La nuit étendait un manteau d’une obscurité presque palpable sur une lande rocailleuse, d’où s’élevaient des formations rocheuses comme des sentinelles massives et silencieuses. L’air sentait la neige et la sève des grands sapins éparpillés le long du chemin, qu’ils balayaient de leurs longues branches bercées par le vent. Même l’œil laiteux d’une lune pleine ne parvenait pas à chasser les ombres. Lourdement charpentée et d’un brun presque noir, elle était issue de cette robuste race de Frise qui n’avait aucune peine à transporter non seulement sa puissante carcasse, mais ses bagages et son équipement.
Elle avait également le pied sûr, malgré l’absence de visibilité, et se révélait capable de suivre d’instinct le sentier, même s’il disparaissait sous la neige. Le cavalier était tenté de la talonner pour accélérer l’allure, mais il était conscient qu’il valait mieux avancer régulièrement en étant certain de parvenir à son but.
Il inspira une grande bouffée d’air glacé ; la buée montait en longues volutes des naseaux de son cheval, brouillant un peu plus encore son champ de vision. Et pourtant, il lui semblait bien apercevoir une vague lueur devant lui, même s’il était incapable d’en évaluer la distance ; une étoile tombée au sol ou, plus vraisemblablement, une bougie placée derrière la vitre d’une fenêtre. Il décida de faire preuve de prudence – ainsi que d’humilité : il faisait figure d’étranger en ces terres, quand bien même certains de ses ancêtres y avaient vécu. Certes, sa présence avait été sollicitée, mais il ignorait tout de l’accueil qui lui serait réservé.
Alors qu’il s’attendait à tout moment de voir la lumière s’évanouir, comme un fanal fantôme destiné à piéger le voyageur, il distingua enfin à la lueur pauvre et dure de la lune la silhouette d’une maisonnette de bois au toit pentu, avachi par les années et ployant plus encore sous la couche de neige qui s’y amassait.
Il démonta, laissant les rênes sur l’encolure du cheval – l'animal avait été dressé à ne pas bouger tant que son cavalier ne serait pas revenu.
L’homme alla frapper à la porte. ; au but d’une dizaine de secondes, le battant pivota en grinçant, révélant la radiance dorée qu’il avait aperçue par la fenêtre. Une vieille femme lui ouvrit, enveloppée de châles auxquels la nuit volait toute couleur. De ses traits, il ne distinguait que les contours d’un paysage tourmenté par les années, encadré par les fines mèches blanches qui s’évadaient de son fichu.
Ses yeux brillaient dans le noir comme ceux d’un chat, d’une vague lueur aux reflets bleutés. Il ne s’interrogea pas sur ce phénomène… Cela faisait bien longtemps qu’il avait appris à accepter les choses comme elles étaient.
« C’est vous, l’homme qui vient d’Angleterre ? » demanda-t-elle comme s’il s’agissait d’une terre lointaine et exotique. Ce qui était plus ou moins le cas, après tout.
« C’est moi-même. »
Elle le contempla longuement ; il se demanda ce qu’elle pouvait bien discerner de lui dans la pénombre. Peut-être l’observait-elle avec d’autres sens que la vue ; ce n’était pas exclu. Enfin, satisfaite de son examen, elle s’écarta pour le laisser passer, ce qui était une marque de confiance estimable en ces terres reculées. Admettre certaines créatures dans sa maison signifiait leur donner de l’empire sur son corps et son âme. Mais lui n’était qu’un homme ordinaire, certes plus savant des choses de l’occulte que la plupart et doté d'un esprit assez fort pour ne pas devenir le jouet de puissances plus ou moins malveillantes.
« Vítejte (1) ! » le salua-t-elle tandis qu’il pénétrait à l’intérieur de la demeure.
La maison était un peu plus spacieuse qu’il ne l’avait pensé en la contemplant du dehors. Les murs de planches avaient été badigeonnés de rouge – pour ce qu’il pouvait en distinguer à la lueur de la cheminée et des chandelles disposées çà et là dans la pièce – et couverts de motifs blancs qui possédaient sans doute une valeur symbolique, voire un certain pouvoir. Il les examina avec attention, bien décidé à consigner tout ce qu’il voyait dans sa mémoire pour un futur rapport. La vieille femme referma la porte derrière lui, avant de lui faire face.
La lumière accrochait les ravins et des sillons qui parcouraient son visage, jusqu’à ne plus en laisser aucune partie intacte. Ses yeux semblaient lutter pour ne pas être enfouis sous les couches de peau plissée où se noyaient ses paupières, mais ils brillaient, clairs et vifs. Elle lui sourit, dévoilant des dents étonnamment blanches et saines, qui lui donnaient l’impression qu’une autre créature le contemplait sous ce masque fripé.
Il s’inclina :
« Puis-je me présenter ?
— Vous le pouvez, oui. Votre nom est à l’abri ici. »
Il se redressa et ôta son large chapeau, dévoilant la longue chevelure blonde attachée sur sa nuque.
« Mon nom est Dolovian… Erasmus Dolovian.
— Dolovian… Vos ancêtres étaient-ils de ces contrées ?
— Plutôt des terres voisines, si je m’en rappelle bien.
— Peu importe. Asseyez-vous. »
La chaise qu’elle lui désigna, comme tout le reste du mobilier, était ornée dans toutes ses parties non utilitaires de myriades de sculptures, si imbriquées, si détaillées, qu’il était difficile de définir ce qu’elles pouvaient bien représenter. Mais au bout d’un moment, il discerna des corps humains et animaux entremêlés, des visages grimaçants qui se répétaient sur chaque pièce de bois apparente. La lueur tremblotante de la bougie semblait leur donner vie.
Légèrement mal à l’aise, il détourna le regard et fixa son hôtesse, qui s’était assise juste devant lui :
« Pourquoi est-ce vous qu’on a envoyé ? demanda-t-elle abruptement.
— Parce qu’il y a potentiellement du danger, je pense… Je suis celui qui traite ce genre de cas.
— Oui, vous en avez la force. Mais vous n’en êtes pas moins slepý (2)… »
Un aveugle.
Elle ne parlait pas de sa vision réelle – elle était parfaite, mais du fait qu’il n’avait pas la moindre capacité à discerner ce qui se cachait au-delà des perceptions ordinaires.
« Un slepý ne sera d’aucune utilité. Mais un guerrier puissant et un esprit solide… par contre, sont indispensables. Sans doute est-il possible d’y remédier.
— Y remédier ? Par quel moyen ? »
La vieille femme se leva pour gagner l’une des étagères et y fourragea un moment, avant de tirer une petite bouteille de verre rouge, à moitié opaque et constellé de bulles, mais à travers lequel on pouvait vaguement distinguer une substance noire et visqueuse.
