Lecture d'un chapitre
4 « La petite fille aux allumettes & Le petit chaperon rouge »
11 « Les Contes de Grand-mère Eglantine »
Publié par spacym, le mercredi 24 janvier 2018

D’un geste délicat, Myrtille déposa dans un petit panier le reste du gâteau servi au dessert chez ses maitres. Il en demeurait une solide portion, car ce soir-là, les jeunes gens de la famille, Mlle Karol et Mr Aloïs, étaient absents du logis et cette pâtisserie était bien trop copieuse pour l’appétit frugal de madame de Chantelle. Comme souvent, celle-ci avait alors eu l’amabilité de proposer à la jeune servante d’en emporter une part pour elle-même.

Myrtille n’était pas particulièrement friande de desserts et elle avait décidé de le garder pour sa grand-mère, ce à quoi sa maitresse avait agréé avec le sourire. S’ajoutait à ces largesses une bouteille de bon cidre du pays offerte pour la vieille dame. C’est qu’Eglantine, la grand-mère de Myrtille, avait été dans sa jeunesse elle aussi servante chez les de Chantelle et la famille n’avait jamais oublié ses bons et loyaux services.

En soulevant le panier d’osier contenant ces présents puis en posant son châle sur ses épaules, Myrtille eut un petit sourire nostalgique. Tout cela lui rappelait l’un de ces contes que grand-mère aimait à lui narrer lorsqu’elle était enfant. Voyons, comment cela commençait-il, déjà ?

« Il y avait une fois une bonne petite fille, aimée de tous ceux qui la voyaient, mais surtout de sa grand-mère, qui ne savait rien lui refuser. Celle-ci lui fit cadeau d’un petit chaperon de velours violet, s’accordant à merveille avec le doux prénom de Myrtille qu’elle portait. Car, voyez-vous, lorsque la petite était née et avait pour la première fois ouvert les yeux, toute personne présente avait été charmée par leur couleur extraordinaire, d’un bleu si particulier qu’il faisait penser sans hésitation à ces jolis fruits sauvages.

Un jour, le petit chaperon qui faisait des emplettes au village se dit :

— Je vais ramener un morceau de gâteau et une bouteille de cidre pour grand-mère. Elle est faible et malade, cela lui fera du bien. »

En vérité, le conte d’origine avait peu à voir avec cette version, paraissait-il. Le petit chaperon était rouge, pour commencer, mais ce n’était là qu’un détail de peu d’importance par rapport aux autres différences. Myrtille étant orpheline, Eglantine avait épuré l’histoire des moments où apparaissaient les parents de la petite fille. Pour finir, bien entendu, le danger qu’encourait l’enfant dans la version de grand-mère était bien plus réel que celui de l’histoire originelle. Point ici de ces loups rusés dotés de la parole, chers aux auteurs de contes cherchant à effrayer les enfants et les jeunes filles… À l’heure d’aujourd’hui, il était inutile d’user de tels recours pour dissuader quiconque de musarder dehors à la nuit tombée: les imprudents se faisaient attaquer par des monstres bien pires que ceux décrits dans ces histoires. Depuis l’apparition mystérieuse quelque soixante années plus tôt de diverses espèces de créatures dignes des pires cauchemars, les fables n’avaient plus lieu d’être car les dangers bien réels et connus de tous les dépassaient largement.

Parfois cependant, les gens avaient tout simplement besoin d’affronter leurs peurs en les romançant quelque peu. C’est pourquoi, pensa Myrtille en sortant de la demeure de ses employeurs, grand-mère Eglantine n’avait jamais renoncé à narrer ces histoires à sa petite fille, qu’elle adorait d’ailleurs tout autant que la grand-mère du conte adorait la sienne.

