Lecture d'un chapitre
4 « La petite fille aux allumettes & Le petit chaperon rouge »
5 « Le travailleur aux allumettes »
Publié par Raphael Reuche, le dimanche 14 janvier 2018

La nuit enveloppe les rues désertes de la grande ville. Seul le vent glacial de l’hiver s’engouffre dans les allées. Les chats noirs se hâtent de traverser les rues, tels les derniers rescapés d’une catastrophe urbaine, cherchant à fuir une menace qui rôde. Les voix humaines se planquent au fond des immeubles. Dans ce décor hivernal infernal, un homme passe, le souffle tremblant, et le pas lourd en longeant les enseignes des commerces.

Cet homme est un salarié d’une jeune entreprise. Il vient de débaucher après une longue journée de labeur. Ce matin, lorsqu’il est parti gagner son pain, la Lune était déjà perchée dans le céleste. Ce soir, elle l’est encore. Il semble qu’elle n’ait pas bougé. L’homme parait fatigué. Des cernes marquent son visage enfantin, délimitant parfaitement la frontière entre ses joues creuses, et ses yeux rouges sanguins. Emmitouflé dans sa parka noire, il serre avec insistance une boite d’allumettes.

La petite boite noire, étreinte par ses fines mains gercées par le froid, est un cadeau de son patron. Le travailleur se souvient de l’instant le directeur lui à donné. C’était en début d’après-midi. « Le boss veut te voir ! » lui avait lancé d’un ton mesquin un de ses collègues à la machine à café. Un ton porteur de mauvaises nouvelles.

Tremblant sous le froid de l’hiver nordique, le travailleur se rappelle l’entrevue avec le directeur. Il se refait la scène mille fois. Son arrivée dans le bureau, où le satyre en costard l’attendait. Il l’entend encore, se racler la gorge avec violence, pour sortir d’une voix rauque, un : « asseyez-vous » directif. Il sent les gouttes de sueurs couler le long de sa nuque, et la chair de poule dresser les poils de son bras, en repensant à la phrase assassine de son chef : « Je ne vais pas y aller par quatre chemins ». Il a la boule au ventre lorsqu’il se rappelle de ce sourire narquois pendu au-dessus d’un menton crochu annonçant : « Je ne peux garder un élément aussi improductif, encore longtemps. C’est votre dernière chance de nous prouver que vous avez votre place parmi nous. Soyez là demain, à huit heures précises. Je ne tolérerai aucun retard ». Après ces phrases destructrices pour le travailleur, le patron a sorti de son tiroir une boite d’allumettes, pour l’offrir au travailleur. Drôle de métaphore pour expliquer le fonctionnement de l’entreprise : « Vous voyez cette boîte ? À l’intérieur, chaque allumette représente un salarié moyen. Au début, il flambe pour donner une magnifique flamme. Puis, petit à petit, il diminue, pour finir par se consumer entièrement. Là, il n’y a plus rien à tirer de l’allumette. Alors, il est venu le temps de la jeter ».

Le travailleur serre la boite d’allumettes, en arrivant devant la porte de son immeuble. Il ouvre les portes, tel un fantôme errant.

« Demain, il faut être debout tôt », se répète-t-il incessamment. Une demi-heure de télé, une conserve engloutie, une fausse route à cause de cette boule coincée dans la gorge, l’alarme du réveil bloquée sur six heures trente, et le voilà prêt à rejoindre son lit, pour une longue nuit. Il regarde l’horloge. Elle affiche vingt-deux heures trente. Il réfléchit : « Si je me couche maintenant, j’ai mes huit heures de sommeil. Tout ira bien ».

Un nombre infini de pensées lui trottent dans la tête et le perturbent : le travail du lendemain, les dettes, les trahisons d’amis, les déceptions amoureuses, et les rêves de gosses rangés au placard.

L’horloge affiche vingt-trois heures. Le travailleur ne trouve pas le sommeil. Le froid des nuits nordiques vient se mêler à ses tourmentes. Le chauffage de son maigre logis est inefficace pour couvrir la chaumière de chaleur, face à l’air glacial qui s’engouffre jusque sous sa couette.

Pour se réchauffer, il saisit la petite boîte d’allumettes, qu’il avait pris soin de poser sur sa table de chevet. Il l’ouvre, et repense à la métaphore de son chef. Il en prend une et la gratte sur le côté de la boite. L’allumette s’enflamme sous un artifice d’étincelles réchauffant le corps grelotant du travailleur sous la couette.

Dès l’instant où l’allumette s’allume, un sentiment étrange vient troubler les tourmentes de l’homme plongé sous les draps. Un tourbillon de bien-être l’envahit, une magie inexplicable semble l’emporter physiquement dans un songe à l’allure bien réelle. À peine a-t-il le temps de cligner des yeux une demie seconde, le voici téléporter dans un grand bureau, entouré de ses collègues qui viennent tour à tour le féliciter pour son « travail remarquable ». Tous sont admiratifs du travailleur, et aucun des employés ne manque de venir le saluer, et le congratuler. Le travailleur est pris d’un puissant sentiment de fierté. Ce sentiment de grandeur lui fait oublier toutes les journées de hontes où, incapable de réussir les tâches qu’on lui confiait, il attendait impuissant, que le jour se termine.

