nuit sans lune et sans étoiles, sinon il ne battra pas.
Le réceptacle pesait une tonne. Si bien que Sebastian dû le tenir pendant qu'elle grimpait sur le dos de Bianco.
– Comment avez-vous inventé ça ?
– C'est un procédé qui existe depuis longtemps, mais il est tenu caché. C'est un art mystérieux et difficile que de comprendre la mécanique du cœur et très problématique lorsque l'on n'en comprend pas l'alchimie. Ils ont une volonté propre, indépendante de leur porteur. Si vous ne pouvez l'accepter alors vous allez au devant de gros ennuis.
Il leur fallut encore plusieurs jours pour rejoindre la frontière et encore quelque temps avant d'arriver au château qu'occupait à présent Angelo Della Nebbia.
Montegrigio se tenait parmi les chaînes de montagnes du Nord et le sommet des plus hautes tours de la bâtisse allait percer les nuages, plus fines et élégante que des clochers de cathédrales. Le cousin de Sebastian les accueillit avec flegme, sans toutefois cacher sa surprise. Son prédécesseur avait été laissé pour mort pendant presque dix ans. Il n'y avait néanmoins pas la moindre trace d'animosité ni dans son regard, ni dans son sourire. Le Prince ressuscité expliqua la présence de Gabriella racontant qu'elle l'avait aidé à s'enfuir, sans toutefois en dire plus. Cette dernière, qui avait compris que sa situation était très précaire, joua le jeu. On lui offrit une chambre et elle l'accepta sans discuter. Pendant que les deux cousins réglaient leurs petites affaires, elle se perdit corps et âme dans la reconstruction d'Amedeo. De temps à autre, elle parvenait à convaincre Sebastian de lui venir en aide. Malgré tout, il insista pour que ce soit elle et elle seule qui reconstruise son âne.
– Il est devenu vôtre à présent, répondait-il.
De son côté l’Inventeur était tombé dans une routine bien étrange. Chaque jour il complotait pour renverser le Prince Angelo, et récupérer sa place, coûte que coûte, hélas sans succès. À vrai dire, personne ne voulait vraiment le voir revenir sur le trône. Son cousin était bien meilleur politicien qu'il ne l'avait jamais été et ces dix ans de captivité avaient laissé leurs marques. Il était devenu un étranger sur sa propre terre. Un exilé après son premier exil. Malgré ses agissements, Angelo lui laissa une position de conseiller dans son gouvernement. Il était de la famille après tout. Malheureusement, Sebastian n'était plus à jour sur les affaires d'état, et cela se ressentait dans ses décisions. Il avait été absent bien trop longtemps.
Peu à peu, lui aussi noya sa contrariété dans les automates. De temps à autre, il enseignait à la Princesse quelques uns de ses plus beaux secrets. Il lui trouva les instruments les plus minutieux et lui apprit à faire parler l'argent et chanter le bronze. Ils passèrent tous deux tant de nuits blanches à tenter de percer à jour les étranges mécaniques du ciel. En un rien de temps, l'âne fut remis, plus beau et plus fort qu'il ne l'avait jamais été. Il suivait Gabriella partout. Hélas, je suppose que vous le savez, une telle vie ne pouvait durer éternellement. Un messager du Roi Giove arriva à Montegrigio un matin. Et nos deux évadés furent convoqués devant le Prince Angelo, qui tortillait sa moustache blonde en signe de mécontentement.
– Et bien mon cher cousin, une lettre de ce matin m'apprend que vous m'avez fait de petites cachoteries. Je vais vous la lire tiens: Moi, Souverain de la côte Est, j'entends que vous possédez au sein de votre cité Gabriella Di Nora, Princesse au sang pur, que vous retenez captive. Emmenez-là au lac d'Anzo avant l'aube du cinquième jour de ce mois-ci ou vous affronterez les 2000 lances de mes cavaliers et le feu purificateur comme punition pour avoir…
– Soit, interrompit Sebastian, mais avant de s’emporter, il y a peut-être une ou deux…
– … Pour avoir enlevé ma fiancée! Bon sang, à quoi est-ce que tu pensais ?
Alors que la voix grondante d'Angelo finissait de tomber, un silence glacial s'empara de la pièce. L'homme se tenait sur son trône aux arabesques d'or, une colère perçante logée dans son regard. La jeune femme voyait bien qu'il fixait son cousin bien plus qu'elle. Celui-ci finit par rompre le silence en un murmure:
– Vous ne pouvez pas sérieusement accepter son offre.