« Mais la grand-mère demeurait là-bas, à une demi-heure du village. Quand le petit Chaperon entra dans le bois, une créature étrange vint à sa rencontre. Myrtille savait parfaitement de quelle sorte de bête il s’agissait et avait bien été avertie par tous de s’en méfier. On appelait ces choses de petite taille arborant des cheveux rouges et hirsutes des « lutins ». Pour qui n’en avait point encore vu ni jamais ouï parler d’eux, leur silhouette fine et virevoltante, leurs doigts graciles, leur figure mince aux petites oreilles pointues pouvaient sembler inoffensifs et leur allure générale, pour tout dire, avait quelque chose de fascinant. Mais la noirceur de leur nature, à mieux y regarder, transparaissait dans ce regard couleur charbon, dans ces yeux sans iris ni pupilles distinctes reflétant le sombre Enfer où sans nul doute ils étaient nés. »

Alors que ces souvenirs d’enfance lui revenaient en mémoire et que l’histoire se déroulait dans sa tête sans même qu’elle fasse un effort pour la rappeler à elle, Myrtille ne put s’empêcher de se figurer la mine qu’aurait pris Mr Aloïs en entendant cela. Ses joues pâles auraient rougi de contrariété, faisant ressortir d’autant plus les légères taches de rousseur qui les constellaient. Il aurait pincé les lèvres et arboré un air plus sérieux encore qu’à l’accoutumée. Il se serait ensuite fendu d’un discours désobligeant à l’encontre de ceux qui prétendaient que les diverses espèces de créatures hantant leurs contrées étaient tout droit issues des enfers, ou même sorties par quelque magie noire de légendes et de contes anciens. Ils ne sont ni lutins, ni démons, ni vampires, ce sont les sots qui les appellent ainsi, murmura Myrtille pour elle-même en imitant ce qu’elle imaginait être le ton de voix de Mr Aloïs.

De fait, étant sourde de naissance, Myrtille n’avait jamais réellement entendu son maitre s’emporter ainsi, cependant elle le connaissait depuis si longtemps qu’elle avait la sensation de savoir très exactement à quoi ressemblait sa voix et le ton cassant dont il devait user. Qui plus est, sa diction qu’elle devinait parfaite permettait aisément de lire sur ses lèvres. Il aurait été très inconvenant pour Myrtille de l’avouer, mais malgré le caractère difficile de Mr Aloïs, elle appréciait beaucoup vivre dans son entourage et le regarder parler. Tu bois ses paroles, ma petite, disait parfois grand-mère avec une mine affectueuse et triste à la fois, mais prends bien garde à ne pas nourrir d’autres sentiments pour lui, rien de bon n’en sortirait pour aucun de vous deux. Myrtille ne répondait jamais à ces remarques, en tous cas jamais par des mots puisqu’elle ne parlait pas volontiers, et même par gestes elle s’en abstenait. Cependant, bien que ce soit gênant à entendre, la vieille dame avait raison. Myrtille mettait donc un point d’honneur à ne pas se laisser aller à rêver à quoi que ce soit qui fût hors de son rang social.

Il n’empêchait que Mr Aloïs, tous défauts admis, était à sa manière un jeune homme prévenant et plus que correct à l’égard de son personnel. D’ailleurs, s’il avait été présent aujourd’hui et s’il s’était aperçu que sa servante rentrait seule à cette heure tardive, il ne l’eût jamais toléré, pensa Myrtille en frissonnant. Même si elle était consciente des dangers qu’elle courait, ce soir elle avait travaillé plus tard qu’elle ne l’avait pensé et elle était en train de traverser le petit bois entourant la demeure des de Chantelle pendant que le soleil disparaissait au couchant.

Son esprit avait jusque-là été agréablement distrait par les souvenirs des histoires de grand-mère. La peur s’empara d’elle d’un coup lorsqu’elle réalisa combien elle se montrait inconséquente. Elle essaya de toutes ses forces de ne pas se figurer être dans la peau du petit chaperon du conte. Très vite pourtant, malgré ses efforts, il lui sembla que chaque arbre dissimulait dans ses branchages noueux quelque créature malveillante, et que dans le moindre recoin sombre brillaient de petits yeux mauvais. Elle accéléra le pas, réfléchissant à emprunter un autre chemin sans en trouver un qui ne comporte les mêmes risques. Elle finit par se figer alors qu’elle n’était plus qu’à quelques centaines de mètres du village. Cela tenait à peu de choses : dans ces feuillages sur la droite, quelques mouvements trop brusques pour être imputés à la brise printanière; quelques troncs de jeunes arbres agités sans raison apparente de discrets soubresauts. Ce peu de choses avait fait son effet : la peur irraisonnée était devenue certitude d’être observée. Bientôt cette certitude lui fit deviner une petite silhouette aux aguets et des yeux la fixant avec avidité.

