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Publié par Beatrice Aubeterre, le lundi 16 novembre 2015

MUTATIS MUTANDIS – PAR BEATRICE AUBETERRE

D’après le conte « Peau d’âne » de Charles Perrault

La tour blanche s’élevait comme une immense aiguille d’ivoire par-dessus l’océan des toitures vertes de Prynn. Elle s’évasait en son sommet, pour recueillir une assemblée choisie dont l’attention était fixée sur un être masqué, revêtu d’un habit d’or.

Assise sur l’un des deux trônes d’albâtre installés sous le dais de velours incarnat, Naan'see contemplait la scène avec intérêt. Seule sa livrée offrait une certaine prestance au corps maigre et anguleux du transmutateur. Le masque traditionnel amplifiait la disgrâce de son visage : oreilles effilées, grandes dents, long nez, qui lui avaient valu le surnom d'« Âne » à la cour de Prynn.

Ses mains, seule partie apparente de son corps, brandissaient une délicate couronne d’étain, figurant des feuilles de saules entrelacées ; sous le regard médusé de l’assistance, un nuage d’éclairs bleus apparut autour de lui. Quand ils s’évanouirent, la couronne étincelait de l’or le plus fin. L’Âne s’avança vers le dais ; en s’inclinant, il offrit le résultat de la transmutation à Naan'see, qui le remercia d’un léger hochement de tête.

Un serviteur apparut devant elle pour la soulager de l’objet précieux. Seule parmi l’assistance, qui s’extasiait sur l’objet précieux, elle suivit du regard le départ de l’Âne : la princesse possédait un visage plus harmonieux, mais elle présentait comme lui la silhouette élancée, l’ossature légère et les traits anguleux des « peuples compromis ». Même si ses cheveux grenat et ses yeux sombres révélaient sa part de sang estuarien.

La mère de Naan'see n’était pas née en Estuarie, mais dans le petit royaume d'Abanaxis. Ses yeux tombèrent sur l’anneau qui encerclait son doigt : une merveille d’orfèvrerie, enchâssée d’une pierre de Sirrz. Cette pierre était capable d’absorber un peu de l'essence de son porteur. Si deux personnes possédaient une énergie compatible, leurs gemmes s’illuminaient à l’unisson. Son père, le roi Tortram, qui n’avait jamais pu trouver une épouse au sein de son propre peuple, avait vu la sienne s’illuminer en présence d’une jeune femme qui se promenait dans un parc voisin en compagnie de sa servante. Il avait été frappé par sa beauté gracile et le charme de ses manières et avait aussitôt demandé sa main à sa famille.

Mais le roi ignorait la tromperie dont il avait été victime ; même si elle possédait une pierre de Sirrz, Ell'see n’était pas la maîtresse, mais la domestique ; les deux jeunes filles avaient laissé le doute planer pour ne pas faire fuir le prétendant. La famille qui l’employait n’avait pas détrompé le roi, pour ne pas sacrifier les avantages qu’elle pourrait en tirer. Mais pire encore, la nouvelle reine n’était pas vierge du sang des Compromis. Elle possédait des pouvoirs de transmutation, d’un genre singulier : sa spécialité était l’altération du vivant, dont elle s’était servie pour atténuer la pointe caractéristique de ses oreilles et l’angle trop affirmé de ses yeux.

Contre toute attente, l’union bâtie sur un double mensonge avait été heureuse ; Ell'see avait, dès sa naissance, modifié les traits de faille ; par la suite, elle lui avait secrètement appris son art, dès qu’elle avait réalisé que Naan'see avait hérité de ses dons.

Elle tressaillit légèrement quand la main de son père se posa sur son épaule :

« Ce spectacle était admirable, n’est-ce pas ? »

La princesse savait que l’engouement de son père était feint ; depuis la mort de son épouse, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Certes, il parvenait toujours à gouverner son royaume, mais l’énergie, la flamme intense qui l’avait toujours caractérisé l’avait déserté. Il n’y avait que deux choses qui pouvaient la ranimer, encore que brièvement : la présence de sa fille, et les merveilleuses prouesses de l’Âne.

Le roi escorta sa fille jusqu’à l’engoulevent-titan qui les attendait sur le rebord de la tour. Tortram dut l’aider à s’installer dans la nacelle, tant elle était embarrassée par ses amples jupes et son corset. Il s’installa à côté d’elle, prenant machinalement sa main, tandis que le dresseur faisait décoller l’oiseau gigantesque. Il glissa sans heurt sur les courants aériens, en direction du palais royal qui s’élevait au sommet d’une haute montagne noyée de végétation colorée : une merveille de calcaire blanc ouvragé comme de la dentelle, créée par les plus habiles transmutateurs du royaume.

L’engoulevent-titan se posa en douceur sur la large rampe ornementée. Des serviteurs se précipitèrent pour assister la famille royale. Naan'see gagna ses appartements, malgré les tentatives de son père pour la retenir. Sa servante lui ôta aussitôt corset et jupons, qu’elle remplaça par une simple robe blanche. Soulagée, la princesse se retira dans son jardin privé et s’assit sur un petit banc, à côté d’un ruisseau qui gargouillait au milieu des fleurs multicolores. Elle en cueillit une, un œillet pourpré, et appela en elle la force chaotique qui permettait aux transmutateurs de modifier la matière ; les pétales effilochés se parèrent d’une nouvelle couleur azur. C’était un exercice simple, mais discret, qui lui permettait d’entretenir son talent. Déjà, le jour commençait à baisser. Son père solliciterait sa compagnie pour le dîner et elle ne pouvait décemment refuser.

« Votre Altesse ? »

En entendant la voix de sa servante, Naan'see s’étira et se leva de sa couche pour aller s’asseoir devant sa coiffeuse ; Ellezee la coiffa soigneusement puis alla chercher sa tenue du jour. La princesse écarquilla des yeux surpris devant la robe couleur d’azur :

« Mais… c’est une des robes de ma mère !