« Est-ce ce que je pense… ? hasarda-t-il en contemplant la fiole.
— La lék na vidění (3) sera indispensable si tu veux voir les mysl (4)… déclara-t-elle gravement. Tu ne parviendras pas à la secourir si un ennemi invisible t’attaque. »
Elle tira de son étagère un gobelet d’étain dans lequel elle versa une mesure de la potion de vision, qu'elle dilua dans une petite quantité de ce qui semblait être, à l’odeur, une puissante eau de vie contenue dans un cruchon de terre. Elle ajouta quelques feuilles puisées dans une coupe d’osier.
« Otevřete oči (5)… murmura-t-elle en tendant le gobelet à son visiteur. Ouvre les yeux… »
***
C’était une cérémonie ancienne, qu’on ne maintenait que par tradition, en dépit de l’arrivée du dieu chrétien. Souvent, elle se doublait durant la journée d’une procession à la vierge et aux Saints, pour demander la fin de l’hiver, la protection des troupeaux et des récoltes. Mais quand la lumière baissait, plongeant le monde entre chiens et loups, des temps presque oubliés s’éveillaient dans cette campagne reculée.
La célébration devenait plus sauvage, plus débridée ; de grands feux repoussaient le froid et la nuit ; pour conjurer le peuple avec lequel les habitants devaient partager la contrée, les jeunes hommes se revêtaient des fourrures de loups dont la tête leur servait de couvre-chef, les plaçant à mi-chemin entre l’humain et l’animal.
Lucia avait été choisie comme reine de la fête, parmi toutes les autres filles du village. À quinze ans, elle possédait déjà le corps d’une femme, de larges yeux sombres et brillants, une peau ferme et claire qui se teintait de rose. Pour célébrer la fécondité et l'avènement du printemps, on lui avait fait enfiler par-dessus sa robe brodée un manteau rouge, ornée d’un capuchon qui dissimulait ses cheveux bruns. C’était un grand honneur, d’autant qu’il n’y avait pas eu d’élues depuis plusieurs décennies… la dernière avait été sa babička (6)… mais à son retour, elle n’avait plus jamais été la même. Après s’être mariée sur le tard et avoir donné naissance à sa mère, elle était partie habiter en un lieu isolé, à l’écart des autres maisons aux toits pentus.
La jeune fille avait été assise sur un trône un peu surélevé, décoré de fleurs séchées, d’épis soigneusement conservés à cet effet, des fruits de l’automne qui avaient pu être préservés en dépit de l’hiver. La saison froide était particulièrement rigoureuse cette année-là et ne semblait pas prête à relâcher son emprise sur les terres engourdies.
On lui avait expliqué en détail l’importance de sa mission. C’était une nuit sacrée, au cours de laquelle les loups de chair et de sang menaient leur propre célébration, adorant leurs esprits tutélaires. C’était le moment où le pacte devait être conduit entre le le peuple des humains et celui des vlci (7), par le biais d’un oběť (8), un sacrifice. Lucia serait prise comme épouse par la divinité de la forêt, qui la dévoreraient pour la faire renaître sous la forme de la déesse louve de la fécondité. Bien sûr, tout cela ne serait que symbolique, mais la fête établirait de bons augures pour l’année à venir. Les loups respecteraient les troupeaux des paysans locaux et attireraient les vents favorables sur les champs.
Le froid qui mordait ses joues l’empêchait de tomber dans la somnolence. Elle aurait pu éprouver de la lassitude et de l’ennui, mais les célébrations devant ses yeux la plongeant progressivement dans un état d’euphorie. De grands feux avaient été allumés autour desquels les villageois dansaient au son lancinant des gajdy (9) et des violons. Elle aurait aimé les rejoindre, mais elle ne pouvait que contempler leurs mouvements hypnotiques, jusqu’à ne plus trop savoir si elle se trouvait dans un rêve ou dans la réalité.
Les heures passaient ; le ciel était clair, dévoilant les constellations et la Voie lactée comme de vastes éclaboussures lumineuses sur le velours noir de la nuit. La lune éclairait le paysage de son œil laiteux. Enfin, les anciens du village, deux hommes et une femme qui ressemblaient à des pantins de bois sec enveloppés dans de précieuses étoffes brodées vinrent la délivrer.
Ils la firent descendre de son trône improvisé, pour la mener au milieu du cercle des danseurs. Là, les trois vieillards se penchèrent vers elle et lui mirent entre les mains un panier qui contenait des offrandes : des épis soigneusement conservés de l’été précédant, du fromage, du pain sans levain, quelques fruits qui commençaient à se racornir… Comme un présage de ce que le printemps viendrait leur rendre, si les rites étaient respectés.
« Tu dois la porter à l’autel de la déesse-louve, lui souffla la vieille femme, approchant ses lèvres fines et fripées de son oreille. À notre mère d’abondance, celle qui nous enfanta tous, mais dont le sein est flétri comme celui de la vieille femme que je suis. Ta jeunesse et ta vigueur lui rendront tout son pouvoir nourricier. Va à présent, que les loups t’accompagnent… »
Les deux anciens la prirent chacun par une main pour la mener sur le sentier qui filait vers la forêt. Lucia contempla avec horreur le fin ruban bordé de haies ébouriffées, qui s’enfonçait sous la sombre cathédrale des arbres réduits à leur squelette de branches noires alourdies par la neige.
Ses pieds trop longtemps immobiles lui semblaient à peine toucher le sol, tandis qu’elle avançait dans l’obscurité à peine percée par la lueur des torches, étrangement diffuse dans l’air glacé. Elle savait qu’elle devait aller tout droit le long du chemin, jusqu’à l’endroit où s’élevait l’autel. Lucia en avait entendu parler, par sa mère et surtout sa grand-mère, mais à mots feutrés, comme pour éviter qu’elle puisse les comprendre. Elle se demanda si cette mère était la Sainte Vierge, ou une autre figure.
Elle continua à marcher, s’éloignant progressivement du village, rentrant sous les hauts arceaux des branches. Ses mains enveloppées de mitaines se resserrèrent sur l’anse du panier. Elle pouvait voir d’étranges ombres jouer çà et là entre les arbres. Du coin de l’œil, elle perçut des formes furtives, couvertes d’une fourrure argentée, qui traversaient l’espace entre les troncs grisés par la pénombre. Avec eux allait et venait des sifflements qui s’unissaient en une rumeur lancinante. Elle savait, confusément, qu’il s’agissait des jeunes gens du village, vêtus de peaux de loups, qui fouettaient l’air de minces badines… mais ses sens faussés par la nuit, par la fatigue et peut-être par le vin aux herbes qu’on lui avait administré n’étaient plus bridés par la raison.