« Ni les lutins ni les autres créatures n’ont d’habitude la faculté de parole ou de pensée, mais à voir l’air rusé de celui qui dévorait du regard le petit chaperon, on voyait bien qu’il n’était pas comme les autres et on aurait bien cru qu’il se disait en lui-même : « Elle est jeune, elle est tendre, ce sera un bon morceau » .

Le monstre restait à moitié caché derrière un arbre, prenant un air placide comme s’il se désintéressait de sa possible proie. Son regard faussement distrait maintenant semblait inviter la jeune fille à folâtrer dans les bois en ignorant sa présence.

— Petit Chaperon, paraissait-il dire, vois donc partout les belles fleurs ; pourquoi ne regardes-tu pas autour de toi ? N’entends-tu pas comme les oiseaux chantent bien ? Tu vas droit devant toi comme si tu allais au travail, tandis que c’est si amusant de jouer dans le bois. Je suis seul et faible, et ne représente aucun danger, fais-moi confiance.

De confiance il n’était point question. Le petit Chaperon trouvait l’attitude de la bête très étrange et pensa y déceler un piège. Après y avoir réfléchi et avoir inspecté du regard les alentours, elle décida qu’un détour s’imposait. »

Myrtille restait immobile, une main serrée sur l’anse du panier de victuailles, l’autre tenant fermement le châle mauve pâle jeté sur ses épaules, comme si celui-ci pouvait la protéger non seulement de la fraicheur de ce début de printemps, mais encore des monstres qui rôdaient. L’envie de repartir en courant dans l’autre sens la tenaillait ; à moins qu’il ne fût plus raisonnable de fuir à toutes jambes vers les premières maisons du village qui se dressaient à quelques centaines de mètres à peine et à y chercher refuge. En tous les cas, tout détour possible ne ferait que l’enfoncer plus profondément sous le couvert des arbres et les dangers qui s’y dissimulaient.

Au bout du compte, elle prit une grande respiration, se força à retrouver son calme et continua son chemin comme elle l’avait prévu, tout en ne manquant bien sûr pas de surveiller les alentours. Certes, être incapable d’entendre quoique ce fût était un handicap incontestable en cette situation, mais depuis toujours Myrtille avait compensé cette faiblesse par l’acuité de son regard et la sensibilité de son odorat. Ces créatures du diable trainaient immanquablement avec elles d’écœurantes effluves de mort sur lesquelles on ne pouvait se tromper. Si l’une d’entre elles approchait trop près, elle serait trahie par l’odeur avant que de l’être par le bruit de ses pas légers.

À son grand soulagement, Myrtille atteignit finalement la lisière du village sans encombre. Quel qu’ait été le piège, elle n’y était pas tombée, se dit-elle tout en songeant à nouveau à la petite fille du conte qui, elle, avait commis l’erreur de se laisser convaincre par la peur et la méfiance de faire un détour.

« Pendant ce temps-là, le lutin, qui avait auparavant observé les allées et venues du petit chaperon et se doutait de sa destination, alla droit à la maison de la grand-mère. Il se faufila jusqu’à la porte de derrière qu’il trouva ouverte. C’est que la grand-mère, bien fatiguée, n’avait point clos la porte, sachant que le petit chaperon la visiterait sous peu. Le rusé lutin alla droit au lit de la pauvre vieille femme. Il en aurait bien fait son dîner car il avait grand-faim de cette énergie vitale qu’il prenait aux humains en les tuant, mais décida de laisser une viande si coriace pour une période de vaches maigres.

