Lecture d'un chapitre
4 « La petite fille aux allumettes & Le petit chaperon rouge »
9 « L'Ordre & l'Enfant »
Publié par , le dimanche 21 janvier 2018

Le manteau de neige étouffait ses pas ; le couvert des arbres enténébrait sa silhouette ; les pépiements des oiseaux couvraient le crissement de ses chaussures dans le blanc de l’hiver ; le chantonnement idiot de la gamine lui assurait une filature sans encombre.

La mélodie massacrée par la voix trop aigüe de Rochou, emmitouflée dans sa cape rouge, lui arrachait des grimaces. Les volatiles eux-mêmes taisaient leur chant sur son passage.

Toute la forêt subissait l’avancée de l’enfant en son sein. Mais au moins, fatiguée par la température, elle avait arrêté de sautiller et d’afficher son air béat.

Le nez collé au tronc frais et à l’odeur de sève, Vinetora plissa les yeux pour voir plus loin entre les arbres. Deux heures qu’elle pistait la petite sans que Kaïn se soit manifesté. Deux solutions expliquaient cette absence : l’Ordre s’était planté ou le renégat attendait une meilleure opportunité pour agir.

— Mais enfin ! Cette gamine empotée ne peut pas être plus vulnérable que maintenant ! grommela-t-elle entre ses dents.

Entendre sa voix grave après tant de temps à supporter les piaillements de Rochou lui fit un bien fou. L’instant d’après, elle plaqua une main devant sa bouche pour étouffer un grand rire.

Le cul dans la neige, l’enfant observait les alentours, incrédule. Son panier à moitié renversé trouait le manteau immaculé, à quelques mètres de là. Un silence de rigueur emplit l’espace pour permettre à la gosse d’appréhender la honte.

— Eh bien, ma pauvre ! Vous ne vous êtes pas fait mal, j’espère ?

Le cœur de Vinetora pulsa soudain. Enfin, il intervenait ! D’un coup d’œil, elle distingua la silhouette massive quitte la pénombre pour s’approcher de Rochou. Le temps se suspendit, puis l’homme apparut, lui tendit sa grosse main poilue. La gamine n’hésita pas pour s’en saisir, plus innocente que jamais.

Sur ses pieds, elle se décapuchonna avant de courber l’échine une seconde.

— Bonjour, et merci de votre aide, monsieur… ?

— Kaïn. Et toi, mon ange, comment t’appelles-tu ?

Sous sa frange blonde, la peau de pêche rosit de plaisir. De sa cachette, Vinetora glissa une main vers la dague sanglée à sa taille, puis préféra désépauler son arc avant d’encocher une flèche et de viser la tête du prédateur. Juste au cas où. S’il la dévorait maintenant, le plan de l’Ordre tombait à l’eau, et elle serait bien obligée de le tuer. Un double échec.

À trois secondes de tir plus loin, la gamine sortait de sa timidité :

— Rochou.

— Eh bien, enchanté, Rochou. C’est un très joli prénom que tu as là. Que fais-tu seule, ici ?

Comme si la question l’avait brûlée, l’enfant sursauta. Elle fondit vers le panier abandonné pour y remettre un peu d’ordre. Des nuages de buée plus conséquents épousèrent les arrondies de son visage poupin. Son palpitant souffrait encore l’intrusion de l’homme. Ou la honte de sa chute.

— Je me rends chez ma mère-grand. Il fait si froid, et elle est si vieille. Je dois prendre soin d’elle et lui amener ce panier de vivres. C’est un long voyage, mais c’est mon devoir d’y aller.

Elle eut un instant d’hésitation.

— C’est ce que maman dit, en tout cas.

— Ta mère est très sage, ma petite, et elle a bien raison. Est-ce encore loin ? As-tu besoin d’aide, ou que je t’accompagne ?

— Oh non, ne vous dérangez pas. Elle habite la chaumière sur la colline aux Loups. Ce n’est plus très loin, et je connais le chemin. Merci tout de même de votre aimable proposition.

Pour toute réponse, Kaïn lui baisa la main et lui souhaita bon courage. Ravie, la gamine lui adressa moult signes de la main alors qu’il s’effaçait parmi la végétation, un sourire carnassier aux lèvres.

Vinetora soupira, incapable de comprendre comment l’enfant n’avait pu ressentir ne serait-ce qu’un poil de danger aux côtés de l’inconnu. Heureusement que l’Ordre veille, se rasséréna-t-elle. Et que ses plans marchent à merveille. La plupart du temps.

Environ.

Disons six ou sept fois sur dix.

Bon. Peut-être un peu moins.

Bref !

La chasseuse de l’Ordre encocha une autre flèche, aux empennages d’or et de cuivre, et visa le ciel. Le projectile brisa le couvert des arbres avant de s’enflammer dans les airs. De lourdes ailes orangées gonflèrent autour du corps qui se formait. Une fois opérationnelle, l’oiseau magique fila au loin, direction la chaumière.

