D'après "Alice au Pays des Merveilles"
Dans la chambre, tout était calme. Trop sans doute. Mais il n’avait pas peur, car il avait installé une petite veilleuse. Chaque jour, les motifs changeaient, sans que jamais il n’eût rien à faire. Ainsi la nuit venue, lorsque toutes les lumières seraient éteintes, elle lui projetterait l’ombre d’une histoire. C’était un vieux monsieur qui la lui avait offerte, un vieux monsieur croisé, un jour, au détour d’un chemin. Il avait les yeux pétillants et une immense barbe qui se répandait sur le sol. Ce fut en ces circonstances qu’il avait fait sa connaissance. Alors qu’il se promenait dans le parc, il avait, par mégarde, posé le pied dessus.
– Hé bien, jeune homme ! Sont-ce des manières ? Tes parents ne t’ont-ils point à faire attention ? avait grondé une voix.
Il s’était alors retourné et avait découvert un drôle de monsieur avec une barbe qui lui descendait jusqu’en bas.
– Vous avez le pied gauche posé sur ma barbe, jeune homme, avait poursuivi le vieil homme au lieu de le gronder.
– L’on dit même que cela porte bonheur, avait-il ajouté d’un ton léger.
Timide et gauche, il avait alors retiré son pied, puis avait bafouillé de maladroites excuses.
– Hé ! Où files-tu comme ça ? C’est que je m’ennuie un peu, tout seul sur mon banc, et je n’ai personne qui accepte de m’aider.
Embarrassé, le garçonnet n’avait pas osé répondre, car ses parents lui avaient toujours interdit de parler à des inconnus. Pourtant, il ne pouvait croire que ce vieillard, avec sa longue barbe, lui veuille le moindre mal.
– Je m’appelle Euryphée et toi, mon garçon ?
L’enfant hésitait toujours, malgré la bienveillance qu’il lisait dans le regard de cet étrange monsieur. Autour d’eux, des hommes, des femmes de tous âges passaient. De temps à autre, ils lui souriaient ou le saluaient ; à lui, jamais à l’homme assis sur le banc.
– On dirait bien, hein ! sourit ce dernier. Passer un certain âge, il ne me remarque plus. Ce qui, et garde-le à l’esprit, est fort dommage ; enfin pour eux. Moi ? Ah ! Comment te l’expliquer ?
– Vous vous en moquez, avait marmonné le garçon.
Le vieil homme l’avait alors fixé un long moment. Il lui semblait qu’il avait commis une maladresse.
– Non ! Non ! avait rétorqué le drôle de monsieur. Si tel était le cas, ce ne serait que pure méchanceté de ma part. Plutôt, je n’y porte que peu d’attention et je me réjouis chaque fois qu’un petit bonhomme, dans ton genre, me rend visite.
Le vieillard n’était pas allé plus loin. Pourtant, il lui semblait que ce dernier ne lui avait pas tout dit, comme s’il avait redouté de livrer un terrible secret.
– Enfin, jeune homme ! Je ne connais toujours pas ton nom ! s’était-il soudain exclamé.
– Thomas, avait-il marmonné, gêné.
– Thomas ! Ma ! Enchanté de faire ta connaissance, Thomas ! Maintenant, accepterais-tu ma compagnie au cours de ta promenade ? Je m’ennuie, tu vois, et ma barbe est si lourde que je ne me lève presque jamais.
Thomas, dubitatif, l’avait longuement dévisagé. Il lui avait même semblé qu’au fil de leur conversation, sa barbe s’était allongée. Euryphée l’observait d’un air malicieux, tandis que son sourire s’étirait de plus belle.
– D’accord. Je veux bien vous accompagner dans le parc, mais pas au-delà du Grand Sapin, avait-il grommelé.
– Pourquoi pas au-delà du Grand Sapin ? s’était étonné Euryphée. Ce sont tes parents qui te l’ont interdit ?
À ces mots, Thomas avait violemment rougi.
– Non ! Non ! Ce n’est ni ma maman ni mon papa ! C’est pas ça ! s’était-il récrié.
– Alors, explique-toi, jeune homme ! Qu’est-ce qui te fait peur à ce point, pour que tu n’oses aller au-delà de ce vieux sapin ?