Il songeait en salivant à garder son appétit intact pour le moment où le petit chaperon franchirait la porte. Aussi, comme il n’était décidément pas un lutin comme les autres, se contenta-t-il d’assommer la grand-mère d’un coup de ce chandelier qui trônait sur sa table de chevet, et prit sa place dans le lit. Le petit chaperon, avait-il remarqué, était alerte et rapide, emplie justement de cette essence de vie si appétissante. Il faudrait bien cette ruse pour l’approcher sans risquer de la voir s’enfuir à toutes jambes. La poursuivre serait une dépense d’énergie qu’il ne pouvait se permettre. »

Le cœur de Myrtille se fit plus léger lorsqu’elle approcha enfin la maison de grand-mère. Elle avait été bien sotte de se laisser effrayer de la sorte, tout cela en partie à cause de ce conte qui lui trottait en tête. Mais n’était-ce point le but, somme toute, de ces histoires, que de rendre plus méfiants ceux à qui on les racontait ? Pour une fausse alerte comme celle qu’elle venait de vivre, en combien d’autres occasions la méfiance avait-elle été justifiée ? Maintenant d’humeur plus joyeuse, Myrtille avançait d’un pas qui n’était plus pressé par la crainte, mais bien par l’impatience d’offrir à grand-mère ce morceau de gâteau et ce cidre qu’elle appréciait tant.

Pourtant, l’inquiétude la saisit à nouveau lorsqu’elle arriva en vue de la petite maison et s’aperçut malgré la pénombre qu’une fenêtre, donnant précisément sur la chambre, était grand ouverte. Une telle imprudence n’était pas dans les habitudes de grand-mère. Myrtille courut franchement, cette fois, jusqu’à la porte.

« Le petit Chaperon avait traversé les bois d’un pas pressé, méfiante et alerte, prenant mille précautions pour le cas où la méchante bête serait encore cachée quelque part ou aurait en renfort d’autres de ses semblables dans les environs. Lorsqu’elle arriva enfin chez sa grand-mère, elle s’étonna de trouver la porte ouverte. À son entrée dans l’obscurité de la chambre, son cœur se serra.

Elle dit bonjour, mais ne reçut pas de réponse. Elle alla vers le lit et ouvrit les rideaux. La grand-mère était couchée, ses coiffes rabattues sur sa figure, et elle avait l’air toute drôle. »

Le cœur battant à tout rompre, Myrtille déposa le panier, s’empara d’un chandelier et se dirigea vers la chambre de grand-mère Eglantine, aussi discrètement que son inquiétude le lui permît. Elle se retenait à grand-peine d’ouvrir la porte à la volée et d’entrer en courant dans la pièce. Voulant se convaincre que tout allait bien, elle essayait encore de se raisonner : ses souvenirs d’enfance avaient fait travailler son imagination un peu trop activement, il n’y avait peut-être même pas eu de créature la poursuivant dans ces bois. Elle mit enfin un pied dans la pièce, bien décidée à aller refermer cette fenêtre sans éveiller grand-mère.

Mais ce qu’elle aperçut alors lui fit perdre tout ce bel optimisme. Dans la faible clarté que jetait encore le jour déclinant, on aurait pu se laisser abuser et croire que simplement la vieille dame s’était redressée en l’entendant entre ; cependant quelques détails physiques ne laissaient malheureusement aucun doute sur la vraie nature de cette silhouette maigre émergeant au-dessus du lit.

« — Ô, que vous avez de grandes oreilles !

— C’est pour mieux t’entendre, mon enfant. »

Bien sûr que cette chose l’avait entendue arriver. Prestement, l’apparition monstrueuse se tourna vers elle. Prenant son courage à deux mains, Myrtille leva le chandelier dans sa direction pour mieux la voir. Une figure pâle comme la mort se révéla plus clairement et des yeux entièrement noirs plantèrent leur regard dans le sien.

« — Ô, que vous avez de grands yeux !

— C’est pour mieux te voir, mon enfant. »

Une tristesse immense s’empara de la jeune servante. Grand-mère était morte, il n’y avait aucun doute. Son visage posé sur l’oreiller paraissait paisible, on pouvait espérer qu’elle dormait au moment de l’attaque et n’avait pas réalisé ce qui lui arrivait. À présent, la peau de son visage déjà marqué par l’âge pâlissait encore, se ridait et se crevassait à vue d’œil, pendant que le lutin, lui, reprenait toutes les couleurs de la vie. Sa chevelure hirsute d’un rouge délavé redevenait flamboyante, sa figure rosissait, ses yeux pétillaient de malice et de méchanceté. Il avait volé ce qui restait de vie à grand-mère pour renforcer la sienne, mais Myrtille comprit très vite que cela ne lui suffirait pas. Il voulait une victime plus jeune. Ses mains aux doigts griffus quittèrent la nuque de grand-mère et se tendirent vers la jeune fille.

