Lecture d'un chapitre
5 « Les Contes d'Halloween »
1 « El Abuelo »
Publié par sully, le lundi 29 octobre 2018

D'après "La Belle au Bois Dormant"

 

 

 

Il a eu droit à vingt minutes aujourd’hui.

Vingt minutes d’oubli.

Vingt minutes de repos.

Vingt minutes de sommeil.

Il les prend comme un cadeau.

À présent, allongé sur le dos, il attend. Que le sommeil le reprenne, qu’il replonge, allez savoir… Ça ne risque pas d’arriver, mais il s’accroche. En serrant les paupières très fort, il parviendra peut-être à l’invoquer. Et il attend. Sans succès.

Pourtant, l’épuisement est réel. Il a parfois l’impression qu’il pourrait facilement sombrer, mais son esprit refuse de lâcher prise. Il y a des choses qui tournent en boucle dans sa tête et il n’arrive pas à les chasser. C’est comme un essaim d’abeilles qui se heurtent aux parois de sa raison, qui le blessent avec leurs ailes aiguisées. Chaque fois qu’il se sent partir, les abeilles le réveillent.

Au bout d’un moment, il abandonne et finit par se lever en soupirant.

Il traverse la chambre et se rend aussitôt dans son atelier pour voir l’état d’avancement de sa dernière toile. Il n’arrive pas à se rappeler à quel moment il a décroché. À quel moment il a abandonné les pinceaux pour rejoindre son lit. Le grand carré blanc est couvert de zébrures, de traces colorées qui n’ont aucun sens et ne possèdent aucune vie. Quoiqu’à bien y regarder, ces esquisses floues, ici et là, lui rappellent vaguement quelque chose…

Il hausse les épaules et s’éloigne. En passant devant le miroir accroché près de la porte, il surprend un mouvement du coin de l’œil. Son cœur s’accélère et son souffle se bloque avant qu’il réalise que ce n’est qu’une illusion. Il n’a pas dormi depuis des jours. Les effets de la fatigue sur son cerveau, la manière dont ils altèrent sa vision ne devraient plus le surprendre.

Son esprit lui suggère des choses qui ne sont pas vraiment là. Le mur n’est pas en train d’onduler, personne ne l’observe, recroquevillé derrière le canapé. Cette tache blanche à la périphérie de son champ de vision n’est pas un spectre. Il n’y a rien au-dessus du placard de la cuisine, rien d’embusqué non plus derrière les rideaux du salon. D’ailleurs, il suffit qu’il se déplace pour que tout s’estompe. Tout n’est qu’illusion.

Il a pourtant fait un rêve étrange et l’impression s’attarde encore dans son esprit.

Il tendait la main et gribouillait sur la face de la lune.

En baissant les yeux, il voit ses doigts tachés de peinture.

Sur le chemin de la cuisine, il tombe en arrêt devant une présence incongrue ramenée par sa sœur de l’une de ses pérégrinations en Bolivie. Au-dessus du pot démesuré jaillit un énorme cactus – Echinopsis Atacamensis  un géant parmi les siens. C’est un arbre monstrueux couvert de milliers d’épines qui, de loin, paraissent douces comme de la mousse. De loin seulement. Une fois qu’on s’en approche, on devine quelle arme redoutable elles représentent, car chaque pointe est large comme une aiguille à tricoter.

Le pot dans lequel sa sœur le lui a offert est même gravé à son nom : El Abuelo – le grand-père. Il a effectivement l’allure d’un vieillard arthritique dont le bras déformé se tend vers le plafond, un peu menaçant, un peu déplacé aussi dans cette cuisine moderne. Il se demande brièvement comment sa sœur a pu le déraciner pour le ramener ici. Il occupe une bonne partie du salon principal. L’avantage, c’est que ce type de plante n’a besoin de presque rien. Un peu d’eau seulement. Rien auquel un célibataire tel que lui, ignorant tout des végétaux, ne puisse se soustraire.