Thomas avait baissé les yeux. Non que cet homme, au nom si étrange, lui eut fait peur. Mais il redoutait d’évoquer ce qu’il apercevait au-delà du vieil arbre. Chaque fois qu’il s’en approchait, il voyait de drôles de lumières clignoter. Et puis il y avait ces gens. Oh ! Ils n’étaient pas très nombreux, mais certains étaient bizarrement habillés ; des tenues comme il avait pu en découvrir dans ses livres d’histoire. En plus, ils étaient quand même un peu effrayants, parce qu’ils étaient un peu transparents. Mais le plus impressionnant était quand même le formidable navire qui patientait au bout du quai, attaché au ponton par de gros cordages. Il était le plus grand de tous les bateaux qu’il lui avait été donné de voir, avec ses immenses voiles blanches et ses trois mâts, dont les pointes se perdaient dans la nuit étoilée.
– C’est à cause des gens, avait-il fini par avouer, le regard toujours rivé sur ses chaussures.
– Des gens ? avait répété le vieil homme. De quelles gens parles-tu, mon garçon ? Car des gens, j’en vois plein, autour de nous.
– Oui, des gens ! Mais pas comme eux ! Eux, eux, ils sont vivants ! Pas comme ceux qui sont au-delà du Grand Sapin ! s’était-il récrié, sûr que ce vieux monsieur ne le croirait pas.
Pourtant, il ne s’était pas moqué, il ne l’avait pas non plus réprimandé. Au contraire, il paraissait enchanté de la chose.
– Vous ne me croyez pas, n’est-ce pas ? lui avait-il demandé, penaud.
– Ai-je dit cela, mon garçon ?
Thomas avait tourné la tête de droite puis de gauche. Des personnes déambulaient comme si de rien n’était, d’autres vaquaient à leurs occupations. Cependant, aucune ne manifestait le désir de prendre place sur le banc. C’était vraiment bizarre.
– Ne te tracasse pas comme ça, Thomas. Je te l’ai expliqué : passé un certain âge, les gens oublient. C’est comme ça.
– Tous ? avait-il rétorqué, soudain inquiet.
Euryphée avait levé ses yeux délavés vers le ciel, comme s’il y cherchait quelque réconfort.
– Tous ? Non ! Certains n’oublient jamais. Mais tu ne m’as toujours pas répondu, mon jeune ami. Veux-tu m’emmener en promenade ? Je suis curieux de voir d’un peu plus près cet arbre mystérieux.
À ces mots, Thomas avait pâli.
– Hé bien quoi, jeune homme ? Il paraît que les voyages forment la jeunesse. Tu m’as vu ! Elle est derrière moi la bougresse. Alors, peut-être que si tu m’accompagnes jusque là-bas, je la retrouverais. Qu’en penses-tu ?
Thomas l’avait bien observé, de la tête aux pieds. Aucun doute possible, ce vieux bonhomme était bien plus âgé que son papi. Bon, il n’avait pas la peau du visage aussi ridée, ses mains n’étaient pas aussi noueuses et, surtout, il y avait sa barbe, blanche et soyeuse, qui traînait sur le sol. En plus, s’il lui prenait l’envie de lui faire du mal, il pourrait courir. Il avait toujours été le plus fort à la course et il en était fier. Cependant, quelque chose le chagrinait et il s’en était ouvert :
– Je veux bien aller avec vous jusqu’au Grand Sapin. Mais je croyais que les voyages, ça durait plus longtemps et qu’on irait plus loin. Quand je vais à la boulangerie au coin de la rue, ma maman me dit toujours qu’elle m’envoie chercher le pain, et quand on va à la mer, elle dit toujours qu’on part en voyage.
– Tu te trompes, jeune homme ! avait aussitôt répliqué Euryphée, les yeux pétillants. Pour voyager, il suffit de se rendre d’un point à un autre ; peu importe le temps et la distance. Il suffit de se déplacer et qui sait ce qui pourra nous arriver entre ce banc, sur lequel j’ai déposé mon postérieur, et ce grand arbre, qui te fait si peur, là-bas.
Thomas avait tourné la tête vers le sapin. Il n’y avait guère plus d’une centaine de mètres entre eux et l’arbre mystérieux. Bien sûr, il y avait le petit étang. Mais il suffisait de le contourner et d’ailleurs le chemin le faisait bien. Que pourrait-il bien leur arriver ?