Pas après pas, elle poursuivit sa route…
***
Le breuvage avait une saveur étrange, épicée, aromatique, vaguement terreuse… Erasmus pouvait aussi discerner un arrière-goût légèrement âcre. La dose était généreuse, mais avec sa large carcasse, il en fallait beaucoup pour réellement l’affecter. Le liquide laissa dans son œsophage une traînée brûlante , qui se dissipa très vite. Il rendit le gobelet à la vieille femme et sonda la profondeur de son regard, qui s’était transformé en un abîme si infini qu’il pouvait y voir un univers entier – à moins que ce ne fût que le reflet des étoiles.
« N’as-tu pas envie de savoir comment cela s’est passé, pour moi ? demanda-t-elle d’une voix soudain lasse.
— Vous le ferez, si vous le souhaitez…
— Être dévorée pour renaître. Sans doute était-ce vrai, jadis, au temps où les esprits n'étaient pas encore devenus des reflets distordus d’eux-mêmes.
— Mais vous avez survécu… »
Elle détourna le regard ; sans doute après cette expérience, avait-elle changé au point de devenir cette femme qui pouvait voir au-delà des réalités quotidiennes. Mais il savait que c’était un chemin difficile et solitaire. Il était plus que probable que quelque chose s’était nourri de son essence, l’infusant à cette occasion de la sienne. De ce jour, sa perception du monde avait dû se modifier dramatiquement.
Un long vertige s’empara de lui ; sa vision se brouilla un moment, comme si son regard tentait de s’adapter à un nouvel environnement, avant de s’éclaircir de nouveau. Il attendit que ce malaise passe pour saluer la vieille femme d’un hochement de tête, puis se dirigea vers sa monture qui avait docilement patienté.
D’un mouvement fluide, il se mit en scène et mena son cheval vers le chemin noyé d’ombres.
Il espérait juste qu’il n’arriverait pas trop tard…
***
Lucia entendait, de façon très lointaine, les « loups » qui l’escortaient s’interpeller. Ils grognaient et faisaient cingler leurs badines, dans le froissement des broussailles qu’ils écrasaient de leurs pas trop pressés et inégaux… Le vin avait coulé à flots, noyant leur conscience dans un brouillard rouge. Elle pouvait percevoir dans leurs rires discordants les premières notes de l’ivresse. Les élus s’étaient départis de leur chemise, ne portant que la peau de loup par-dessus leur torse nu dont la pâleur était parfois visible entre les arbres. Elle sentait ses jours s’enflammer à cette vision.
La jeune fille se demanda à quoi ressemblerait la mise en scène quand elle serait arrivée à l’autel.
Être dévorée pour renaître…
C’était une idée étrange et surtout effrayante. Mimeraient-ils l’acte de se repaître de son corps ? Iraient-ils… plus loin ? Elle aurait dû s’en inquiéter, mais son esprit était sans doute trop embrumé pour que la peur puisse l’atteindre. Elle ne pouvait qu’avancer, toujours et encore, poser un pied devant l’autre sur ce chemin inégal, et déjà cela prenait toute son énergie…
La forêt s’épaississait de plus en plus. Aux feuillus ravagés par l’hiver, s’ajoutaient les hautes formes des sapins dont les longs et sombres rameaux prolongeaient les ombres. Une brume légère s’était levée, stagnant au niveau de ses chevilles, mais sa pâleur opalescente semblait apporter un regain de lumière, une radiance vaguement irréelle.
Elle s’arrête juste un instant, en s'apercevant qu’elle n’entendait plus la troupe dissimulée. Mais bientôt les craquements dans les broussailles s’élevèrent de nouveau. Rassurée, elle reprit sa route, tandis que le brouillard s’épaississait autour d’elle.
***
Erasmus savait qu’il devait agir le plus discrètement possible. Il était hors de question d’emprunter le même chemin que la jeune fille, au risque d’être repéré par les villageois et d’être accusé d’apporter de mauvais augures. Après tout, il n’était qu’un étranger qui intervenait dans une affaire qui ne le concernait en rien.
Il ne put s’empêcher de sourire, un peu amèrement : il avait été un temps où ce genre de cérémonie avait eu une importance réelle, scellant le lien entre les humains et le monde des esprits. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, ce n’était pas le Christianisme qui avait fait finalement reculer ces coutumes ; la plupart des campagnes n’avaient aucune difficulté à entremêler leurs croyances, les anciennes et celles qui s’y étaient ajoutées au fil du temps ; les noms avaient changé, mais bien souvent, la ferveur ressentie et son objet étaient restés les mêmes, sous une autre défroque.
Le bouleversement venait de cette nouvelle ère qui s’imposait partout dans le monde. Celle qui remplaçait la raison par la science, le labeur par la recherche du profit. Certes, une campagne si reculée n’était pas touchée, mais en se réduisant comme une peau de chagrin, les terres des croyances anciennes avaient perdu leur équilibre de toujours. La science n’était pas mauvaise en soi, bien au contraire : elle avait su écarter bien des superstitions et des impostures. Mais érigée en religion, elle avait limité le champ des possibilités et rétréci la vision des hommes, qui étaient de moins en moins capables de discerner ce qui les entourait. Leur univers devenait de plus en plus isolé des autres réalités. Les esprits privés de reconnaissance fuyaient devant ce prétendu rationalisme ; ils n’avaient plus l'opportunité de se dissimuler sous le manteau de nouvelles croyances, comme ils l’avaient fait depuis des millénaires dans un monde perpétuellement en mouvement.
Réfugiées dans les campagnes les plus reculées où les cultes anciens étaient demeurés profondément ancrés, elles avaient gagné paradoxalement en force, mais aussi en malice, sans doute du fait d’un étrange désespoir qui leur faisait abandonner tous les principes issus de leurs lointains accords avec l’humanité. Dans les lieux plus policés, ils s’offraient aux invitations des fanatiques et des imprudents, causant des troubles qui nécessitaient de plus en plus fréquemment l’intervention de personnages comme Erasmus Dolovian : des ésotériciens doublés d’aventuriers qui s’étaient donnés pour mission de combattre de tels dangers. Leurs réseaux étaient implantés dans toute l’Europe et commençaient à essaimer dans le reste du monde.
Il ignorait ce qu’il allait trouver au bout de ce long ruban d’obscurité envahi d’une brume diffuse, serpentant entre les formes sombres et décharnées des arbres hivernaux. Il n’était pas sûr d’arriver à temps pour secourir la jeune fille… ni même de parvenir à se sauver lui-même du péril vers lequel il chevauchait. Mais il était un combattant aguerri et affronter le danger ne lui faisait pas peur.