— Votre père tint à ce que vous la portiez, expliqua la servante, gênée.

— Mais… pourquoi ? s’enquit-elle nerveusement. Il y a bien d’autres tenues qui me vont mieux… Passe-moi plutôt la robe rouge, je te prie… »

Ellezee se mordilla la lèvre :

« Je… je suis désolée, Votre Altesse, je ne peux désobéir à la volonté du roi…

— Soit. Fais comme on te l’a demandé, soupira la jeune fille… »

Ellezee rajouta un peu de fard sur ses paupières et de couleur sur ses lèvres trop pâles, puis attacha autour de son cou un large collier. La princesse enfila une paire de mules brodées avant de se lever dans le bruissement de ses amples jupes.

La salle dans laquelle la table était dressée avait été la préférée de sa mère, un jardin intérieur aux murs de cristal mouvant qui coulait comme de l’eau. Son père l’y attendait, les mains derrière le dos, resplendissant dans un pourpoint assorti à sa propre tenue – ce qui ne manqua pas d’intensifier son malaise. Il se retourna pour la contempler avec un regard d’une intensité dérangeante. Il tendit une main chargée de bague ; elle y posa ses doigts fins.

« Vous tremblez, mon enfant ?

— Un peu de fatigue, père. Je vais sans doute devoir me retirer tôt…

— Je comprends. Rassurez-vous, j’ai demandé un repas léger… »

Une cohorte de serviteurs silencieux leur apporta des mets raffinés sous des cloches d’argent ciselé et des boissons délicieuses dans des carafes de cristal. Tout du long, une épaisse chape de silence pesa dans la pièce. Gênée, la princesse laissait erre son regard, tripotait ses couverts… Sa gorge était trop serrée pour lui permettre d’avaler quoi que ce soit…

« Naan'see… »

La jeune fille sursauta, laissant échapper sa cuillère qui tinta sur le rebord de l’assiette d’albâtre.

« Pè… père ? »

Lentement, il leva sa main, lui montrant sa pierre de Sirrz. Devenue terne à la mort de son épouse, elle brillait de nouveau d’une belle lueur verte. Soulagée, le princesse esquissa un large sourire :

« Quelle merveilleuse nouvelle ! Qui est l’heureuse élue ?

— Celle dont la bague brille du même éclat… »

C’est alors qu’elle baissa mes yeux vers sa main : son propre anneau avait pris vie, avec une fulgurance qu’elle ne se serait jamais attendue à voir. Effarée, la princesse poussa un cri et se leva d’un bond. Au passage, ses jupes accrochèrent la nappe de fine étoffe et elle entendit toute la vaisselle précieuse tomber au sol dans un grand fracas. Sans se retourner, elle fila vers la chambre où elle s’enferma à double tour. Elle resta prostrée, l’esprit en proie aux pires tourments, sans pouvoir fermer l’œil…

Quand enfin elle reprit un peu conscience d’elle-même, elle attrapa une plume, du papier et composa une lettre à Zellin'aa, l’ancienne maîtresse de sa mère. Puis elle referma soigneusement l’enveloppe et demanda à Ellezee de la porter à un coursier rapide et discret. Tant qu’elle ne recevrait pas la réponse, elle demeurerait cloîtrée dans la pièce, loin des avances et de la folie de son père.

Zellin'aa avait été mariée à un riche négociant de la côte ouest de Perambreen, à deux jours de chevauchée. En attendant la réponse de sa tante adoptive, la princesse demeura isolée dans sa chambre, prétextant une maladie passagère. Cette situation ne pouvait durer éternellement ; elle voyait déjà le moment où son père forcerait la porte de sa chambre. Enfin, au soir du quatrième jour, Ellezee lui tendit une enveloppe : elle la lui arracha pratiquement des mains et se précipita sur son lit pour la parcourir avidement :

« Mon enfant, je comprends ta confusion. Comment ton père peut-il penser briser un tabou aussi ancien et universel ? Peut-être peux-tu tenter repousser l’échéance en lui demandant une preuve de sa ferveur ? Quelque chose de tout bonnement… impossible ? Le temps qu’il y parvienne, même avec l’aide de ses transmutateurs, il aura peut-être le temps de revenir à la raison… Je te propose de lui demander une robe couleur du temps. Cela devrait lui donner suffisamment à penser.

Zellin'aa. »

Le princesse replia la lettre en fronçant les sourcils ; était-ce une idée raisonnable ? Mais après tour, elle n’avait aucune raison de ne pas avoir confiance en la sagacité de Zellin'aa.

« Pourquoi, ma fille, souhaitez-vous ainsi m’éprouver ? N’avez-vous pas confiance en la force de mes sentiments ? »

Malgré le regard affligé de son père, Naan'see s’obligea à sourire :

« Vous m’avez prise de cours ! Je dois être sûre qu’il ne s’agit pas d’un caprice…

— Comment pouvez-vous le croire ? »

Elle en avait presque de la peine pour lui. Mais ce n’était pas une raison pour laisser libre cours à sa folie !

« N’aviez-vous pas offert à ma mère ces appartements magnifiques qui sont à présent les miens ? Je dois être sûre que vous m’aimez autant que vous l’avez aimée ! »

Elle lut dans le regard de Tortram qu’elle avait touché juste ; elle s’en voulait tout à la fois de le blesser et de le conforter dans ses projets déraisonnables, mais elle se fiait à Zellin'aa.

« Je vous fais la promesse que je vous offrirai une réalisation à la hauteur de mon amour pour vous », souffla-t-il. Il leva ses mains à ses lèvres pour y poser un baiser. Une fois encore, elle s’obligea à sourire, avant de battre en retraite.

Dans les jours qui suivirent, elle constata que l’idée de sa tante lui offrait effectivement un répit ; son père conservait des manières pleines de retenues même s’il se montrait particulièrement attentionné.