– Ben rien, avait-il marmonné.
À ces mots, Euryphée avait éclaté de rire.
– Rien ! Comment ça ! Rien ! Mais il peut nous arriver quantité de choses au cours d’un voyage, même aussi court. Connais-tu Ulysse, Thomas ?
Ce dernier avait levé les yeux et l’avait regardé. Il connaissait bien quelqu’un qui s’appelait Ulysse. C’était le chien de la voisine, un bobtail qui n’y voyait jamais rien, à cause des poils qui lui tombaient sans arrêt sur les yeux. Néanmoins, il doutait que ce fût de lui dont il parlait. Alors il avait secoué vigoureusement la tête. Il avait cru un instant que cet homme eut été déçu de son ignorance, mais son sourire radieux était aussitôt revenu.
– Tu ne connais donc pas Ulysse. Ce n’est pas grave, Thomas. Ulysse était un roi qui vécut il y a plus longtemps que ce que tu ne pourrais compter. Il était grec et régnait sur une île du nom d’Ithaque. Or un jour, il fut appelé à la guerre pour s’en aller reprendre Hélène, la femme du roi Agamemnon, enlevée par Pâris et retenue dans la cité de Troie. Le conflit dura dix ans et opposa non seulement les hommes, mais aussi les dieux. Il s’ensuivit que, si Ulysse et ses compagnons ne mirent que quelques mois pour rejoindre la cité, il lui fallut dix ans pour retourner à sa patrie. Pourtant, la distance était la même. Mais il avait offensé le grand dieu Poséidon et il dut affronter son courroux. Comprends-tu à présent pourquoi chaque déplacement est toujours une aventure ?
Thomas n’était pas certain d’avoir tout saisi. Cependant, il avait été sûr d’une chose : aller jusqu’au Grand Sapin avec lui serait un voyage merveilleux.
– Je pense que oui, avait-il alors affirmé et le vieil Euryphée en avait été ravi.
– Bien. Mes vieux os ne sont plus ce qu’ils étaient, mais ils me portent encore. Hélas, au fil des ans ma barbe s’est fait forte lourde et forte longue. Accepterais-tu donc de l’emporter avec toi ? Tu me la rendras, lorsque nous serons arrivés au pied du Grand Sapin.
Thomas avait été désarçonné par la proposition saugrenue. Mais il avait fini par dire oui. Cependant, quelle avait été sa surprise lorsque, après s’être levé, non sans difficultés, il l’avait vu détacher sa barbe de son visage ! Il l’avait ensuite roulée et pliée, avant de l’enfermer dans un immense mouchoir, aux couleurs criardes, qu’il avait sorties de sa poche. Puis, il s’était rassis, comme si de rien n’était.
– Voici, Thomas ! s’était-il écrié, une fois qu’il avait eut terminé. Et prends donc cette branche qui traîne, là ! Tu la porteras en baluchon, elle te semblera moins lourde.
Trop surpris, le petit garçon était demeuré plusieurs secondes les bras ballants. En face de lui, Euryphée n’arborait plus qu’une courte barbe qui lui descendait jusqu’au cou.
– Alors jeune homme, on rêve ? s’était-il esclaffé, comme il restait à ne rien faire.
– Non ! Non ! Euh…, avait bafouillé Thomas tandis qu’il nouait le mouchoir autour de son bâton.
À peine l’eu-il posé sur son épaule, qu’il ne put s’empêcher de s’étonner de sa légèreté, alors qu’Euryphée avait prétendu qu’elle pesait fort lourd. Mais il ne s’était pas formalisé outre mesure. Ainsi, après qu’il eut déclaré être prêt à partir, Euryphée s’était levé d’un bond, malgré toutes les difficultés qu’il avait eues à se mettre debout quelques instants plus tôt.
– Ah ! Je me sens bien plus léger à présent. Merci, Thomas !
Le garçon, baluchon sur l’épaule, n’avait pas manqué de s’étonner de ce brusque changement. Ce n’était plus un vieillard chenu et voûté qui se tenait devant lui, mais un homme âgé, encore vert et plein d’ardeur. Cependant, comme d’autres bizarreries, il s’était dit qu’il en était bien ainsi et que la promenade serait pleine de surprises. En effet, à peine avait-il fait plus de quelques pas qu’ils s’arrêtaient déjà.