« —Ô, que vous avez de longs doigts !

— C’est pour mieux te serrer, mon enfant. «

La bouche de l’animal s’ouvrit d’une façon démesurée par rapport à sa taille, dévoilant des crocs assassins maculés de sang.

« — Ô, que vous avez de grandes dents… »

Le lutin bondit vers l’avant. Retrouvant enfin le contrôle d’elle-même, Myrtille recula, jeta le chandelier à la figure de la bête immonde et saisit la porte de la chambre pour la lui refermer au nez. Un hurlement inarticulé retentit dans la tête de la jeune fille. Frappée d’effroi, elle crut que par quelque forme de magie elle se trouvait soudain capable d’entendre les cris furieux de ce lutin. Il lui fallut un moment pour se rendre compte que ce son venait en réalité de sa propre gorge.

« Un chasseur passant par là entendit les cris du petit chaperon et accourut à l’aide. D’un coup de carabine, il abattit la bête vorace avant qu’elle ne puisse satisfaire son appétit. La grand-mère toujours assommée reprit bientôt ses esprits et tous trois furent bien contents ; le chasseur prit la chevelure du lutin pour preuve de sa bravoure et l’emporta ; la grand-mère mangea le gâteau et but le cidre que le petit chaperon avait apporté, et elle retrouva ses forces ; mais le petit Chaperon se dit : de ta vie tu ne t’écarteras plus de ta route pour courir dans le bois, quelle qu’en fût la raison. »

À pas feutrés, Myrtille entra dans le cabinet de travail de Mr Aloïs pour y déposer la légère collation qu’il prenait chaque jour à cette heure-ci avec sa cousine Karol. Depuis le décès de grand-mère, la jeune servante se raccrochait à son travail, avec ses tâches habituelles, rassurantes par leur régularité, pour écarter la peine et la peur qui l’assaillaient sans prévenir. Le jour du drame, ses hurlements qui l’avaient sur le moment effrayée elle-même, avaient ameuté tout un voisinage bien peu accoutumé à entendre Myrtille parler, encore moins pousser des cris d’effroi. Contrairement au bon samaritain de l’histoire, ce n’étaient pas des chasseurs, mais simplement deux ouvriers habitant quelques maisons plus loin qui étaient arrivés à son secours et avaient mis la bête en déroute. Et contrairement à la grand-mère de l’histoire, celle de Myrtille était bel et bien morte. Aussi réalistes que soient les fables que contait la pauvre femme, elles restaient moins cruelles que la réalité.

À la dérobée, Myrtille observa son maitre qui n’avait pas remarqué son entrée et qui avait le nez plongé dans un carnet de croquis. À son retour de voyage, Mr Aloïs avait été bouleversé d’apprendre toute l’affaire. Il avait déjà pour passion dévorante avant cela l’étude des créatures ; le drame semblait l’avoir fait redoubler d’efforts dans ses tentatives de mieux les comprendre pour mieux les combattre. À l’instant, il venait sans doute d’émettre un de ces commentaires exagérément guindés dont il avait le secret, car Mlle Karol roulait des yeux tout en agitant la tête d’un air faussement désespéré.

Cousin, vous ne changerez donc jamais, lut la jeune servante sur ses lèvres.

Hé bien, voyez donc ce croquis très ressemblant. Considérez la taille de leur bouche et celle de leurs dents, dit Mr Aloïs avant de s’interrompre en prenant conscience de la présence de Myrtille, se sentant sens doute maladroit de parler de ce sujet devant elle.

La jeune fille détourna prestement la tête lorsqu’il la regarda, faisant mine de ne pas avoir suivi la conversation. Son regard se posa malgré elle sur la fenêtre, le petit bois qu’on apercevait au travers et ces ombres dans lesquelles elle avait en permanence à présent l’impression de deviner de petits yeux malins la dévisageant. Elle frissonna légèrement, la remarque de Mr Aloïs lui rappelant à nouveau cette histoire.

— Ô, que vous avez de grandes dents…

Le vent se leva soudain, comme pour souffler jusqu’à elle la réponse qu’elle devinait sans l’entendre.

— C’est pour mieux voler ta vie, mon enfant.

  
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