Elle finit par s’habituer à cette routine qui avait retrouvé sa douceur. Jusqu’au soir où son père la convoqua dans la salle d’apparat du palais, une véritable forêt de piliers d’or qui supportaient une voûte de feuilles en marqueterie de pierre fine. Son père se tenait à côté d’une haute boîte recouverte de satin, maintenue par deux serviteurs.

La jeune fille sentit son cœur plonger. Elle avait presque oublié sa demande déraisonnable. Les domestiques dressèrent autour d’elles un large paravent ; deux femmes de chambre la dévêtirent pour lui passer la robe merveilleuse, avant de présenter un miroir devant elle.

Les transmutateurs royaux s’étaient surpassés : comme un précieux joyau, un cadran ciselé ornait le bustier ; au fil du mouvement des aiguilles, le bleu azur du bustier passait au noir piqué d’étoiles, parcouru de cotonneuses nuées et d’astres majestueux. Au niveau de la taille figurait une forêt dont le feuillage jaunissait puis roussissait pour tomber, avant de se couvrir de neige et de verdir de nouveau ; juste en dessous passait une rivière dont les flots tourbillonnaient autour de ses pieds.

La jeune fille se sentait tout à la fois abasourdie par l’admiration et affligée que son père ait pu exaucer un souhait aussi complexe. Les yeux sombres de Tortram la transperçaient, l’empêchant de bouger tant qu’elle n’aurait pas donné son avis. Elle baissa la tête, tendant de réfléchir : que ferait Zellin'aa dans de telles conditions ?

« C’est réellement merveilleux. Je… suis admirative… Et reconnaissante. C’est une véritable merveille, à la hauteur de vos sentiments… Mais…

— Mais ? » répéta Tortram, haussant un sourcil.

Naan'see déglutit péniblement :

« Je ne suis pas encore certaine… »

Le roi écarta les mains, agacé :

« Certaine de quoi ? Que puis-je faire de plus pour vous ? Vous décrocher la lune ? »

Elle releva la tête, prise d’une inspiration subite :

« Pourriez-vous m’offrir une autre robe… une robe couleur de Lune ? »

Le regard du roi exprima un mélange d’incompréhension et de frustration, mais il baissa la tête en soupirant :

« Même si je ne vous comprends pas, je ferai de mon mieux pour vous satisfaire. »

Il tourna les talons et quitta la pièce, laissait Naan'see seule dans sa robe couleur de temps.

Une fois dans ses appartements, la princesse réfléchit longuement, puis demanda à Ellezee :

« Peux-tu faire venir le médecin du palais ? Peut-être saura-t-il comment soigner la folie du roi… »

La servante obtempéra et revint rapidement avec maître Zeemari, un petit homme discret et consciencieux. Il s’inclina profondément devant la princesse, qui l’invita à s’asseoir.

« Je vais vous parler sans détour. Je m’inquiète pour la santé de mon père. En particulier celle de son esprit. Pensez-vous possible de le guérir de ces… idées fixes ? »

Zeemari piqua du nez, incertain :

« À vrai dire, Votre Altesse, ces maux sont pour nous bien mystérieux. Nous possédons bien des substances capables de calmer certaines… ardeurs ou d’éclaircir les idées, mais je doute de leur efficacité dans un cas aussi… sérieux. Mais je peux essayer. »

Naan'see soupira : elle aurait dû se douter que ce ne serait pas si simple.

« Le roi ne doit rien savoir, se hâta-t-elle de préciser.

— Que Votre Altesse n’ait aucune inquiétude, l’assura-t-il gentiment. Je n’approuve pas plus que vous la situation. Je ferai de mon mieux… »

Durant les jours qui suivirent, le roi montra quelques changements d’humeur : il se montrait tour à tour apathique, enfiévré, rêveur… Mais rien ne semblait pouvoir le faire dévier de ses objectifs. Un matin, une nouvelle convocation fut apportée à Naan'see par l’un des serviteurs du palais.

« Vous m’aviez confié une nouvelle épreuve. Une fois encore, j’ai mis tout mon cœur, toute mon âme à vous satisfaire, ma fille, ma promise. En dépit des maux qui n’ont cessé de m’assaillir… »

Elle frémit légèrement, en se demandant s’il se doutait des machinations dont le médecin s’était rendu complice. Mais il semblait trop passionné pour avoir réalisé quoi que ce soit.

Une nouvelle armoire fut apportée, figurant cette fois un ciel étoilé ; quand les portes s’ouvrirent, elle dut reconnaître une nouvelle fois le génie des transmutateurs. La robe était pour moitié d’or pâle, pour moitié d’un noir velouté piqué d’étoiles qui brillaient doucement. La partie lunaire était brodée de motifs figurant les dessins de sa surface. La jeune fille réalisa que la proportion des deux partis se modifiait, comme la lune qui changeait de taille au fil des mois. C’était comme si on avait découpé un morceau de ciel nocturne pour l’en revêtir…

« Eh bien, ma fille ? Êtes-vous conquise ? »

Elle secoua la tête, plongée dans un tourbillon d’admiration et de désespoir.

« Je commence à l’être, père. Je pense qu’après un tout dernier témoignage de votre ferveur, mon consentement sera acquis.

— Un tout dernier témoignage ? Alors, laissez-moi vous proposer ce dernier défi : ce sera une robe aussi éblouissante que vous l’êtes. Une robe couleur de soleil. »

« Qu’il en soit ainsi », déclara-t-elle solennellement, bien décidée à mettre en place un nouveau plan.

À partir de ce moment, Naan'see employa tout son temps à mettre en place son projet. Quand le jour arriva, elle fut confrontée à une merveille, à l’éclat tout bonnement aveuglant. Vue de près, la robe entière semblait de feu liquide. À distance, elle brillant comme un astre, d’une lueur dorée à la fois douce et intense. A priori de conception plus simple que les deux autres, elle constituait une plus grande prouesse encore ; en dépit de son éclat, elle était douce et chaude sans être brûlante.