***
Perdue dans la brume, Lucia resserra instinctivement les pans de son manteau rouge autour d’elle, plus pour se garantir d’un sentiment diffus de peur que du froid de la nuit. Il n’y avait plus vraiment de distinction entre les ombres et la forêt qui les abritait, entre la vague lueur des astres filtrant à travers la sombre dentelle des rameaux entrecroisés et les tourbillons pâles qui embrassaient les racines et les troncs.
Ses compagnons de route avaient changé : leur course lui semblait plus agile, plus rapide, et le bruit du vent sifflant à travers les arbres était devenu plus réaliste. Elle aurait même juré, par moment, qu’une bise capricieuse allait et venait autour d'elle. Ses « poursuivants » s'arrêtaient de temps à autre pour l’épier avec des yeux étonnamment brillants, pour se fondre à nouveau dans la nuit, ne laissant derrière eux que des craquements de brindilles et des froissements de feuillage.
Cette fois, elle avait le sentiment de marcher en plein rêve… Sans doute s’était-elle endormie sur son trône improvisé et tout ceci était un songe.
Soudain, une tâche de brume plus dense que le reste s'éleva devant elle, tourbillonnant paresseusement au milieu du chemin. Intriguée, elle s'immobilisa. Le brouillard s’épaissit encore, prenant substance. Bientôt apparut la forme brouillée d’un garçon nu dont la tête et les épaules se couvraient d’une peau de loup. Lucia se demanda de quel compagnon de jeu il pouvait s’agir. Elle ne reconnaissait pas ce visage anguleux, aux yeux fins et étrangement phosphorescents. Pas plus que cette longue chevelure tirant vers l’argent.
« Luciaaaaa… » susurra-t-il d’une voix qui se perdait dans le frémissement de l’air sifflant et le grincement des ramures.
Elle porta une main à son cœur, intriguée de le sentir battre si frénétiquement.
« Luciaaa… »
« Luciaaa ? »
« Luciaaa ! »
Son nom résonnait de toute part, comme si la voix du garçon en face d’elle pouvait voyager et se démultiplier.
Lentement, sa forme commença à changer. Le corps semblait fusionner avec la peau qui le couvrait, jusqu’à former une étrange créature à mi-chemin entre le loup et l’homme, puis un véritable loup au pelage d’argent, qui la fixa de ses yeux flamboyants.
Elle aurait dû crier. Elle aurait dû fuir. Mais elle ne pouvait que le contempler d’un regard fasciné. L’animal s’évanouit dans la brume, ne laissant derrière lui que quelques nuées blanches.
Elle ne put que contempler bouche bée cet étrange phénomène. C’était la brume… Elle lui jouait des tours.
Lucia ferma les yeux, respira l’air aux senteurs de décomposition et d’eau stagnante. Entre ses mains, elle sentait l’osier rêche du panier, solide et pesant, une ancre dans la réalité. Elle avait été choisie…
Elle devait aller jusqu’au bout.
***
Erasmus sentit un nouveau vertige s’emparer de lui. Il s’affaissa sur l’encolure de sa monture qui s’arrêta aussitôt, inquiète de la faiblesse soudaine de son maître. Mais l’homme s’en souciait moins que le cheval. Il savait que ce n'était qu'un signe que le breuvage agissait à plein.
Il prit le temps de se redresser, afin que ses sens se remettent sans trop les brusquer. Le paysage autour de lui était devenu subtilement différent. Il se trouvait toujours sur un chemin entre des arbres dépouillés, entre lesquels serpentaient des écharpes de brume, mais il pouvait voir à présent qu’elles étaient peuplées de créatures éthérées qui cherchaient à prendre corps, nourries par la ferveur des villageois et de leurs chants lointains. Mais ses sens ordinaires avaient repéré autre chose : des cris de frayeurs résonnaient non loin de là. Retenant un juron, il tira sur les rênes et sauta à bas de sa monture, avec laquelle il n’aurait pas pu pénétrer les sous-bois envahis de broussailles.
Erasmus sentit les rameaux décharnés accrocher ses vêtements et lui griffer le visage. Il dut saisir la hachette qu’il avait glissée à un étui à sa ceinture pour se tailler un chemin. Les esprits tournaient autour de lui, plus curieux qu’agressifs, mais cela ne durerait pas indéfiniment. Leur avidité était trop grande…
Après une lutte sans merci contre une végétation morte-vivante, qui semblait chercher activement à le freiner, il finit par atteindre une clairière. Un petit groupe tremblant se pressait autour de quelque chose qu’il ne pouvait distinguer. Des cris et des gémissements s’élevaient, ceux qu’ils avaient entendus depuis le chemin.
« Que se passe-t-il ici ? » gronda-t-il dans la langue locale.
Deux ou trois des silhouettes accroupies se relevèrent, frissonnantes. Erasmus vit à la faible lueur filtrant à travers la végétation qu’il s’agissait de garçons de quinze à vingt ans. Leur torse était dénudé et ils portaient sur la tête et les épaules une peau de loup. Il ne faisait aucun doute que ces jeunes gens faisaient partie du rituel… mais ils en avaient été brutalement chassés.
Ils arboraient sur le corps des marques de griffures qui pouvaient avoir été infligées par les branches crochues, mais il y discernait la preuve d'une malice évidente. Aucun ne semblait sérieusement blessé toutefois, à part celui qui demeurait allongé sur le sol, gémissant de douleur et de terreur. Même s’il savait qu’il n’avait pas de temps à perdre, Erasmus s’accroupit auprès de lui, écartant sans ménagement ses mains qui enserraient son cou. Il avait été transpercé par un morceau de bois aussi aiguisé qu’une dague. La plaie saignait abondamment, mais heureusement, elle n’aurait pas de conséquences létales. Plus par chance que par souci de ses ennemis d’épargner sa vie, l’arme improvisée avait évité ses artères et sa trachée.
Sans écouter les supplications de ses camarades et les cris de la victime, il arracha la branche et déchira la longue ceinture d’étoffe du garçon pour fabriquer un tampon qu’il pressa sur la blessure et qu’il fixa par une bande nouée autour de son cou.
« Il survivra. Emmenez-le loin d’ici, et ne revenez pas, si vous ne voulez pas qu’il y ait de morts ! »
Les jeunes villageois le regardèrent gravement, avant d’acquiescer et de détaler, emportant avec eux leur camarade blessé. Erasmus nota avec une pointe de tragique ironie qu’aucun d’entre eux ne s’était préoccupé du sort de Lucia. Il fallait sans doute s'y attendre. Sans traîner, il reprit son chemin vers sa monture, se remit en selle et la lança en avant d’un coup de talon.
***
Lucia poursuivait sa route, toujours suivie par ce mystérieux loup de brume qui lui apparaissait tantôt comme un humain, tantôt comme une bête. Sa voix soufflait à ses oreilles des mots décousus, qui s’éclataient dans l’air froid de la nuit… Mais progressivement, les fragments commençaient à faire sens.