– Oh là ! Que vois-tu à l’horizon ? Ne sont-ce point des nains géants de l’espace, cachés dans leur trou de mine ? Écuyer ! Mon cheval ! Où est donc passée ma fidèle Lancinante ? s’était alors exclamé Euryphée.
En fait de nains géants de l’espace, Thomas n’avait aperçu que des monticules de terre semblables aux taupinières qui envahissaient le jardin de papi et de mamie.
– Que non, mon garçon ! lui avait chuchoté Euryphée. Détrompe-toi ! Ils sont très malins et se camouflent en taupinières pour mieux piéger l’infortuné voyageur. Le mieux est encore de les prendre à revers.
– Mais nous allons passer par…
– Oui ! Par le territoire des Indiens Face Blanche. Ils sont redoutables avec leurs arcs à friser et leurs lances à couleur ; ils te refont la coiffure en moins de deux.
Thomas, qui n’avait pas souri depuis longtemps, avait éclaté de rire devant tant d’incongruités et s’était pris au jeu.
– Surtout leur cheffe, une capillaire à la forte tête. Cependant, elle a un petit faible pour le fils du chef de la tribu des Aiguilles Creuses.
Euryphée s’était alors tourné vers lui, étonné, les sourcils froncés.
– Facile ! Je les ai surpris l’autre jour. Ils s’étaient cachés dans le placard de la sorcière, là où on range les balais. Et quand elle est ressortie, ce n’était plus cheffe Face Blanche, mais cheffe Face Rouge.
Le vieil homme avait semblé réfléchir un instant, puis soudain, sûr de lui, il avait posé une main sur l’épaule de Thomas, l’air grave et solennel.
– Thomas ! Je m’en vais te confier une mission de la plus haute importance : va-t’en trouver ma jument Lancinante et moi, de mon côté, je pars en éclaireur vers le camp des Face Blanche. Ensuite, retrouvons-nous au pied de ce sabot géant, à l’ombre de la tour horlogère.
De sabot, ce n’était qu’une vieille souche pourrie, qui servait d’abri aux écureuils qui vivaient dans le parc, et de tour ce n’était qu’un vieux mât au sommet duquel on avait hissé un cadran tout rouillé. Cependant, Thomas n’avait pas eu le temps de tourner les yeux, qu’Euryphée s’était déjà éclipsé en direction du bâtiment où logeaient les Aiguilles Creuses. Seul, il s’était longuement demandé à quoi aurait pu ressembler la jument nommée Lancinante. Il y avait bien un centre d’équitation à quelques pâtés de maisons. Mais il ne se voyait pas s’y introduire et en revenir, surtout qu’il lui aurait fallu contourner le Grand Sapin. Hélas, la chose était devenue insoluble quand un miaulement l’avait tiré de ses réflexions. Il avait tout juste eu le temps de se retourner que la bête avait sauté sur son épaule, avant de se glisser dans son baluchon.
– Où es-tu, sale bête ? Si je t’attrape ! vociférait un homme à la figure rougeaude.
Dans le même temps, Euryphée s’en était revenu et il l’avait aperçu qui gesticulait au loin. Thomas avait alors accouru, aussi vite qu’il lui était possible, en sa direction, alourdi par l’animal qui avait trouvé refuge au milieu de la barbe.
– Enfin, que se passe-t-il, mon garçon ? On croirait que tu as le Diable aux trousses. Ne devions-nous pas nous retrouver au pied du grand sabot ?
Hélas, il n’eut pas le temps de s’expliquer que le bonhomme géant fonçait déjà sur eux.
– Miséricorde ! Un persan de la guilde des marchands de tapis, s’était exclamé Euryphée en l’apercevant.
Au même instant, un miaulement désespéré avait jailli du baluchon.
– Lancinante ! Thomas, mon garçon. Pas un mot ! Surtout pas ! Ce persan est un redoutable et coriace adversaire. Il te vendrait une lanterne pour y voir clair en plein jour, lui avait recommandé le vieil homme à voix basse.
Puis il avait glissé la boule de poil à l’intérieur de sa veste en peau de mouton. À peine avait-elle disparu, dans les replis soyeux, que la face écarlate avait surgi.