Elle parut devant le roi, éclairant de tout son être la salle d’apparat. Tortam mit un genou à terre :

« Ô toi, à nulle autre pareille… Consens-tu enfin à être mon épouse, pour le reste de nos deux vies ? »

L’idée même rendait Naan'see malade, mais elle n’avait pas le droit de se montrer faible.

« Ce sera avec la plus grande joie, votre majesté… Mais il faut cependant que je vous avoue un secret terrible. Je ne me sentirai pas honnête si je ne vous avoue pas la supercherie qui remonte à avant même ma naissance, et qui pourrait vous porter préjudice si cela venait à ce savoir… »

S’excusant en silence envers sa mère, elle lui avoua le statut de servante d’Ell'see et son sang de Compromis. Son père écouta en silence, sans l’interrompre une seconde. Enfin, il esquissa un sourire :

« Mais mon enfant, je l’ai toujours su ! Pensez-vous vraiment que moi, roi d’Estuarie, je me serais si facilement laissé berner ? »

Il posa ses deux mains sur ses épaules, la fixant droit dans les yeux :

« Quand j’aime, ni l’origine ni la condition n’ont la moindre importance à mes yeux. »

Naan'see ouvrit la bouche, pour la refermer aussitôt ; sa première possibilité d’échapper à son destin venait de s’effondrer. Ne restait désormais que la fuite. Fort heureusement, un mariage royal estuarien était une fête d’une telle magnificence qu’il faudrait de longs mois pour l’organiser. Cela lui laissait plus de temps qu’il n’en fallait.

L’aile des Transmutateurs semblait bien banale à côté du palais royal. Les bâtiments de pierres où se trouvaient les habitations et les ateliers étaient disposés autour d’une vaste cour intérieure. Les compromis et leur famille y vaquaient à leurs occupations, protégés de l’hostilité de certains estuariens, qui craignaient leur pouvoir et se méfiaient de leur apparence si étrangère. C’était pourtant un peuple paisible, incapable de violence, et pourtant mal vu de peuples voisins qui ne comprenaient pas leur conviction et les soupçonnaient de comploter contre eux. La princesse avait pris l’habitude de venir les regarder créer, en apparence par simple curiosité, en réalité pour essayer de peaufiner ses propres dons de transmutation.

Mais aujourd’hui, elle venait chercher de l’aide ; on la conduisit dans un long couloir, devant une simple porte de bois. Elle asséna quelques coups délicats, auxquels répondit une voix aigrelette :

« Entrez ? »

Elle pénétra dans une chambre exiguë, meublée d’un lit, d’un coffre, d’une table et que quelques chaises. Sur l’une d’elles était assis un homme au visage ingrat, plus maigre encore que ses congénères. Son costume doré et son masque étaient posés dans un coin de la pièce. En voyant qui venait le visiter, il se leva d’un bond.

« Ne vous dérangez pas pour moi ! lui lança-t-elle en venant s’asseoir en face de lui.

— Mais… Votre Altesse… Bafouilla l’Âne d’un air gêné.

— Il n’y a pas de « mais ». Je sais que vous allez être envoyé à la cour voisine de Vexinzan pendant six mois, afin de montrer le savoir-faire des Transmutateurs de Prynn. Laissez-moi partir à votre place.

— Vous, votre altesse ? Mais… pourquoi ? demanda-t-il, presque paniqué.

— J’emprunterai votre costume et votre masque ! Je pourrai ainsi quitter le Palais à votre place. Une fois à la cour voisine, je tâcherai de maintenir la supercherie assez longtemps pour que l’on ne me recherche plus…

— Et moi… que ferai-je ?

— La plupart des gens ne savent pas à quoi vous ressemblez sans votre masque. Si vous restez parmi les vôtres, personne ne fera attention à vous. »

L’Âne réfléchit un long moment, baissant son long nez mélancolique.

« Je sais ce que vous endurez… Vous avez toujours été bonne avec nous. J’accepte, d’autant que je n’avais pas vraiment envie de partir. Croyez-le ou non, mais il y a une jeune fille… »

Ses joues maigres se tintèrent de rouge. Naan'see ne put réprimer un sourire : certes, l’Âne n’avait rien d’un séducteur, mais il avait un charme touchant dans sa réserve.

« Quand devez-vous partir ?

— Dans trois jours, Votre Altesse. »

La jeune fille hocha la tête ; elle aurait largement le temps de faire les préparatifs nécessaires.

« Dites-moi… Il y a-t-il un endroit ici où je peux pratiquer discrètement une transmutation de haut niveau ? »

Siguenin regarda son assiette d’un œil torve ; elle ne contenait décidément rien de plaisant. Sa mère lui lança un regard sévère ;

« Je pensais que les faramines au esheris étaient votre plat préféré ! »

Siguenin ne répondit pas : c’était vrai… par le passé. À présent, plus rien ne pouvait exciter sa curiosité ou son plaisir. La grande salle à manger en marbre noir et blanc, les tenues riches, mais strictes de ses parents, tout lui semblait aussi triste et morne que ce plat sans couleur, sans odeur, sans saveur. Les médecins du palais avaient diagnostiqué un accès de neurasthénie et préconisé des distractions nouvelles. Ses parents avaient tout tenté pour l’en sortir ; ils avaient même fait venir de Prynn l’un des fameux transmutateurs qui faisaient la gloire du royaume estuarien. Siguenin éprouvait une légère, très légère curiosité, mais elle n’excéderait sans doute pas la toute première comparution de ce phénomène.

« Je crois que je vais rentrer dans mes appartements…

— Mon enfant… »

Sa mère semblait désolée ; son père, juste agacé. Pourquoi ne pouvaient-ils pas comprendre ? Siguenin baissa le regard sur la bague qui enserrait son annulaire gauche. En désespoir de cause, ses parents lui avaient offert l’un de ces bijoux estuariens qui, disait-on, permettaient de reconnaître la personne qui vous était destinée. Une idée de la reine, qui pensait non seulement que l’amour était difficile à discerner, mais aussi qu’il était capable de tout guérir.