« Où vas-tu ainsi, Lucia ? Pour qui sont ses offrandes ? »
Au début, elle n’osait pas répondre, mais elle finit par décider qu’il ne servait à rien de garder le silence, juste à le rendre plus subtilement menaçant.
« Ce sont des offrandes pour la mère nourricière…
— Lui as-tu déjà rendu visite ?
— Non, balbutia-t-elle, toujours occupée à placer un pied devant l’autre.
— Connais-tu au moins son visage ? »
Celui de sa grand-mère, fripé par les années, apparut dans son esprit.
« Est-ce elle que tu vas voir ? La Dévorée ? »
Elle frémit en entendant ces mots. Que voulait donc dire cet esprit, qui n’avait jamais été l’un de ses camarades ? Pourquoi sentait-elle une odeur mortelle se répandre dans la nuit, coulant avec les ombres ?
Lucia s’arrêta net en voyant l’homme – ou le loup – debout devant elle, souriant avec des dents blanches où stagnait le liseré rouge du sang frais.
« Je peux t’escorter, si tu le souhaites…
— Non, souffla-t-elle. Vous n’existez pas. »
Un hurlement de rire déchira la nuit.
« Est-ce ainsi ? Où sont les garçons qui t’accompagnaient ? Peut-être avons-nous festoyé de leur vie ! »
Des hurlements lointains s’élevèrent, de toutes les directions. Lucia n’avait plus qu’une envie, celle de rebrousser chemin et de courir aussi vite que possible, mais elle se perdrait probablement.
« Allez-vous-en ! » s'écria-t-elle en tapant du pied, un ordre et une supplique tout à la fois.
Ses mains demeuraient crispées sur l’anse du panier, comme accrochées à une corde de survie. Les larmes coulaient sur ses joues et pour la première fois, le froid commençait à la saisir, la glaçant jusqu’aux os.
« Karel ? Josef ? Milan ? Petr ? Est-ce que c’est vous ? Où êtes-vous ? »
Mais aucune voix ne lui répondit, juste des halètements et des gémissements sourds dans les profondeurs des fourrés. À ce point, elle aurait été heureuse de voir de véritables loups, plutôt que ces créatures impalpables…
Peut-être, quand elle aurait atteint le sanctuaire, tout irait mieux.
« Babička, balbutia-t-elle, tu as déjà connu cela… aide-moi… »
Mais sa grand-mère se trouvait loin de là, dans sa cabane perdue dans la nuit ; elle ne pourrait rien faire pour l’aider…
Un nouveau loup de brume apparut près d’elle, la frôlant presque de sa fourrure vaporeuse :
« Je connais un chemin plus court, Lucia… Suis-moi, jeune fille… »
Elle secoua négativement la tête et resta sur le sentier de terre, trébuchant sur les racines qui le traversaient de leurs entrelacs sinueux, dissimulées sous les feuilles pourrissantes.
Mais peut-être était-ce l’épreuve… avancer, encore et toujours, sans écouter les voix sur le chemin.
***
Même si la vieille femme lui avait expliqué en détail où se situait l’autel, Erasmus savait qu’il courait le risque de se perdre. Le chemin secondaire qu’il avait emprunté longeait par endroit le sentier principal ; c’était ainsi qu’il avait pu trouver les garçons. Depuis le temps où la grand-mère l'avait parcouru, les esprits attirés par la conscience collective des loups et des hommes étaient devenus plus dangereux, plus puissants, plus désespérés. Il demeurait persuadé que le coup donné avait été porté pour tuer. Les villageois avaient eu beaucoup de chances…
Erasmus devait se pencher sur l’encolure de sa monture pour esquiver les branches des arbres. Son chapeau de feutre et son long manteau de cuir lui évitaient d’être griffé par les serres végétales ; mais viendrait un moment où il ne serait plus possible de passer à cheval au milieu des frondaisons.
La mort dans l’âme, il dut descendre de selle. D’une tape sur la croupe, il renvoya le cheval à l’orée du bois. L’animal était assez intelligent pour comprendre ses intentions. Il ne faisait aucun doute qu’il le retrouverait quand il sortirait de l’enfer végétal dans lequel il allait plonger plus profondément encore.
Erasmus vérifia rapidement son équipement : en plus de la hachette, il s’était muni d’une longue dague ainsi que d’un pistolet chargé. Même si ces armes avaient été modifiées pour pouvoir blesser des entités immatérielles, il craignait qu’elles ne suffisent pas. Il lui faudrait employer une force bien différente pour affronter ces ennemis.
Il ignorait même s’il en serait capable…
***
Le chemin était devenu de plus en plus étroit ; il n’était à présent qu’un fossé sinueux empli de neige piétinée, plus tracé à l’usage des bêtes qu’à celui des hommes. Il était bordé par un enchevêtrement végétal si dense qu’il semblait impossible de s’en éloigner. Il ressemblait à un tunnel obscur qui débouchait sur la noirceur absolue d’un néant aux senteurs fongiques.
Lucia se demanda depuis combien de temps elle marchait ainsi. Une heure, peut-être ? Elle avait l’impression d’avoir passé toute la nuit sur ce sentier. Mais au moment où elle envisageait pour de bon de faire demi-tour, une clairière s’ouvrit abruptement devant elle.
À l’origine, il s’agissait d’une trouée créée par l’effondrement d’un arbre gigantesque, dont le tronc dépouillé gisait toujours comme le corps d’un géant abattu.
L’aire semblait avoir été dégagée des buissons et des jeunes pousses qui auraient dû s’y épanouir ; elle laissait apparaître une terre nue que même les feuilles mortes, les brindilles et la neige avaient oubliée. Les branches les plus élevées s’incurvaient comme pour former un dôme au-dessus de cet espace. Juste devant l’arbre, se trouvait deux vastes rochers : le premier constituait une grande dalle plane. L’autre, dressée verticalement, évoquait dans la pénombre un gigantesque loup assis sur son postérieur, la queue lovée contre son corps. La couche de lichen qui couvrait la pierre accentuait la ressemblance.
Un silence abrupt s’était abattu sur la forêt ; plus de hurlements, de branchages froissés, de halètement dans les fourrés. Lucia n’entendait plus que le grincement des ramures au-dessus de sa tête. Elle regarda craintivement autour d’elle : avait-elle rêvé cette traversée infernale ? Pouvait-elle sans risque céder au sentiment de sécurité qui s’était emparé d’elle ?
Elle s’avança avec révérence vers l’autel forestier, étonnée que l’endroit soit si clair même si les rayons de la lune ne l’atteignaient pas. Prenant une longue inspiration, elle effectua les derniers pas qui la menaient devant la dalle et s’inclina. Quand elle releva la tête, elle constata que des filets de brume se formaient sur le sol nu de la clairière.