– Ah ! Vous tombez bien, vous ! Vous n’auriez pas vu filer ce greffier de malheur. Il a encore chapardé du lard dans les cuisines. C’est la deuxième fois cette semaine ! Où est-il, que je fasse des cordes avec ses boyaux ? avait mugi le persan.
Thomas, bien que terrifié par l’apparition, n’avait éprouvé aucune surprise lorsqu’avait jailli de sa bouche la voix gouailleuse d’Euryphée. Il n’avait rien compris à ses explications. Il y avait trop de mots qu’il ne connaissait pas. Il avait seulement retenu que cet homme, ce persan, aurait mieux fait de s’adresser au tribunal des promesses singulières, pour se faire greffer du lard aux fesses, par un juge des inférés. Il l’avait ensuite vu repartir encore plus furieux qu’à son arrivée, ayant oublié ce pour quoi il était venu.
– Ouf ! Ce ne fut pas une mince affaire. C’est qu’il fut dur en la matière le gaillard. Il a manqué de peu pour qu’il ne me menace de me vendre comme esclave !
Euryphée s’était arrêté un instant pour mieux scruter le territoire des Face Blanche. Ils étaient assis en rond, autour d’un grand totem aux ailes déployées.
– Ils sont en train de fumer le calumet de l’imaginaire, avait-il marmonné. Hum, dans leur état il ne devrait guère être difficile de les tromper. Néanmoins, je me méfie de leur cheffe ; elle est toujours aux aguets. Bon, maintenant que nous sommes débarrassés de ce persan, je m’en vais trouver le fils du chef des Aiguilles Creuses.
Sur ces mots, il s’était éclipsé, non sans lui recommander de se procurer, lui aussi, une monture ; ce ne serait qu’ainsi qu’il deviendrait son fier écuyer. Heureusement, il n’avait eu guère à chercher longtemps, car les bêtes à miaou avaient ce lieu en terre d’élection et elles adoraient paresser à l’ombre des grands arbres. Cependant, celles-ci étaient farouches et disparaissaient sitôt qu’on les approchait. Ce fut alors qu’il s’était souvenu de Grandes Oreilles dans sa grande cage de fer. Il passait tous les jours devant sa fenêtre toujours grande ouverte. Personne ne s’en apercevrait, puisqu’il demeurait la plupart du temps, la journée, seul. Ce fut ainsi que l’infortuné poilu avait été recruté et caché dans un baluchon. Pendant ce temps, Euryphée avait œuvré et la cheffe des Indiens Face Blanche avait prétendu un besoin pressant pour mieux s’éclipser. Ainsi pourvus, ils avaient alors traversé, sous l’œil goguenard de quelques gens de passage, leur très redouté territoire. Sous l’emprise des fumées bleutées, ils étaient devenus semblables à ces statues qu’il avait, un jour, découvertes au musée Ravin. Hors de vue, ils s’étaient ensuite abrités sous un vieux chêne.
– Le Grand Sapin est juste de l’autre côté. Hélas, nous sommes face à un obstacle de taille.
Cette fois, Thomas n’avait pas manifesté le moindre étonnement, pris qu’il était dans le jeu de cet étrange et malicieux bonhomme. En effet, le parc était traversé par un ruisseau, dont la source jaillissait d’une cascade de pierre.
– La Rivière Décharnée ? avait-il murmuré. Allons-nous la traverser ?
– Oh ! Grands dieux ! Non ! Nous allons la contourner en remontant jusqu’à sa source, grâce à nos courageuses montures. Lancinante n’en fera qu’une bouchée et Grandes Oreilles aussi. Non, ce qui m’inquiète, ce sont les orgues de barbaries. En plus, ils sont nombreux. Sitôt qu’ils te voient, c’est fini. Ils se précipitent sur toi pour te détrousser. Pire, je crains de n’avoir aperçu des signes avant-coureurs. Ah ! si seulement nous pouvions détourner leur attention, avait soupiré Euryphée.
Thomas avait été très embêté, car, s’ils ne pouvaient traverser la rivière, ils leur faudraient passer de l’autre côté, en plein dans le champ de mines des nains géants de l’espace qui les guettaient, depuis leurs trous. Par bonheur, il s’était trouvé un groupe de gens que la providence avait placé sur leur chemin. Ayant aperçu les baguettes, la meute barbare s’était aussitôt précipitée vers eux à grand renfort de cris de guerre.