« Faites ce que vous voulez, grommela le roi. Tâchez juste de ne pas nous embarrasser une nouvelle fois… Je tiens à votre présence à la démonstration que nous fera cet énergumène. Après tout, votre mère l’a fait venir au prix de la dignité de notre royaume tout entier…

— Ce n’est pas un énergumène ! répliqua sa mère. On raconte qu’il sait changer le plomb en or, de simples cailloux en pierres précieuses… »

— Allons, Tortram ferait n’importe quoi pour renforcer ses alliances, compte tenu de sa réputation déclinante… Vu les turpitudes auxquelles il se livre ! D’abord ce mariage douteux, puis cette idée folle d’épouser sa fille…

— Rien ne dit qu’elle soit réellement sa fille, remarqua la reine pensivement. Après tout, on ne sait jamais avec les Abraxiens. Ce peuple est notoirement dévergondé… »

L’intérêt qu’avait éprouvé Siguenin pour cet étrange individu fut anéanti par les discussions mesquines entre ses parents.

« Puis-je retirer ? »

Mais ses géniteurs ne lui prêtaient déjà plus la moindre attention. Autant en profiter.

Les jours étaient passés à toute allure. Naan'see était restée dans sa chambre, sous le prétexte de réfléchir à sa robe de mariée, aux décorations du palais, les musiques qui conviendraient le mieux aux festivités… Puis, la veille du jour fatidique, elle s’était rendue au quartier des Transmutateurs pour régler un tout dernier détail.

Le lendemain, on était venue la chercher très tôt dans la chambre de l’Âne ; elle les attendait, revêtue du costume doré et du masque du transmutateur ; personne ne s’était donné la peine de vérifier son identité. La princesse avait gardé le silence, tandis qu’on l’escortait vers le carrosse de bois vermeil qui allait l’emporter vers la cour de Vexinzan

Ce royaume longeait la frontière est de l’Estuarie. C’était un pays vaste, quoique moins riche que son voisin, et doté d’une culture austère et quelque peu morne. Les deux mondes s’étaient toujours mal compris, sans réellement de détester. Malgré tout, Aster et Mirna, les parèdres de Vexinzan, accepté les gestes de conciliation de la part de Tortram.

Tout au long du trajet, Naan'see garda les oreilles grandes ouvertes, écoutant le cocher et les soldats de l’escorte discuter à travers les fines parois de bois. Les parèdres s’inquiétaient de la succession ; aucun hériter au trône de Vexinzan ne pouvait accéder au pouvoir avant d’avoir trouvé un conjoint. Trouver une personne adéquate était devenue une obsession pour les souverains régnants.

Tout ceci semblait bien mystérieux à la princesse, mais elle se garda du moindre commentaire. Elle se réfugia dans les ouvrages sur la transmutation que l’Âne et quelques autres Compromis lui avaient prêtés, ou regardait défiler les vastes plaines et les monts escarpés, les plaines où les cultures s’étendaient à perte de vue et les forêts denses et profondes.

Enfin, au soir du quatrième jour, Tillan apparut, élevée sur un promontoire et encerclée d’un mur épais. Les hautes portes de la ville s’ouvrirent devant le carrosse ; les passants regardaient passer le carrosse étranger avec méfiance. Naan'see se rencogna dans son fauteuil, réalisant à quel point cette terre lui était étrangère.

Les roues ferrées claquèrent sur le pavé pendant encore un moment, puis la lourde porte ferrée du château royal s’ouvrit pour laisser passe l’équipage. Avent de se refermer avec un bruit définitif. Un serviteur en livrée bleu et argent ouvrit la porte pour la faire descendre :

« Soyez le bienvenu ; je vais vous conduire vos appartements. »

Il attrapa son bagage et la conduisit vers un grand bâtiment latéral qui ressemblait à une caserne. La pièce où il la fit entrer n’était pas sans rappeler la chambre de l’Âne à Prynn, en plus triste et froide, avec ses murs de pierre grise et ses meubles de bois noir.

« Vous pouvez vous reposer en attendant qu’on vous sollicite. Nous vous ferons porter une collation. »

Le premier jour sembla se traîner ; Naan'see poursuivait ses lectures, ou effectuait de petits exercices de transmutation, en changeant la couleur et la forme d’un papillon qui s’était introduit dans la chambre. À deux reprises, un serviteur vient lui apporter un repas d’une simplicité extrême : viande, légumes, fruits… Elle découvrit que la saveur de ces mets peu apprêtés n’était pas désagréable. Tandis qu’elle dînait, ses yeux tombèrent sur la pierre de Sirrz qu’elle avait gardée au doigt. Elle la contempla avec amertume : cet objet n’était-il pas à l’origine de tous ses problèmes ? Elle l’arracha vivement, ouvrit la fenêtre et le lança dans la cour, puis alla se coucher, le cœur et l’esprit vides.

Le lendemain, la princesse décida de découvrir sa nouvelle résidence. Elle revêtit une chemise de lin, un pantalon de toile, des bottes souples et un gilet brodé. Il n’y avait pas de miroir dans la pièce, mais en baissant les yeux, elle réalisa une nouvelle fois combien ces vêtements tout simples et la transmutation qu’elle avait effectuée sur elle-même avant de quitter Prynn avaient modifié son corps. L’effet était étrange, mais pas désagréable.

Naan'see porta la main à son annulaire gauche, se souvenant de son geste de la veille. Peut-être n’était-il pas trop tard pour récupérer la bague ? Après tout, personne ne viendrait la chercher à une heure si matinale. Elle se glissa au-dehors, songeant combien il était étrange de bouger dans ce corps différent. Dans la cour, quelques serviteurs se hâtaient, transportant des victuailles pour le petit déjeuner. Aucun ne lui accorda un second regard ; elle en profita pour examiner attentivement les pavés ; mais elle eut beau regarder partout, la bague demeurait introuvable.

« Vous êtes nouveau ? »

Elle releva la tête vers la silhouette vêtue de vert qui se tenait devant elle, rencontrant un visage aux traits généreux, éclairés de grands yeux émeraude.