La magie ne dure qu’un temps, ses nerfs se retendent, et une boule regagne sa gorge. L’homme est à nouveau dans son lit. Il sent le froid lui glacer la nuque. Il regarde autour de lui. Il est seul. Il scrute le moindre recoin de son logis. Rien ne laisse penser que la féérie à laquelle il fut sujet, était bien réelle. Rien, mis à part cette allumette consumée qu’il tient entre les doigts. Il jette un œil sur son horloge. Il est vingt-trois heures trente.

Les paupières closes, les yeux brûlants d’une fatigue assommante, les jambes lourdes, le travailleur attend le sommeil. D’une impatience d’insomniaque, il espère, en vain, l’instant où le repos viendra le libérer de ses préoccupations, et du vent glacial qui s’engouffre dans la chaumière. Il ouvre les yeux, et gigote, puis entreprend à nouveau de dormir, sans réussite. Il rouvre les yeux, et bouge, à nouveau. Durant de nombreuses minutes, il se morfond de ne pas trouver les bras de Morphée. Lorsque le froid de la nuit devient insupportable, il récupère la boîte d’allumettes, en frotte une, et contemple tel un Saint-Graal le feu naissant. L’horloge affiche minuit.

La chaleur s’engouffre dans la chaumière. Il fait chaud. Sur le front de l’insomniaque s’égouttent des milliers de fines perles d’eau. Il lui semble perdre connaissance. Une sorte d’ivresse s’empare de lui. C’est une sensation d’extase qui l’anime à présent. Sans comprendre pourquoi il est heureux, ébahis devant la moindre pensée qui lui traverse l’esprit. Il reprend conscience du monde qui l’entoure, et se trouve, à sa grande surprise, dans un bureau encore plus grand que celui qui précédait dans son rêve de gloire.

Un homme, cravate rose, visage pâle, vient le voir. Le travailleur le connait bien, c’est l’employé modèle : productif à l’extrême, sans cesse en avance dans son travail, toujours à l’heure, chaussures noires cirées au millimètre près, cravate nouée à la perfection, jamais un pli sur sa chemise, et surtout, d’accord en toute circonstance avec la direction.

« Je tiens à vous féliciter pour cette promotion » balbutie d’un ton hésitant, en courbant la tête, le jeune premier au travailleur. D’une tête de chien battu soumis à son maitre, l’employé à la cravate rose continue : « Je n’aurai jamais cru vous dire cela, mais c’est réellement mérité pour vous. J’aurais aimé que ce soit moi, mais je n’arrive pas à votre cheville en matière de compétences professionnelles ».

Le travailleur insomniaque croit rêver. Devant lui, le bulletin de sa fiche de paie annonce un chiffre deux fois supérieur à son ancien salaire. Il est aux anges. Le fayot de service vient de s’écraser devant lui.

Mais, il prend à peine le temps de savourer sa gloire, que l’allumette se consume. Il est à nouveau plongé dans cette triste chambre, hantée par le souffle rude de l’hiver. Il regarde l’horloge. Elle affichera bientôt une heure du matin. Le visage criblé de rides, des poches noires courbées cernant ses yeux, l’homme cherche le sommeil, encore et encore. Une heure passe. Le froid redouble. Il craque une allumette. Un instant éphémère l’emporte à nouveau par féérie dans une succession de congratulations, de promotions, et de salaires toujours plus conséquents. Puis l’allumette se consume, et l’homme se retrouve, seul, dans cette minuscule pièce glaciale.

La nuit suit son cours. Les heures passent. Les paupières de l’insomniaque se ferment, mais le sommeil ne vient pas. Il tremble, de nerfs autant que de fatigue. Il craque une allumette, puis une autre. La boîte se vide au fur et à mesure que les heures passent. À chaque fois que l’étincelle crée le feu, elle plonge l’homme dans un état d’euphorie toujours plus puissant. Lorsqu’elle se consume, il se retrouve toujours, seul face à lui-même, gelé par l’hiver.

Lorsqu’il tient entre les mains la dernière allumette de la boite, l’horloge affiche six heures. Le travailleur la pince du bout des doigts, et contemple la précieuse, d’un regard émerveillé, comme s’il tenait dans ses mains une pièce unique de relique. D’un geste délicat, il la frotte sur le côté de la boite. Celle-ci s’embrase, d’un feu plus imposant que toutes les autres allumettes. L’homme perd conscience. Lorsqu’il reprend connaissance, il est assis, dans un immense bureau. Son patron lui tapote amicalement l’épaule, en le complimentant sur ses compétences. Le travailleur tient du bout des doigts un stylo. Devant lui, un contrat, avec salaire mirobolant et avantages en tout genre, attend sa signature. Son patron guette, impatient qu’il en accepte toutes les clauses. Le travailleur signe. L’allumette s’éteint…

Il est sept heures passé sur l’horloge de la chambre. Le travailleur a fermé les paupières. Il dort.

  
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