– Ah ! Je vois que nous n’aurons plus de souci à nous faire, avait souri Thomas.
– Tout à fait ! avait renchéri Euryphée d’un air mystérieux. Maintenant, la grande aventure va enfin pouvoir commencer.
Il avait alors fouillé un long moment dans ses poches, avant d’en sortir une petite boîte en bois d’ouvrage. À l’intérieur reposaient deux minuscules gâteaux.
– Ce sont des biscuits merveilleux. Que celui qui ose en manger traversera le miroir et découvrira un monde au-delà, lui avait-il chuchoté, tout en lui glissant l’un des deux entre les doigts.
Thomas l’avait examiné un long moment. Les pâtisseries éveillaient en lui de lointains souvenirs.
– J’ai volé la recette à Alice, lui avait susurré Euryphée, comme il le voyait hésiter.
À ces mots, le garçon avait esquissé un immense sourire et, imité par le vieil homme, il avait mangé la friandise. Quelques instants auparavant, ils avaient sorti leurs montures et, sans qu’elles eussent émis la moindre protestation, Euryphée leur avait déposé sur le dos des selles taillées sur mesure. Réduit à la taille d’un rat, Lancinante et Bélière, ainsi qu’il avait surnommé Grandes Oreilles, paraissaient des géants.
– En avant ! s’était alors exclamé Euryphée, juché sur le dos de la bête à miaou.
Fier comme Aramis, il s’était avancé entre les deux oreilles de Lancinante. Thomas, lui, avait éprouvé quelques difficultés à se hisser sur sa monture, car elle faisait le dos rond. Une fois installé, il avait bien pris de soin de nouer son baluchon à la selle. En effet, en même temps que lui, la barbe, le mouchoir et le bâton avaient rétréci.
– Es-tu prêt, mon garçon ? l’avait ensuite interrogé Euryphée.
– Euh, je crois, avait-il marmonné.
Il n’était jamais monté que sur le dos d’un placide poney et toujours accompagné par-dessus le marché. C’était la première fois qu’il chevaucherait un ch’lapin. D’instinct, il s’était saisi des longues oreilles de l’animal. Ainsi assurés, ils avaient alors galopé en direction de la source de la Rivière Décharnée.
– Pas un mot, pas un bruit, mon garçon ! Nous sommes en plein territoire barbare. Les orgues ont l’ouïe encore plus fine que celle des signes. Nous allons profiter de leur absence pour gagner la cascade. En avant, Thomas ! avait soufflé Euryphée, alors qu’ils étaient arrivés en vue de la chute.
Fort heureusement, les hordes barbares étaient trop occupées à détrousser leurs bienfaiteurs pour se préoccuper de la présence d’intrus sur leur territoire. Ainsi avaient-ils gagné sans encombre la source merveilleuse.
– Les légendes racontent qu’il existe un passage qui nous permettra de traverser sans heurt la plaine des déjà-nés, qui se trouvent de l’autre côté. Et maintenant, suis-moi ! l’avait invité Euryphée, tandis qu’il s’efforçait de convaincre une Lancinante récalcitrante de traverser la chute d’eau.
Qu’elle n’avait été sa surprise lorsque, une fois passé de l’autre côté, il avait découvert une gare souterraine ! De tous côtés étaient percés des tunnels éthérés depuis lesquels s’engouffraient et jaillissaient, à un rythme démentiel, les trains de l’Enfer. Sur leurs flancs rutilants, étaient peintes, en lettres de sang, les armoiries et devises des sept princes de l’Enfer. Saisi de terreur, Thomas avait voulu s’enfuir. Hélas, Bélière, paralysé par la peur, avait refusé de bouger. Il s’apprêtait à sauter à bas de sa monture, lorsqu’Euryphée l’avait rattrapé et attaché à sa selle afin qu’il ne puisse plus verser.
– Mais… mais…, avait-il protesté.
– N’aie crainte, l’avait alors rassuré le vieil homme. Ce ne sont que des trolls farceurs des tavernes ; leur seul plaisir est de flanquer une trouille bleue à leurs visiteurs. Nous n’aurons que peu de chance de les apercevoir, car ils se cachent dans des trous d’air. N’as-tu point remarqué le flou des contours de ces infernales machines ?