— Je… Je suis arrivé hier… » balbutia Naan'see avec embarras.

La curiosité éclaira le regard vert :

« Avec votre physionomie étrangère, je pensais que vous étiez ce transmutateur estuarien… »

Confuse, la princesse se sentit rougir :

« Ai-je vraiment l’air d’un estuarien ?

— Vous n’avez pas l’air d’être d’ici non plus.

— Non… Il est vrai… »

Ils restèrent silencieux un moment, puis Naan'see reprit :

« Je n’ai pas grand-chose à faire pour le moment… J’aimerais visiter un peu l’endroit, si c’est possible… Pourriez-vous me le montrer ?

— Pourquoi pas ? À cette heure, nous serons tranquilles. Au fait, je suis Siguenin.

— Vous pouvez m’appeler… l’Âne.

— Quel non bizarre ! »

Éclatant de rire, Siguenin attrapa le bras de Naan'see, regarda à droite et à gauche, puis l’entraîna vers une petite porte le côté du château ; de l’autre côté d’un couloir sombre s’ouvrait la cour intérieure. Naan'see découvrit un parc planté d’arbres, de buissons, de bosquets et de massifs de fleurs disposés sans un fouillis étudié. Elle le trouva absolument charmant à sa manière. S’approchant d’un bosquet de fleurs blanches aux larges pétales recourbés, elle cueillit une. La princesse se concentra, sentant les fines nervures palpiter sous ses doigts ; soudain, une douce couleur verte envahit les pétales, se transformant en un orange flamboyant à leur extrémité. Elle la tendait à Siguenin, qui la prit avec un sourire :

« Vous êtes réellement un Transmutateur !

— J’avoue mon crime…

— C’est… prodigieux. Pouvez-vous faire autre chose pour moi ? »

Repérant un papillon posé sur une fougère, Naan'see le saisit avec délicatesse ; elle poudra ses ailes brunes d’or et de safran, avant de l’inviter à s’envoler. Le temps passa trop vite, en conversations superficielles et couleurs transmutées… Siguenin s’enfuit soudain, en lui lançant :

« Je dois partir ! J’espère que nous nous reverrons ! »

La princesse demeura un long moment figée, sentant son cœur battre violemment dans sa poitrine. Était-elle… amoureuse ? Aussi incongru que cela pût sembler, elle ne put s’empêcher de sourire.

Après un moment de réflexion, Siguenin s’en voulut d’avoir quitté si vite le Transmutateur ; peut-être était-il encore temps de le rattraper ? Ce n’était pas tout de revenir devant l’aile des serviteurs : comment le retrouver ?

Siguenin désespérait, quand quelque chose attira son regard : entre deux pavés était coincée une bague semblable à la sienne, enchâssée d’une pierre verte. Aussitôt dans sa main, elle se mit à étinceler faiblement, tout comme celle qui se trouvait à son doigt.

C’était pour le moins surprenant et inattendu… Personne d’autre ne portait ce genre de bijou à Tillan. Appartenait-il à un étranger ? Comme à ce jeune homme aux traits si fins et au talent si envoûtant ? Siguenin la ramassa et la garda dans sa main, refermant délicatement ses doigts autour du métal doré.

La grande salle du palais de Tillan état plus solennelle que celle de Prynn, avec ses hauts murs, ses immenses tentures aux couleurs profondes et ses poutres de bois noircies par les années. Les tables du banquet avaient été disposées en U tout autour de la salle. Naan'see se tenait au centre de la pièce, revêtue de pieds en cap du costume doré de l’Âne, qui ne laissait voir que ses mains. Sur sa demande, on lui avait fait apporter des fleurs et des oiseaux dans des cages. Écartant les mains, elle esquissa une profonde révérence.

En se redressant, la princesse repéra à côté du couple royal un visage connu… Siguenin ? Plus étonnant encore, une pierre de Sirrz figurait à son doigt ! Comment ne l’avait-elle pas remarqué avant ? Elle crut tout d’abord que cela pouvait être la sienne, mais à bien y regarder, la monture était différente.

« Eh bien ? » lança le parèdre Aster avec sécheresse.

Un peu confuse, Naan'see se tourna vers un magnifique lys blanc presque aussi grand qu’elle. Elle laissa son pouvoir couler dans la tige et les pétales, qui prirent la forme et la couleur des flammes. Elle s’avança pour l’offrir à la reine, qui l’accepta d’un air pincé.

Son regard revenait sans cesse vers Siguenin. Si elle lisait dans les yeux de ses parents de la circonspection et de la méfiance, elle ne voyait dans les siens que chaleur et fascination.

Naan'see sortir de l’une de cages un oiseau d’une blancheur neigeuse ; avec douceur, elle envoya son pouvoir le long des plumes immaculées, les teintant d’un bleu profond. Il s’envola vers Siguenin, qui le recueillit sur son doigt tendu, avec un doux sourire.

Naan'see poursuivi son numéro, donnant à un cygne la couleur du jais, à une colombe celle du sang. Elle créa des fleurs arc-en-ciel, donna à leur corolle des formes délicates et improbables. Elle rendit l’une d’elles lumineuse, comme une délicate lanterne rouge.

Puis elle se retira, nimbée dans le regard fasciné de Siguenin.

Une fois dans sa chambre, Siguenin se dévêtit à la hâte, l’esprit encore empli de la performance du transmutateur. Il y avait quelque chose de diabolique, mais aussi de magique dans sa capacité à influer sur la vie. Comment un tel art pouvait-il avoir des limites ? Ce garçon méritait de loger au Palais, pas dans de vulgaires dépendances !

Mais même s’il était parfait à ses yeux, il n’en était pas moins de basse extraction. Saisissant la bague trouvée dans la cour, Siguenin la contempla avec attention ; elle pulsait faiblement, mais régulièrement entre ses doigts. Dès qu’elle se trouvait éloignée de celle qui ornait son doigt, elle perdait de son éclat. Ce phénomène voulait-il dire que l’âme de son possesseur résonnait avec la sienne ?