La première partie de sa mission accomplie, Vinetora se détendit un peu avant de filer de nouveau la petite au chaperon de rouge.

***

Lorsque Rochou commença à grimper la colline aux Loups, l’une des sœurs de l’Ordre vint à la rencontre de la chasseuse, avec l’agilité et le dresscode cuir-fourrure caractéristiques des guerrières.

— On a bien reçu ton messageoizeau, Vine ! Du coup, c’est bon, mère-grand est en sûreté dans le placard. Kaïn pense qu’elle est sortie se dégourdir les jambes et a pris place dans son lit. Vu les craquements, il a lancé la transformation pour paraître plus vieux, mais se retient pour l’arrivée de la gamine, comme prévu.

— On va le coincer et le prendre en flag, avec un peu de chance. Je te suis.

Les deux collègues contournèrent la colline avant de grimper une échelle de corde qui pendait d’une branche. Au bout, une cabane à construction-minute accueillait déjà une autre chasseuse, des jumelles vissées sur le nez, le corps enroulé dans une lourde couette.

Vinetora s’empara d’une seconde paire pour la pointer sur l’immense fenêtre principale de la bâtisse. D’abord, elle ne distingua qu’un bocal de cornichon à moitié entamé, une figurine de fermière défigurée par le temps, une carte jaunie des meilleurs coins à champignons de la forêt et une bougie à la flamme vacillante qui auréolait la vitre de buée. La chasseuse trifouilla les molettes, et le buffet encombré laissa place au lit, au fond de la pièce, dans lequel trônait l’infâme Égaré. La souffrance de maintenir sa transformation à mi-chemin déformait ses traits déjà grignotés par les poils, les rides et les babines baveuses. Dans la pénombre, la gamine et sa naïveté n’y verraient certainement que du feu.

— On a bien fait de l’embaucher, celle-là.

— D’embaucher les parents et la grand-mère, surtout, lui rappela celle qui n’avait pas bougé de son perchoir.

— Certes. Disons qu’on a été bonnes, sur ce coup. L’enfant est une vraie calamité, comme nous l’avait dit la casteuse.

Un craquement déchira l’air lorsqu’on croqua dans un chouchou tout près d’elle. La guerrière rencontrée en arrivant lui tendit les gourmandises. L’odeur du caramel l’entêta, couvrit celle de la mousse humide.

— Tiens, un p’tit remontant avant d’y aller.

Vinetora leva les yeux ciel, enfourna une petite poignée, savoura le sucre qui éclata contre son palais, puis se laissa glisser le long de l’échelle de corde. Leur trio, sur cette mission, se débrouillait vraiment bien. L’Ordre des Chasseuses serait fier.

— Elle vient d’entrer ! cria une voix au-dessus d’elle.

Après avoir piqué un sprint, Vinetora s’aplatit pour atteindre la porte en toute sécurité. Là, elle colla une oreille contre la porte, prête à débarquer quand ce serait son heure. Le timbre agaçant de la gamine perça le précédent silence :

— Je vous vois mal, mère-grand. La bougie est trop loin.

— Ne l’approche pas, j’ai mal aux yeux, en ce moment.

— Oh, je suis désolée, je ne voulais pas vous embêter. J’espère que vous irez mieux, en tout cas, avec toutes les belles choses que je vous ai apportées. Ce soir, je cuisinerai pour nous, et il vous restera ensuite de quoi manger pendant plusieurs jours. Et puis, maman m’a dit que je reviendrai ensuite chaque fois que vous en aurez besoin. Est-ce que cela vous va ?

— Bien sûr, mon enfant. C’est adorable à toi de t’occuper ainsi de ta vieille mamie.

La chasseuse n’eut pas besoin de vérifier pour savoir que Rochou rougissait plus que jamais. La gosse balbutia un instant, puis se déplaça. Les bruits de pas s’éloignèrent de la porte. Aux grincements, Vinetora en déduisit qu’elle s’approchait du lit. Malgré le vent et le froid qui l’engourdissait, elle devait rester sur ses gardes. Ce serait bientôt à elle d’agir.

— Dites-moi, mère-grand, vous me semblez avoir beaucoup vieilli depuis la dernière fois.

— Eh bien ! Est-ce là une manière de parler à sa mamie ?

— Oh, je suis désolée, mais votre voix…

— C’est la toux, je suis si malade, se lamenta Kaïn.

— Mais vous avez de si grandes oreilles…

— C’est pour mieux t’entendre, mon enfant.

— Et vos yeux sont si jaunes, aujourd’hui…

— C’est pour mieux te voir malgré les ténèbres, ma petite.

— Et votre peau est si poilue…

— C’est pour mieux me protéger du froid de ce rude hiver, mon ange.

— Et vos dents sont si grandes…

Une série de craquements fit sursauter Vinetora. Elle posa sa paume sur le battant rugueux. Cinq. Quatre. Trois. Deux.

— C’est pour mieux te manger, gamine.

Un.