Il part se servir un verre d’eau et revient en bâillant se poster devant le cactus. Son sommet plus clair touche presque le plafond. Étrangement, il se sent presque attiré par le duvet si trompeur des têtes hérissées d’épines. Elles sont incroyablement pâles et s’arrondissent doucement sous l’éclat laiteux de l’aube qui teinte la cuisine d’une lueur fragile. On dirait des petits crânes d’enfants légèrement inclinés en avant, comme soucieux de se rapprocher de l’adulte qu’il est pour qu’il leur concède un geste tendre et paternel.

Il baisse les yeux : sa main s’est figée à moins de quelques centimètres des premières épines dont il s’est rapproché sans même le réaliser. Il recule aussitôt en se morigénant et maudit la fatigue et l’imprudence qui ont bien failli lui coûter ses doigts.

— Tu as soif, grand-père ? demande-t-il, moqueur, en buvant son verre d’eau, la tête penchée sur le côté.

Les rayons du soleil rampent sur les murs blanchis à la chaux. Il cligne plusieurs fois des paupières, hypnotisé par les mouvements de lumière qui ondoient et balayent le grand cactus tordu. Ses yeux le piquent. Il les frotte du dos de la main. Peut-être est-il temps de refaire une tentative. Le sommeil pourrait bien revenir, il le sent.

Une tache floue s’agite soudain sur sa droite. Il sursaute et se retourne brusquement, mais ce n’est qu’une ombre qui se dérobe avant qu’il puisse en saisir la forme. Dans sa précipitation, il a laissé échapper son verre qui se brise au sol en milliers d’éclats scintillants. Il se baisse aussitôt pour les ramasser, mais glisse sur l’eau et tend le bras dans une tentative imprudente pour se retenir. De ce fait, sa main se referme sur l’une des épines et une douleur légère se répand dans son bras jusqu’à l’engourdissement. Quelque chose arrive sur lui à toute vitesse et il réalise que c’est le sol qu’il percute de plein fouet.

Étendu là, à moitié assommé, il observe les minuscules gouttelettes transparentes qui ont aspergé les carreaux de pierre et le bas du mur. Les lézardes du plâtre lui paraissent énormes vues d’aussi près. Il tente de bouger – sans succès. Tout son corps est devenu rigide, un véritable bloc de béton rivé au sol. Son cœur bat normalement, mais, en levant les yeux, il voit le gigantesque cactus dont les bras menaçants planent au-dessus de lui. Son souffle s’accélère.

Très bien, toucher cette saloperie a entraîné un beau merdier. Est-ce que cette foutue plante est imbibée de poison ? Va-t-il agoniser ici, sur le carrelage de sa cuisine, alors que les sucs remonteront peu à peu jusqu’à son cœur pour le figer ? Il se met à maudire sa sœur pour ses cadeaux macabres.

Il a chaud et bat des paupières pour en chasser la sueur.

Étrangement, son visage n’est pas paralysé comme le reste de son corps. Il peut remuer le cou, fermer et rouvrir les yeux et crier aussi. Sauf qu’il n’y a personne à plusieurs kilomètres à la ronde autour de son hacienda isolée. Hurler dans le vide ne servirait à rien.

Les taches floues reviennent de façon intermittente. Chaque fois qu’il bouge, elles disparaissent. Il décide de rester immobile quand un ultime nuage se matérialise sur sa gauche et fait mine d’y rester. Il ne tourne pas la tête, il ne se laisse pas prendre aux artifices de son cerveau. Il attend que l’illusion s’estompe.

Il tente de remuer les jambes, d’agiter les doigts. Le temps s’écoule, le soleil tourne. Immobilisé dans une flaque de lumière jaune, il suffoque. La chaleur commence à devenir insupportable.

C’est pourtant impossible, mais, au-dessus de lui, le cactus semble avoir pris de l’ampleur. Ses ramifications épineuses s’étalent contre les murs du salon, jusqu’au seuil de la cuisine. Les crânes d’enfant s’inclinent vers lui et paraissent attendre, eux aussi. Mais attendre quoi ?