Sans doute était-il temps d’en finir. Posant le panier sur la pierre, elle commença à en tirer les diverses offrandes : elle préleva un par un les épis de blé qu’elle coucha sur la roche, puis les pommes à la peau ridée, les morceaux de pain durcis par le froid et le fromage à la croûte épaisse… autour d’elle, le brouillard devenait de plus en plus dense. Elle s'efforça de ne pas trop se presser, afin d’honorer convenablement l’esprit qui hantait ces lieux… Mais tout son être n’aspirait qu’à une seule chose, prendre la fuite.
Plus il tentait d’avancer, plus Erasmus avait le sentiment que la forêt elle-même l’empêchait d’arriver en son cœur. Il devait batailler contre des branchages toujours plus denses, qui semblaient l’agripper de leurs serres noirâtres. Ses gants lui protégeaient les mains, mais le sang coulait de plusieurs égratignures sur son visage. Plusieurs fois, il dut couvrir ses yeux pour éviter qu’ils ne soient transpercés par des tronçons brisés projetés vers lui depuis les tréfonds de l’obscurité.
Après une éternité de combat, le passage devint plus aisé, comme si la forêt avait décidé de lui accorder une trêve. Quelque chose fila à côté de lui ; du coin de l’œil, il aperçut une forme couleur d’argent se faufiler à travers les arbres. Étrangement, il ne sentait aucune malveillance émaner de cette nouvelle présence. Quelques questions traversèrent son esprit, mais le moment n’était pas venu d’y trouver une réponse.
Avec une énergie renouvelée, il poursuivit sa route…
***
La brume convergeait en tourbillons paresseux vers la pierre dressée, pour finalement l’envelopper dans une épaisse couche blanchâtre et vaguement luminescente, comme dans un cocon opaque, étrangement mouvant. Lucia recula précipitamment, lançant un coup d’œil par-dessus son épaule. Elle ne parvenait plus à voir l’issue par laquelle elle était arrivée dans la clairière, comme si les branchages s’étaient refermés sur le passage. Mais ce n’était pas possible… Elle devait diriger son regard vers le mauvais endroit !
Lucia se retourna d’un bloc : devant elle, à la place de la forme de pierre, se tenait la gigantesque silhouette d’une femme assise ; elle portait comme seul vêtement une peau de loup, qui ne couvrait que sa tête, son dos et ses épaules ; le reste de son corps apparaissait, pâle et lumineux, dans une glorieuse nudité sur laquelle se déversait une chevelure couleur d’argent. Ses yeux brillaient d’une lueur intense, où jouaient du bleu et du vert et un soupçon d’or.
Bouche bée, la jeune fille le contemplant, incapable de bouger ou de parler tant l’entité la subjuguait. Un sourire étira les lèvres de la femme, dévoilant des canines plus aiguës que d’ordinaire.
« Qui… qui êtes-vous ? balbutia Lucia.
— Tu es venu me porter ces offrandes, et tu ignores qui je suis ? »
Son visage se transforma lentement ; il se flétrit, se racornit ; de lourds habits brodés, ou plutôt une version pâlie et délavée vinrent revêtir la forme qui s’était tassée. La jeune villageoise reconnut alors sa grand-mère :
« Vois qui je suis, Lucia ! Je suis elle, et toutes celles qui sont passées avant, et bientôt, je serai toi aussi.
— Moi ? Mais comment…
— Approche-toi donc, enfant. »
Il y avait entre elles une gigantesque table-autel, mais elle n’hésita pas à la contourner pour rejoindre cette forme familière, qui semblait l’attirer entre ses bras…
« Approche-toi encore. Nous ne ferons plus qu’une. Je suis le reflet de ta babička. Nous échangerons une part de nos âmes, comme ta grand-mère l’a fait avec toi. Tu seras à jamais ma prêtresse en ce monde… »
La voix, si semblable à celle de sa grand-mère, possédait un pouvoir hypnotique… Comme ses yeux. Ses yeux qui étaient restés ceux de la femme nue vêtue d’une peau de loup, débordant d’une lumière envoûtante.
Être dévorée pour renaître…
Sa peur s’évanouit totalement. Relavant ses jupes, évitant avec soin les offrandes, elle monta sur la dalle de pierre et alla s’étendre, presque dans les bras de l’esprit. La tête légèrement en arrière, elle exposa sa gorge, attendant l’étreinte qui la sublimerait.
Le visage au-dessus d’elle sembla palpiter ; il reprit un instant l’apparence d’un homme, celui qu’elle avait croisé sur le sentier, mais très vite, il commença à se déformer : sa mâchoire s’allongea, son front recula, ses oreilles grandirent et migrèrent vers le sommet de son crâne. Bientôt, s’ouvrit sur le gouffre d’une faim dévorante une gueule garnie de crocs meurtriers, prête à l’avaler tout entière…
***
Alors qu’il reprenait espoir d’arriver à temps, Erasmus se retrouva environné de toute part de ronces noires, comme si une force qui ne faisait qu’une avec la forêt tentait de le retenir loin de son but. Il saisit à pleine main les rameaux, indifférent aux épines qui traversaient ses gants, se servant de sa puissance de colosse pour les arracher… mais elles étaient aussi solides que des câbles d’acier. Il ne fit que se meurtrir et déchirer les mains.
En désespoir de cause, il usa de sa hachette, mais les tiges sinueuses étaient bien trop souples pour offrir de véritable prise à la lame.
Tandis qu’il luttait de toutes ses forces, il lui sembla que l’étau se resserrait autour de lui… Allait-il périr en ces lieux, dans l’ignorance générale ? Son corps servirait-il de pitance aux animaux sauvages, loups, renards, corbeaux et insectes par milliers ? Ses os étaient-ils destinés à blanchir au milieu des racines, à s’entremêler aux branches, à se désagréger dans l’humus ?
Erasmus était un ésotéricien que la mort n’effrayait pas ; il était un guerrier, un homme dur, sur lequel la peur n’étendait pas aisément son empire. Il était un chasseur, habitué à traquer les proies les plus sensationnelles, les plus insensées… Et pourtant, en cet instant, un froid glacial pénétra au plus profond de son âme.
Il laissa retomber ses bras le long de son corps, avec une profonde inspiration. Il se sentait vide, plus que découragé ou désespéré. La perspective d’échouer dans sa mission, de ne pas parvenir à ramener saine et sauve et dans la plus grande discrétion cette enfant, lui pesait plus que son propre sort.