Trop effrayé, et le visage encore baigné de larmes de terreur, Thomas avait tenté de se calmer avec l’énergie du désespoir. Comme il n’y arrivait pas, Euryphée était descendu de sa monture et s’était dirigé tout droit vers l’une des voies ferrées, au moment même où l’une des monstrueuses machines de fer jaillissait de l’un des tunnels.
– Non ! avait hurlé le garçonnet comme la locomotive, toute vapeur hurlante, fonçait sur son ami.
Cependant, à sa grande surprise et au milieu de ses éclats de rire, la machine infernale et ses ballons accrochés au train l’avaient traversé comme si de rien n’était.
– Ah, ah, ah ! Ne te l’avais-je point dit, Thomas ! Tout ceci n’est que farces et attrape. Ces trolls adorent flanquer la frousse aux intrépides voyageurs, encore plus si ce sont des elfes.
Comme Thomas lui avait demandé quelques éclaircissements à ce sujet, Euryphée s’était rengorgé et avait rétorqué que c’était un sujet réservé aux grandes personnes. Il lui avait seulement laissé entendre qu’ils adoraient les farcir avec des pommes.
La terreur dissipée et remis de ses émotions, ils avaient poursuivi leur route au travers des galeries. En de nombreuses occasions, ils s’étaient extasiés des trésors dissimulés et avaient salué quelques voyageurs qui, comme eux, avaient connu la frayeur de leur vie.
– Qui sont-ils ? n’avait cessé de réclamer Thomas, chaque fois qu’il découvrait de nouvelles créatures, de nouveaux lieux.
– Voici des chats-foins, des bas-de-coin, des cotons de saint Suant, des balais d’eau…
Euryphée était intarissable et jamais il n’avait hésité. Thomas en avait été si enchanté qu’il en avait presque oublié où il se rendait ; le Grand Sapin et ce navire sur lequel s’embarquaient ces gens si étranges.
– Euryphée ! Est-ce que nous allons bientôt arriver au pied du Grand Sapin ? avait-il soudain demandé, comme il apercevait au fond de l’un des tunnels une grande lumière blanche.
– Ma foi. Nous ne serons plus très loin. En effet, nous serons de l’autre côté du territoire des nains géants de l’espace. As-tu peur, mon garçon ?
Thomas avait longuement regardé autour de lui le paysage merveilleux et enchanteur. Cependant, il n’ignorait pas que, comme dans tout conte, il y avait une fin. Ils ne pouvaient demeurer éternellement dans ce rêve du monde souterrain. Et puis, que diraient ses parents s’il n’était pas là quand ils reviendraient.
– Oui, avait-il fini par avouer à demi-mot.
À cet aveu, Euryphée s’était agenouillé et lui avait posé une main sur l’épaule. Son visage était devenu soudain emprunt de gravité, bien qu’il eût conservé ce regard pétillant et malicieux qui le rassurait tant.
– Il n’y a aucune honte à avoir Thomas. Tu as peur. Mais c’est un sentiment tout à fait humain. C’est une émotion importante, car elle n’appartient qu’au Vivant. C’est ce qui nous différencie des machines. Un humain, qui n’a plus peur, n’est guère différent d’un robot.
Thomas n’avait su quoi répondre. Il s’était senti tout à la fois effrayé et rasséréné par ses paroles, malgré leur étrangeté.
– Alors, qu’en penses-tu ? On continue ?
– Oh, oui ! s’était exclamé Thomas qui avait soudain retrouvé son courage ; son baluchon au garde-à-vous.
Malgré son appréhension, il se sentait bien en présence de l’étrange Euryphée. Il aurait peur, mais il savait également que rien ne lui arriverait. Ainsi donc, ils avaient poursuivi leur route au travers de la galerie et débouché dans le creux d’une vieille souche mangée par la pourriture. Au-dessus de leur tête, la cime du vieux sapin transperçait presque les nuages. De leur hauteur, elle leur semblait se situer à des lieues de l’endroit où ils avaient émergé. Pourtant Thomas ne doutait pas qu’ils ne fussent qu’à quelques pas de ses pieds.