Un frottement se fait entendre et il constate que la tâche s’est rapprochée. Cette fois, il se tourne dans sa direction et discerne quelque chose de pâle à travers le brouillard salé qui lui coule dans les yeux. Quelque chose qui ne s’estompe pas…

Il cligne furieusement des paupières pour éclaircir sa vision. La tache continue à se mouvoir au ras du sol, lentement, un peu hésitante. Elle se rapproche avec ce drôle de bruit qui lui sert l’estomac sans qu’il se l’explique. Un bruit qu’il perçoit mieux maintenant qu’elle est tout près.

Cling, cling, cling.

Un bruit si caractéristique qu’il lui faut peu de temps avant d’en comprendre l’origine : sa mère avait un petit chien quand il était gosse. La bestiole faisait le même bruit en se promenant dans leur maison.

Cling. Cling. Cling.

Des griffes qui raclent le sol.

Suivies par des halètements saccadés, rapides.

Est-ce un chat qui rampe jusqu’à lui ? Un animal du désert qui aurait pénétré à l’intérieur de la villa sans qu’il s’en aperçoive ?

Il tente d’écarquiller les yeux pour mieux voir, mais sa vision doit être polluée par les toxines parce qu’il ne perçoit rien d’autre qu’un nuage laiteux qui se rapproche encore, jusqu’à ce qu’il soit tout près et qu’il se mette alors à douter réellement de ce qu’il voit…

La bestiole n’est pas un chat. C’est quelque chose qu’il n’a jamais vu avant. Une apparition cauchemardesque qui semble tout droit sortie des profondeurs de son cerveau malade. Une créature sans visage, laide et muette, qui ressemble vaguement aux choses qui glissent parfois à la périphérie de son champ de vision lorsqu’il est trop fatigué pour discerner autre chose qu’une tache floue.

Sa peau est laiteuse, couverture de zébrures plus sombres. Son mufle rond et lisse ne révèle rien et ses yeux sont inexistants. Seule une membrane fine, presque translucide, les recouvre. La créature n’a pas de narines et il pense d’abord qu’elle n’a pas de bouche non plus. Mais la gueule pâle se penche au-dessus de lui et se fend alors en deux pour révéler un gouffre rouge et humide rempli de plusieurs rangées de dents acérées. Et les taches sur son mufle ne sont pas des zébrures : ce sont des traces de peinture faites avec les doigts…

La lune.

Il tendait la main et gribouillait sur la face de la lune.

Il sent arriver la panique qui balaie tout sur son passage et, malgré la certitude qu’il est seul ici, il ne peut s’empêcher de hurler.

La bête s’enfuit en couinant, griffant le carrelage de ses longues serres grises.

La toxine paralysante ne peut pas être un simple poison. Elle doit être aussi un puissant hallucinogène. Ces créatures ne sont ni humaines, ni animales. Il doit être sous l’emprise d’un psychotrope quelconque ou tout simplement en train de rêver parce que ce n’est pas réel.

Rien de tout ceci n’est réel.

Son corps est de plus en plus insensible, son visage ne bouge plus et se fige.

Du coin de l’œil, il aperçoit d’autres créatures qui sautent sur le plan de travail, renversent les objets, grimpent aux rideaux en feulant, ou s’approchent de lui à leur tour, curieuses.

À présent, le cactus s’étale autour de lui, ses branches poussiéreuses ressemblent à des lianes boursouflées qui recouvrent le sol, les murs, les meubles, et obstruent les fenêtres. Elles se sont même glissées sur ses jambes, l’emprisonnant dans une étreinte intime. L’hacienda est envahie par le vieillard aux épines qui s’installe tranquillement et prend ses marques. El Abuelo a trouvé un nouveau foyer.

La chaleur n’est plus aussi insupportable, car toutes les fenêtres sont condamnées et la lumière ne pénètre plus à l’intérieur.

Immobile au milieu de la pièce qui s’assombrit, entouré de ses gardiens pâles aux yeux aveugles, l’artiste ferme alors les paupières, heureux d’accueillir le sommeil.

  
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