Alors qu’il semblait avoir perdu toute possibilité de s’en sortir, il aperçut comme un éclair blanc entre les piliers noirs des troncs d’arbres. Il le suivit machinalement du regard… La lueur scintilla, disparut pour réapparaître juste devant lui, sous la forme d’un loup – ou d’une louve, probablement, au poil argenté et aux yeux luminescents. Il ne sentait aucune animosité de la part de la créature, au contraire, même. Cette présence avait quelque chose de vaguement familier.
Derrière elle, un passage s’était ouvert dans les broussailles. À l’orée de ce tunnel de verdure, elle se retourna pour le regarder, comme pour lui intimer de la suivre.
Même si Erasmus ignorait qui était cette entité et pourquoi, alors qu’elle était si semblable à ce qui hantait les bois, elle avait choisi de l’aider, ou du moins de se dévoiler un peu. Il prit le parti de lui obéir… Après tout, c’était sa seule issue.
Elle fila comme une flèche pâle et mouvante à travers les troncs, l’homme sur ses talons. Ils n’eurent à parcourir qu’une cinquantaine de mètres avant de découvrir une vaste clairière, au-dessus de laquelle s’incurvait un plafond de branchage.
Mais ce qui attira son attention fut la scène qui se déroulait au centre de cet espace…
La louve se retourna vers lui :
« Otevřete oči » souffla-t-elle avant de se dissiper ans les traînées brumeuses qui rampaient sur le sol.
***
Dans sa vie, Erasmus avait subi bien des dangers et assisté à des scènes qui auraient fait mourir de peur des individus aussi aguerris que lui. Mais rien ne l’avait préparé à la vision qui s’imposa à lui : celle de la jeune fille étendue sur la dalle, la gorge offerte à l'abomination qui se penchait sur elle. Sa forme changeait sans cesse, entre celle d'un loup immense, d'un homme sauvage, d'une femme aux longs cheveux d'argent et de la babička qui avait sollicité son aide. Au point qu’il ne savait plus vraiment ce qu’il avait devant les yeux ni même s’il l’aurait vu sans la potion de la grand-mère. Mais il n'eut pas le temps de se demander à quoi il avait affaire.
Oubliant son épuisement, il bondit sur la dalle et souleva la jeune fille dans ses bras, au nez de l’entité. Sautant au sol, il chercha frénétiquement la sortie de la clairière. Derrière lui, un terrible rugissement s'éleva. Le chasseur posa son fardeau et se retourna vers l'esprit, tirant sa hachette et un long poignard. Les lames en fer, une matière forgée et usinée, lui donneraient sans doute l’avantage face à ce type de créatures. Une pellicule d’argent avait été coulée dans la gouttière de la dague. L’objet avait été aussi chargé de différentes bénédictions – peu importait la religion, seule comptait la force spirituelle qui en émanait, relayée par la sienne.
Il lança un coup d’œil vers la jeune Lucia ; sa brusque intervention l’avait fait sortir de son état second. Elle posait sur lui un regard perdu. À cet instant, il devait présenter une image effrayante avec sa haute taille, sa carcasse massive, ses traits puissants et anguleux que des entailles et des égratignures étoilaient de sang. Il avait égaré son chapeau ; ses longs cheveux blonds s’étaient détachés et formaient un halo sauvage autour de sa tête.
« Nehýbejte se ! » lui lança-t-il d’une voix rude avant de se concentrer de nouveau sur ce qui lui faisait face.
Ne bouge pas !
La créature semblait enchaînée au milieu de la clairière, heureusement pour lui ; il était hors de portée des mâchoires un peu trop réelles à son goût. Mais il se doutait que s’il ne parvenait pas à vaincre cette émanation, il ne pourrait jamais ressortir de la forêt et avait toutes les chances de terminer, lui aussi, avec une branche cassée en travers de la gorge. Mais, cette fois, le coup serait probablement fatal !
Erasmus n’avait pas le choix, il allait devoir se rapprocher de l’entité pour pouvoir, sinon l’éliminer – ce qui n’était sans doute pas dans ses moyens, mais tout au moins l’affaiblir assez pour pouvoir quitter cet endroit. Serrant ses armes d’acier, il s’avança avec détermination. Le cou de la créature se tendit vers lui, et ses yeux se mirent à briller. Soudain, à la place de la gueule hérissée de dents et du museau plissé de rage, apparut le visage courroucé de la vieille femme… Mais bientôt, il fut remplacé par celui de la jeune Lucia.
« Tu veux me tuer, moi aussi ? » demanda-t-elle d’une voix tremblante.
L’homme jura dans une demi-douzaine de langues différentes. La créature tentait manifestement de le berner, mais peut-être avait-elle déjà atteint son but ; elle avait absorbé une partie de l’âme, esprit ou essence de Lucia.
Était-il arrivé trop tard ?
Y avait-il toujours un espoir ?
De nouveau, le visage de la vieille femme le regarda avec malice :
« Un étranger comme toi n’a rien à faire en ces lieux ! Veux-tu mourir ? »
Il n’avait pas réellement le choix… Il devait affronter cette créature avec tout ce qu’il avait, s’il voulait repartir avec la jeune fille. Il baissa la tête, se retourna et fit mine de chercher une issue. L’être surnaturel se mit à caqueter :
« Eh bien, tu fuis ? Tu crains que je ne prenne une part de ton âme, à toi aussi ? Mais n’aie aucune crainte… Les âmes des hommes n’ont aucun intérêt pour moi… mais ton corps pourrait aider à engraisser cette forêt, si tu nous le donnes ! »
Du pied des rochers s'élevèrent des traînées brumeuses, comme des émanations de la créature principale. Tout en filant vers lui, elles s’épaissirent et s’opacifièrent. De chacun de ces tentacules impalpables naquit la tête d’un loup prêt à le dévorer. Cette fois, il ne pouvait pas reculer. Serrant son coutelas, il se propulsa en avant, plongea sous les filets blanchâtres et fit décrire à la lame en une vaste courbe… Même si l'ennemi était immatériel, les cous sinueux perdirent leur cohésion. Les gueules aux dents acérées s’évanouirent dans l’air froid de la nuit.
Il décida de profiter de son avantage ; l’entité avait repris son apparence lupine ; elle s’était ramassée sur elle-même pour le frapper. À travers sa substance laiteuse, il pouvait apercevoir le rocher qui lui servait de focus… S’il arrivait à l’atteindre…
De nouveau, il roula sur lui-même, afin de passer sous la gorge de la créature ; il entendit les dents claquer au-dessus de lui, en un bruit mortel. Mais il ne put éviter une patte gigantesque qui le cueillit sur le côté, le projetant à plusieurs mètres. Il avait senti comme un froid intense le traverser, parcourant tout son corps comme une vague gelée. Quand cette sensation reflua, elle laissa derrière elle une douleur lancinante ; il se demanda si la chose ne lui avait pas brisé quelques côtes. Mais il n'avait pas le temps de s’en préoccuper.