Une seule personne possédait la réponse. Siguenin se rhabilla à la hâte et se rua vers les dépendances, par un chemin détourné qui passait directement à l’intérieur des épais murs d’enceinte. Après un certain nombre d’erreurs – et d’injures de la part des dormeurs réveillés par cette recherche intempestive, la silhouette espérée apparut dans la lueur tremblotante de sa chandelle :

« Est-ce que je peux vous parler ? »

Le transmutateur essuya ses yeux ensablés :

« Bien sûr… »

Singuenin saisit sa main et plaça la bague sur sa paume.

« Où avez-vous trouvé cette bague ? demanda l’Âne d’une voix tremblante.

— Dans la cour. Pourquoi cette question ?

— Seuls les notables Estuariens en portent habituellement.

— Je sais… J’ignore comment elle est arrivée là, mais… regardez ! »

Siguenin approcha l’anneau de sa propre bague ; aussitôt, les deux pierres vertes se mirent à briller. Le transmutateur demeura pensif, afin de demander :

« Si vous découvrez à qui cet anneau appartient, que pensez-vous faire ?

— J’avoue que c’est difficile à dire. Je pourrais lui laisser sa chance. Dans tous les cas, ce sera plus drôle qu’une union décidée par mes parents.

— Très bien ; sachez alors que si la mauvaise personne essaie la bague, la pierre prendra une couleur noire. Mais si vous trouvez le porteur originel, elle étincellera de mille feux. »

Un sourire futé étira les lèvres de Siguenin :

« Cela pourrait être amusant, en effet… Mes parents perdent patience. Ils accepteront de tenter cette chance ! »

Avant même que le transmutateur ne puisse répondre, la bague disparut dans sa poche.

« Devons-nous vraiment recevoir tout le monde ? demanda la parèdre Mirna avec aigreur..

— Ainsi, personne ne pourra nous accuser de manipulation », répondit son époux, philosophe.

Engoncés dans leurs plus beaux habits et coiffés de leur lourde couronne, ils contemplaient d’un œil vitreux la longue ligne des postulants. Il y avait des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux, des Tillaniens, des étrangers… Il était évident qu’avec certains, tout projet matrimonial était exclu, mais c’était follement amusant.

Un vieil homme tordu avec une verrue sur le nez faillit mourir d’apoplexie en voyant le chaton virer au noir. Une demoiselle qui se disait issue princesse d’un royaume du sud s’évanouit en gémissant. Quelques jeunes gens poussés par leurs parents sautèrent de joie en constatant leur échec.

Siguenin cherchait dans la cohue une personne précise ; une personne qui ne semblait pas vouloir se présenter. La seule personne dont le succès lui aurait apporté la joie…

Le remue-ménage atteignait même l’aile des domestiques, mais Naan'see demeura cloîtrée dans sa petite chambre. Son cœur la poussait à se dévoiler, mais quel avenir pouvait-elle espérer avec Siguenin ? Elle se retenait tout juste de fuir à nouveau.

La princesse frotta son doigt où elle ressentait étrangement l’absence de son anneau. Elle se leva de son lit où elle était restée longuement prostrée, pour faire face à la fenêtre où son reflet se dessinait vaguement dans l verre. Elle restait elle, Naan'see, indubitablement… elle n’était que subtilement changée. Mais ce changement pourrait influer de façon incommensurable sur sa participation à l’épreuve. Devait-elle louper, à cause de ses principes et de ses doutes, sa seule et unique chance de prétendre au bonheur ? Après tout, sa mère n’avait pas hésité à mentir pour protéger son amour, et finalement, son père l’avait accepté.

La princesse ne supportait plus cette incertitude ; elle se leva et revêtit le costume d’or et le masque de l’Âne. Quand elle gagna la cour, elle se figea devant le spectacle : un long convoi rassemblait toutes sortes d’individus, d’âge et d’origine divers, revêtus d’une incroyable variété de costumes. Naan'see en avait le tournis. Elle fut saisie d’une crainte subite : et si quelqu’un se révélait assez proche de son essence pour faire vibrer la pierre de Siguenin ? Elle n’avait pas envie de voir sa main dans une autre que la sienne.

Prenant place dans l’improbable ligne de participants, elle attendit son tour, espérant étrangement que la file n’avancerait pas et que l’univers se figerait, lui laissait l’espoir plutôt que l’échec. La file s’étendait tout au long de l’allée qui menait à la porte du château, puis dans les salles et les corridors, jusqu’à la salle d’apparat. Il lui faudrait des jours pour arriver jusqu’aux trônes des parèdres ! Certains des prétendants avaient amené leur casse-croûte et s’étaient assis par terre, coupant pain et saucisson. Quant à elle, elle aurait bien été incapable d’avaler en seule miette.

Elle dormait quasiment debout quand quelqu’un la poussa en avant

« Avance, espèce de curiosité ambulante, ou on te marche dessus ! »

Donc, la file avançait. Doucement, mais elle progressait. Des serviteurs passaient avec un seau et une louche, ainsi que des quignons de pain pour éviter aux moins prévoyants de s’effondrer sur place. Naan'See accepta un peu d’eau. Des pensées folles tournaient dans sa tête ; si elle renonçait, elle n’aurait pas une seconde chance de faire face à ses sentiments pour Siguenin.

Quand la princesse atteignit l’entrée du palais, le soleil plongeait déjà à l’horizon. À la fois épuisée et impatience, elle s’assit sur les marches. Tout cela… ce n’était pas juste. Ce n’était pas une lumière dans une bague qui devait décider de la vie d’une jeune personne… Après tout, sa bague et celle de son père n’avaient-elles pas réagi l’une à l’autre ?

Elle prit dans le secret de son cœur une résolution dont elle n’avait aucunement l’intention de s’écarter. Une résolution qui pouvait tout lui faire perdre… Ou tout lui faire tout gagner.

Ce fut d’un esprit bien plus serein qu’elle poursuivit son attente.