L’arc glissa jusqu’aux mains de la chasseuse cependant que la porte claquait contre le mur. Les empennages rouges chatouillèrent sa joue la seconde suivante.

— Loup Égaré Kaïn, vous êtes en état d’arrestation pour enlèvement et massacre de femmes dans le comté des Lunes. Rendez-vous maintenant, et vous bénéficierez d’un procès équitable ; résistez, et risquez la mort sur-le-champ.

Le loup-garou serra ses griffes sur le bras de la gamine terrorisée. Plus aucun mot ne sortait de son minois. Enfin.

— Vous croyez que vous me faites peur, toi et ton Ordre de c…

La flèche lui transperça l’oreille tandis qu’une autre s’encochait sur l’arc.

— Vous avez eu le choix de suivre le pacte d’Entente signé par toutes les meutes du comté. Nous vous aurions appris à vivre en harmonie avec les humaines et à découvrir une autre manière de vous nourrir dans le respect des êtres vivants des Lunes. Vous avez jusqu’ici refusé de nous écouter, mais je le répète, nous vous offrons une dernière chance de vous racheter.

— Pour passer une bonne partie de ma vie dans vos centres d’Éducation ? Plutôt c…

— C’est le jeu. Vous faites face à vos responsabilités, vous apprenez, on vous réinsère. Ou, effectivement, vous pouvez crever.

Un cliquetis joyeux résonna près de l’entrée.

— Alors, ça choisit quoi ? demanda la chasseuse aux chouchous, de larges menottes en main.

L’Égaré gronda à s’en faire vibrer la poitrine. Sa prise se resserra sur la gamine, qui se réveilla soudain.

— C’était vous ? l’interrogea-t-elle après avoir posé ses grands yeux bruns sur lui. Le monsieur, dans la forêt. Kaïn. C’est ce qu’elle a dit.

— Je…

— Ma maman m’a toujours dit que mourir était une aventure qui nécessitait d’abord de vivre assez longtemps pour pouvoir en profiter pleinement. Vous n’êtes pas très vieux, non ? Vous n’avez pas l’air près de mourir. Vous deviez aller apprendre, dans le centre dont elle a parlé, avant de prendre de telles décisions.

— Gamine, j’étais à deux doigts de te bouffer, qu’est-ce que ça peut bien te foutre ce qui m’arrive ensuite ?

—Eh bien, commença-t-elle avant de jeter un œil vers les guerrières, moi je crois que ça vaut le coup. Pour vous et pour les autres. J’imagine qu’on ne vous pardonnera jamais vraiment toutes les horribles choses que vous avez faites, mais au moins, vous ne recommencerez pas, et vous pourrez transmettre aux autres Égarés ce que vous aurez appris avant qu’ils commettent le moindre mal. Et je n’aurais plus jamais peur de me faire dévorer en sortant. Que ce soit par vous ou un autre loup-garou. Moi, je trouve que c’est plutôt une bonne chose. Non ?

La tension d’une corde bandée plus encore lui répondit, avant toute chose. Puis Kaïn fronça ce qui lui restait de sourcils. Ses prunelles jaunes passèrent des sœurs de l’Ordre à Rochou. Une fois. Deux fois. Trois f…

— Vous me promettez un procès dans les règles ?

— Tous nos procès se font dans les règles. Un représentant de chaque meute fait partie des jurés, si ça peut vous rassurer. Alors ?

Craquement après craquement, Kaïn reprit forme humaine et lâcha la gosse. La guerrière aux menottes s’approcha, les lui passa sans rencontrer d’opposition. Une fois débarrassée, Vinetora galopa jusqu’au placard.

— Mamie Bounike ! Je me disais bien que tu n’étais pas aussi poilue, en vrai.

La vieille dame leva les yeux au ciel, sourit quand même, et se dirigea vers le panier. Satisfaite du contenu, elle remercia sa petite-fille avant de se tourner vers la chasseuse :

— Eh bien merci ! C’était sympa de participer à… à ce… enfin, vous savez.

— C’est à l’Ordre de vous remercier, madame, annonça solennellement Vinetora.

— Oui. D’ailleurs, peut-être que, plus tard, vous accepterez de prendre Rochou dans vos rangs, n’est-ce pas ?

Son interlocutrice eut du mal à cacher sa gêne.

— Nous en discuterons le moment venu.

— Je saurais vous le rappeler, pour sûr !

Bounike ponctua sa phrase d’un clin d’œil.

La guerrière ne sut jamais si elle souhaitait vraiment que Rochou fasse partie de l’Ordre des Chasseuses, ou si elle voulait seulement épargner à ses parents la désagréable voix de l’enfant. Ce qui était certain, en revanche, c’est que lorsqu’adulte elle se présenta, on ne put refuser à la famille d’accepter leur fille au sein de la sororité. Et, croyez-le ou non, Rochou s’avéra en réalité l’un des meilleurs membres que la communauté n’ait jamais connu, si bien que l’Ordre n’échoua plus jamais aucune de ses missions et décida de placer à sa tête la petite au chaperon de rouge.

  
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