– Ah vraiment ? La petite guerre que tu as menée il y a dix ans a bien failli nous détruire. Giove a une armée de cinq mille hommes au total, plus les machines que tu lui as gentiment fournies au fil des années…
– D'ACCORD! D'accord, d'accord! C'est moi. C'est ma responsabilité, j'ai commis une faute et je vais la réparer. Gabriella, pourriez-vous sortir un instant, j'ai besoin de m'entretenir avec sa Seigneurie qui s'est levée du pied gauche ce matin.
– Vous plaisantez ? Vous ne pouvez pas m'exclure de la conversation comme si je n'avais rien à y voir !
– En d'autres circonstances, je serai d'accord mais pour l'instant je dois convaincre Son Excellence de ne pas m'empaler sur le champ devant la porte. Alors si vous voulez bien nous excuser…
Sebastian la poussa, littéralement, jusqu'au couloir et s'enferma avec le Prince. Durant les dix minutes qui suivirent, ce ne fut qu'un brouhaha confus dans la salle. La conversation semblait s'envenimer de plus en plus, et les deux cousins parlaient si vite qu'elle avait beau presser son oreille contre le battant, elle ne pouvait presque rien en distinguer. Finalement, tout ce bruit se tut, puis Sebastian finit par sortir en trombe de la pièce, l'air contrarié, un filet de sang coulant de ses narines.
– Tout va bien. Nous sommes arrivés à un accord, tout est arrangé.
– J'ai du mal à vous croire.
– Que voulez-vous. Entre cousins il est parfois difficile de se comporter en adultes responsables.
Il renversa sa tête vers l'arrière pour ralentir le saignement.
– Demain matin je vais partir à la rencontre du Roi et mettre un terme à cette pagaille. Je le mettrai au défi de telle sorte qu'il ne pourra pas refuser. Si je perds, et bien au moins il n'y aura pas de guerre et vous aurez assez de temps pour vous cacher. Si je gagne, il devra renoncer à sa folie ou mourir.
– Vous n'êtes pas sérieux !
– Il n’y a pas d’autre issue. Vous ne lui voulez pas de mal mais comprenez bien que sa raison a été anéantie. Qui croyez-vous qu'il est venu chercher, pour fabriquer votre cadeau de mariage ? Vous n'avez pas vu ses yeux à ce moment là. Ce n'est plus un homme, c'est une tempête de flammes. Il ne s'arrêtera pas de vous chercher jusqu'à ce qu'il s'éteigne.
– Ne peut-on l’aider ?
– Je suis Ingénieur Gabriella, pas rebouteur.
La pauvre ne trouva pas le sommeil cette nuit là. Lasse d'attendre, elle descendit retrouver Amedeo qui trottinait tranquillement dans la cour. Tout deux firent quelques pas en regardant la danse des chauves-souris.
– Crois-tu que mon père finira par abandonner, à la longue ?
– J'en doute fort.
– Comment le sais-tu ?
– Difficile à dire. Être un cœur sans corps vous offre un certain niveau d'omniscience. J'ai entendu son désespoir au travers du vide, par exemple. Je l'entends crier à la nuit. Mais ce qui me lie à votre père, je l'ignore. Sebastian saurait.
– Est-il étrange alors que je ne ressente pas de tristesse ? Je suis complètement engourdie. Je n'ai même pas pleuré à l'enterrement de ma mère. C'est comme si un interrupteur avait coupé les mécanismes dans ma tête. Je ne crains même pas la guerre. C'est pour ça qu'il est peut-être temps que je prenne mes responsabilités. Demain, je vais partir à la place de Sebastian. J'aimerais que tu viennes avec moi.
– Demain Princesse ? Ce n'est pas Bianco que j'ai vu sortir des écuries tout à l'heure ?
Elle le regarda et ses yeux s'arrondirent.
– Maintenant je me rends compte que j'aurais dû mentionner ça plus tôt.
Gabriella enfila sa tenue de travail et tous deux partirent à la poursuite du maintenant volatilisé Sebastian. Ils n'avaient pas beaucoup de chances de rattraper le cheval mécanique le plus rapide de la contrée, mais au moins ils pourraient peut-être suivre les traces de sa course. Les noctambules et les insomniaques purent voir passer sur la grand route une étrange jeune femme aux cheveux noirs chevauchant un âne de fer qui clopinait aussi vite que le vent ; personne ne les croirait jamais. Cela leur prit la majeure partie de la nuit pour atteindre le lac et les troupes de Sa Majesté y stationnaient déjà. Le spectacle de ces étendues de tentes militaires ne fut pas ce qui reteint le souffle de la cavalière.
En contre-bas, juste devant l'entrée du camp, un golem de fer haut comme une maison barrait la route de son probable inventeur, qui se tenait devant Bianco. Le cheval hennissait nerveusement. La poussière tournoyait autour d'eux.