Naan'see arriva dans la grande salle aux premières lueurs de l’aube. La ligne avançait à présent bien trop vite à son gré ; elle voyait avec crainte les personnes défiler devant elle, essayer la bague, échouer, faire demi-tour. Elle était inexorablement portée par cette vague qui l’entraînait vers le terme de cette étrange aventure. La princesse laissa même passer plusieurs personnes devant elle, prétextant qu’elle ne se sentait pas encore prête à faire face à tant d’émotions. Le chambellan dut s’en percevoir ; il l’interpella sèchement :

« Vous n’êtes-vous pas ce transmutateur estuarien ? »

Elle baissa la tête, prise d’une appréhension subite : et s’il la jugeait indigne de devenir parèdre ? S’il la renvoyait sans autre forme de procès ? Cela semblait peu probable, vu les personnalités bigarrées qui avaient défilé avant elle.

« Pourquoi recules-tu ainsi ?

— Je… je ne suis pas sûr…

— Bien sûr que oui, tu es sûr. Tu as voulu attendre, tu n’as d’autre choix que d’essayer cette bague. »

Naan'see serra les dents. Elle devait gagner du temps, à tout prix ! Mais comment ? Elle ne pouvait quand même pas transmuter le chambellan en plante verte ! Elle se sentait paniquer, quand un remue-ménage à l’autre bout de la pièce attira son attention. À son immense soulagement, elle vit apparaître la famille royale au grand complet. La princesse se tourna vers le chambellan :

« Pardonnez-moi… supplia-t-elle. Je voudrais que la famille royale puisse assister tout spécialement à l’essai de la bague… »

L’homme la regarda avec perplexité :

« Que voulez-vous dire… ?

— Je veux juste m’approcher assez pour parler aux parèdres. Après tout, je représente le royaume d’Estuarie, en quelque sorte… Même si je ne suis qu’un serviteur. »

À l’autre bout de la salle, elle vit Siguenin se pencher vers son père et lui glisser quelques mots. Était-ce en sa faveur ? Ou tout le contraire ? Le roi discuta avec sa femme avant de faire signe au chambellan d’approcher. Ce dernier écouta son souverain, le visage fermé, avant de se retourner vers Naan'see :

« Vous pouvez approcher. »

Sur de jambes tremblantes de fatigue et de nervosité, la princesse s’avança et s’inclina profondément, avant d’ôter son masque :

« Vos Majestés… Votre Altesse… Je pourrais essayer cette bague. Pour être franche, je suis la personne qui l’a perdue. Je connais déjà le résultat de cette épreuve… Cependant, je n’ai pas besoin de cela pour savoir que j’aime Siguenin. Si vous voulez de moi, dites-le maintenant ! »

Le visage de Siguenin s’empourpra, avant de blêmir :

« Si je veux de vous ? Quelle question ! »

Contre toute attente, les parèdres échangèrent un regard soulagé :

« Eh bien, tout est bien qui finit bien. Nous avons craint le pire, mais vous êtes jeune, et vous êtes un garçon.

— Un… garçon ? »

Bien sûr… Elle avait presque oublié.

« Je… je suis en fait… la princesse Naan'see d’Estuarie ! »

Les yeux verts de Siguenin s’écarquillèrent :

« Une princesse ? Mais vous êtes un homme ! »

Naan'see baissa la tête et expliqua d’une voix gênée :

« Comme vous le savez peut-être, mon père avait… des projets me concernant… et je me suis enfuie sous le costume de notre meilleur transmutateur. Mais pour parfaire ce déguisement, je me suis… transmutée en garçon. »

Le silence accueillit cette révélation. Les deux parèdres échangèrent un long regard. Finalement, la reine demanda, avec un regard scrutateur :

« Est-ce que cela fait de vous… un vrai garçon ? Un garçon… fonctionnel ? »

Naan'see se mit à rougir violemment :

« Je pense avoir assez bien réussi… C’est encore nouveau pour moi. Mais en théorie, oui. »

Les deux souverains hochèrent gravement la tête, avec un sourire un peu trop satisfait au gré de Naan'see.

« Eh bien si vous vous engagez à rester un garçon, ce sera avec plaisir que nous vous accorderons la main de Siguenin. Si elle est d’accord, cela va de soi… »

La princesse du royaume de Vexinzan semblait encore un peu chamboulée par cette découverte, mais elle se ressaisit très vite.

« Vous pourriez être un garçon ou une fille, un serviteur ou un prince, cela m’est égal tant que c’est vous ! » déclara-t-elle avec flamme.

Déjà, les prétendants écartés commençaient à s’agiter, protestant de l’irrégularité du procédé. Le roi se leva et lança d’une voix tonitruante :

« Sortez-moi tous ceux-là de la pièce ! Ils n’ont plus rien à y faire ! Et en tant que roi, je décide de ce qui est régulier ou pas ! »

Prince Naan'see.

Ça ne sonnait pas si mal, après tout…

Ce fut ainsi que Naan'see, princesse d’Estuarie et transmutatrice, devint parèdre de Vexinzan, et époux de la princesse Siguenin. Son père, qui l’avait fait chercher par monts et par vaux, refusa de le reconnaître comme sa fille… Il déclara qu’une telle ressemblance ne pouvait avoir qu’une seule explication : il s’agissait d’un enfant que sa défunte épouse lui avait caché. Il éleva un autel à sa fille disparue, et finit, deux ans après, par se remarier… avec la sœur adoptive de sa femme, qui était devenue veuve l’année d’avant. Elle était encore assez jeune pour lui donner deux héritiers, qui assurèrent l’avenir de l’Estuarie.

Quant à l’Âne… Il finit par partir de Prynn et créer, avec sa dulcinée, son propre royaume à la frontière des deux états. On dit que les transmutateurs le rejoignirent et qu’ils commencèrent à monnayer leurs services, au point qu’ils semblaient pouvoir créer de l’or à partir de rien.

Mais c’est une tout autre histoire.

  
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