Il choisit de faire le mort, étendu sur le sol dur et nu… Avec un hurlement à glacer le sang, résonant de notes triomphales, l’entité fondit vers lui. Au dernier moment, Erasmus se redressa et enfonça le coutelas sous la gorge offerte, traversant les chairs impalpables ; des écharpes brumeuses s'échappèrent de la blessure tandis que le cri de victoire devenait une plainte effroyable.
Mais déjà, les filaments blanchâtres retournaient à leur lieu d'origine. Erasmus devait agir avant que la créature n’ait eu le temps de totalement se reconstituer.
Il sauta sur ses pieds et courut vers le centre de l'espace. Il eut une demi-seconde d’hésitation, avant de foncer doit vers les rochers, cherchant une anfractuosité : il en discerna une, à la hauteur du « poitrail » de la bête.
Quand il pénétra dans la brume qui entourait, il éprouva de nouveau cette froide brûlure, si douloureuse que même à travers ses gants, il avait la sensation que ses doigts se changeaient en glace. Mais la faille, remplie d’humus et de quelques touffes d’herbe, se trouvait droit devant lui.
D’un mouvement aussi large et puissant que possible, Erasmus planta la lame dans la fente. Elle y entra jusqu'à la garde avant de se briser. Il entendit dans son esprit l'écho d'un hurlement déchirant qui résonna jusqu'à l'intérieur de son crâne. Un cri de femme se joignit au concert ; il se retourna pour voir une vapeur pâle, vaguement en forme de canidé, s’échapper du corps prostré de Lucia.
La forme se délita en filets phosphorescents qui tournoyèrent un instant autour de la roche en forme de loup assis pour finalement s’évaporer, relâchant quelques boules de lumières blanches, étonnement pures et intenses, qui stagnèrent un moment au-dessus de la dalle d’offrande. Certaines fuirent vers le ciel, traversant la canopée, d’autres s’évanouirent simplement. L'une flotta paresseusement vers Lucia et descendit vers sa poitrine, s’enfonçant dans son corps tandis qu’elle ne pouvait que contempler bouche bée le phénomène. La dernière s’attarda un peu : quand enfin elle bougea, elle partit dans une direction totalement opposée. Erasmus la suivit du regard et aperçut entre les branches la louve-esprit qui l’avait aidé ; la lumière pénétra dans la forme argentée qui étincela un bref moment avant de disparaître.
Erasmus ne prit pas le temps de comprendre. Serrant les dents, il courut vers Lucia, la souleva dans ses bras et s'appliqua à quitter les lieux au plus vite.
***
Il ne se permit de repenser à tout cela que bien après… Quand il eut traversé la forêt sans que des ronces ne lui barrent le chemin, retrouvé sa monture et filé droit vers la demeure de la vieille femme, Lucia devant lui sur la selle. Il dut lutter contre des étourdissements de plus en plus intenses, liés à la disparition des effets de la potion de vision et de la réadaptation de ses perceptions au monde matériel.
La grand-mère avait proposé de le soigner ; il s’en était tiré plutôt à bon compte : son corps était constellé de meurtrissures, d’éraflures et de coupures, mais sa seule véritable blessure était une côte fracturée par le coup violent qu’il avait reçu. Tandis qu’elle enroulait autour de son torse une large bande d’étoffe, il se permit enfin de repasser dans son esprit les événements de la nuit. Au-dehors, la lumière du jour commençait à filtrer, donnant comme un air d’irréalité à tout ce qu’il avait vécu durant les heures les plus sombres. Il avait toujours quelques questions qui le taraudaient et se demanda comment les amener, avant de décider que les poser directement serait la meilleure solution :
« Ce loup argenté… celui qui m’a aidé, c’était vous, n’est-ce pas ?
La vieille femme ne marqua aucune pause dans sa tâche ; seul un sourire étira ses lèvres fripées :
« Disons que c’était une part de moi, mais elle n’existe plus à présent. »
Il l’examina avec attention ; elle semblait inchangée, si ce n’était son regard, qui avait perdu cette étrange lueur qu’il avait remarquée à leur première rencontre.
« Vous avez vécu toutes ces années ainsi… Était-ce une malédiction, finalement ?
— D’avoir échangé en partie mon âme avec celle d’un loup ? »
Elle prit le temps d’épingler l’étoffe pour la tenir en place avant de lui tendre sa chemise :
« Aussi étrange que cela puisse paraître, je suis née déjà trop tard pour le vivre comme une bénédiction. Pendant des siècles, l’esprit-loup a été invoqué et pendant des siècles, des élues sont devenues l’incarnation des esprits du vent, de la forêt… Ni les rois ni les religions n’ont fait changer ces anciennes traditions. Mais le monde change, inexorablement. Et cette chose qu’on appelle le progrès le pénètre chaque jour un peu plus, jusque dans les lieux les plus isolés. Nous sommes devenus moins respectueux envers les esprits et cela les a rendus plus cruels et sauvages. Cette part de moi-même, j’avais du mal à la contrôler… c’est pourquoi j’ai dû m’exiler. Et cela aurait été pire encore pour Lucia. »
En voyant qu’il peinait à rattacher sa chemise avec ses mains couvertes de bandages, elle l’aida à se rhabiller :
« Mais en fait, poursuivit-elle, vous vous demandez si je vous ai envoyé commettre un sacrilège… Cette notion est humaine. Ce qui existe au-delà de notre monde ne s’embarrasse pas de tout cela ; ses habitants veulent juste survivre, tout comme nous. Mais cela veut aussi dire, de plus en plus, lutter contre nous. Ce sursaut est le dernier avant que ce monde ne se transforme intégralement pour devenir le royaume des slepý… Un royaume d’aveugles. »
Elle secoua la tête :
« Je ne sais pas si les hommes seront plus heureux… Je ne suis pas assez sage pour le savoir de toute façon, je serai morte avant d’avoir pu connaître une ère nouvelle. La prochaine célébration de ce genre n’entraînera sans doute rien d’autre qu’une promenade dans les bois…
— Une simple tradition… » compléta Erasmus pensivement.
Il se tourna pour regarder Lucia qui dormait sur la paillasse non loin. La fatigue le submergea, ainsi qu’une lassitude plus morale que physique. Parfois, dans sa ligne de métier, il était préférable de ne pas trop réfléchir. S’il pouvait contribuer à garantir à une enfant une vie insouciante, il devrait s’en contenter.
INDEX
(1) Bienvenue
(2) Aveugle
(3) Potion de vision
(4) Esprits
(5) Ouvre les yeux !
(6) Grand-mère
(7) Loups
(8) Sacrifice
(9) Sortes de cornemuses
(10) Ne bouge pas !