– Je crois que ça veut dire que mon père a refusé.
– Princesse, je ne suis pas sûr que…
– Ils ne nous ont pas vus ?
– Pas encore.
Sous la lumière de la lune, la carcasse du pur-sang s'ouvrit, révélant le cœur brillant qui battait dans un réceptacle de verre. Ses mécanismes intérieurs tournaient à toute allure et l'agencement de ses membres et de son armature changea radicalement. Sebastian fut englobé sous une coque de plaques argentées et Bianco devînt alors une armure dont la tête d'équidé rentra au plus près de ses épaules. Sa queue faite d'une volute fine devînt un sabre entre les mains de cette machine nouvelle, qui avança droit sur la montagne qui leur barrait la route. Le golem frappa la terre violemment du pied et Bianco, qui maintenant se tenait sur deux jambes, ne put que tituber vers l'arrière.
– Sebastian est trop fier pour faire demi-tour. Il va nous falloir y aller.
– Hum… Hum… je ne voudrais pas jouer les pessimistes mais que comptes-tu faire de plus ?
– J'ai encore ma clé de douze dans ma poche. Emmène-moi derrière cette chose sans qu'il nous voie.
L'obscurité jouait en leur faveur. Amedeo galopa aussi discrètement que possible jusqu'aux mollets du golem, toujours occupé, et à toute allure il éjecta sa passagère vers le haut de la jambe du monstre. Conscient de l'impact, la chose tourna ce qui lui servait de tête. Une main implacable se saisit de l'âne qui ne put s'échapper. Quelques secondes plus tard, la carcasse déchirée en deux d’Amedeo retomba lourdement sur le sol et le cœur d'or roula hors de sa coquille protectrice. Inconsciente de ce fait, Gabriella commença à démonter l'une des plaques, accrochée à un tube de refroidissement. Une machine n'était pas différente de n'importe quel autre système. Il fallait juste savoir où étaient les rouages vitaux. Plus en hauteur, le golem avait décidé d’en finir. Le reflet brillant attira alors son attention. Il s'apprêta alors à piétiner l'organe de son assaillant, mais ne rencontra que la solide armure de Bianco qui s'était jeté entre lui et le coeur. Mais déjà son ossature craquait, menaçait de céder sous le poids.
Gabriella n'avait jamais travaillé aussi vite. Elle déboulonna la plaque, et pénétra à l'intérieur de l’engin. Les turbines tournaient si vite. Son esprit tenta de discerner les mécanismes à l'œuvre avant de choisir un rouage et d'y coincer brutalement sa clé. La jambe s'immobilisa et elle entendit une pièce se rompre au dessus. Paniquée, elle fit tout pour se sortir de ce piège à rat. Le golem grinça, puis tangua avant de s'écrouler sur le côté dans un bruit atroce de métal froissé qui aurait pu vous crever les tympans. Sauf que, en tombant, la tuyauterie en cuivre vola en éclat et un fragment acéré alla se loger dans le ventricule gauche de son pilote. Car oui, il y avait bien un pilote. Et quand le sas s'ouvrit enfin, le Roi en sortit, mortellement blessé. Lorsque Gabriella se releva, tout ce qu'elle vit fut son père ramper hors de la carcasse, couvert de sang. Elle se précipita vers son corps et le pris dans ses bras, mais il ne pouvait déjà plus parler. Les yeux hagards, il lui tendit la couronne qu'il portait encore sur lui.
Pendant ce temps, Sebastian s’était extirpé de son armure d'argent, pour aller recueillir le vestige d'Amedeo, qui se tortillait dans le sable comme un poisson sur la plage.
– Pardon mon ami, nous t'avons tant maltraité…
Il leva les yeux à temps pour voir le dernier souffle du Roi et les larmes de sa fille. Alors ce cœur qui avait tant de fois terminé sa course dans les ténèbres, ce cœur qui avait été transpercé par un bout de cuivre, disparu une dernière fois.
Et je me suis levé.
Pour la première fois, j'ai ouvert les yeux et j'ai su que j'étais le soleil.
Quelle histoire.
Je vois tout d'ici. Et j'ai des souvenirs de cette aventure.
Il fait si calme là haut. Il fait si bon, chaud. Pas brûlant, juste chaud. Étrangement je sais que si je veux partir je le peux. Mais je ne pourrais pas expliquer pourquoi. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, ce que je sais je vous l'ai dit.
Sebastian me jalouserait s’il savait tout ce que je peux comprendre et discerner à présent. Adieu visions des flammes de l’enfer et illusion de la solitude. Adieu le temps qui passe. Il n’y a que l’énergie vibrante, à perte de vue. »