– Comme tu le pressens certainement, nous sommes presque arrivés au terme de notre odyssée et, comme il se doit, nous allons retrouver notre taille habituelle, avait déclaré Euryphée, le regard porté vers l’horizon.
Le pied à terre, il avait flatté l’encolure de Lancinante, puis il avait invité Thomas à faire de même. Ensemble, ils les avaient ensuite dessellées.
– Maintenant ! Il est l’heure de boire à notre santé, mon cher ami !
Mystérieux, il avait sorti de sa veste, deux verres ballons ainsi qu’un carafon contenant un liquide pourpre, une étiquette collée dessus.
– Buvez-moi ! avait lu avec étonnement Thomas.
Pour toute réponse, Euryphée avait rempli avec générosité les deux verres, puis lui en avait tendu un.
– À la tienne, mon garçon !
Thomas, intrigué, avait porté à ses lèvres le breuvage. Tout d’abord, cela avait été un parfum de menthe, puis il avait tiré vers la fraise et finit sur une note de chocolat.
– Tu te demandes sûrement quel goût avait le mien, avait souri son ami, redevenu grand.
– Oui.
Il s’était douté de la chose, car menthe, fraise et chocolat étaient ses parfums de glaces préférés.
– Mandarine impériale, cognac et chartreuse. Des boissons de grandes personnes. Tu m’en vois navré.
Mais il n’avait pas pris la mouche. Il avait trop souvent entendu ses parents lui expliquer que le vin et autres liqueurs alcoolisées n’étaient pas faites pour lui. Néanmoins, une fois, en cachette pendant que son papa et sa maman étaient endormis, il s’était levé en pleine nuit et s’était rendu jusqu’au grand buffet qui trônait dans le salon. À tâtons dans le noir, il avait ouvert le panneau derrière lequel s’alignait une multitude de bouteilles. Il avait avec lui un gobelet en carton, auparavant chipé dans la cuisine. Dans l’obscurité, tous les liquides se ressemblaient ; il ne pouvait se fier qu’à la forme des bouteilles. Il avait encore en mémoire l’odeur d’une liqueur à l’orange ; du coinchaud ou du grand vanier. Hélas, au cœur des ténèbres, rien n’est plus traître que les reflets d’une lune dans le verre et il l’avait confondu, il ne le découvrit que le lendemain, avec de la brodka artisanale. De cette nuit, il en avait gardé un souvenir cuisant et plus jamais il n’avait voulu y goûter. Pendant ce temps, Euryphée avait récupéré les selles miniatures tandis que Lancinante recouvrait sa liberté. Bélière, alias Grandes Oreilles, n’avait en revanche pas bougé.
– Comment allons-nous faire pour le ramener ? avait demandé Thomas, sa monture entre les bras. Sa maison est là-bas, de l’autre côté de la rivière.
– Jeune homme, c’est une grave question que tu nous soulèves là. Néanmoins, comme tout bon magicien qui se respecte, j’ai plus d’un tour dans mon sac. Aurais-tu l’amabilité de me rendre un instant ma barbe ?
Les yeux grands ouverts, le garçon lui avait tendu son baluchon. À l’intérieur, la barbe blanche était devenue noire ; un noir encore plus profond que les ténèbres elles-mêmes.
– Ne t’ait je point dit, au commencement de notre odyssée, que les voyages forment la jeunesse ? avait marmonné Euryphée, les mains plongées dans une mer de poils drus.
Soudain, il s’était redressé triomphant, un immense haut-de-forme entre les doigts.
– Ouah ! Comme il est beau ! s’était exclamé Thomas comme il l’avait reçu, tandis que son propriétaire repliait avec soin sa barbe noire.
– Il te plaît ?
– Oh oui ! Mais je suis certain qu’il vous ira bien mieux qu’à moi !
– Et en quel honneur ? N’as-tu point fière allure ?
– Ben… il est trop grand pour moi.
– Si ce n’est que ça ! Confie-moi donc Grandes Oreilles, je m’occuperai de ce menu problème de taille ensuite.
Thomas avait hésité. Non qu’il n’eut pas confiance envers le vieux bonhomme, mais l’idée de voir disparaître Grandes Oreilles le terrifiait.
– Fort bien ! Nous le ramènerons plus tard. Dis-moi plutôt ce qui te ferait plaisir. Allons ! Dis-moi ce qui te ferait envie ! Est-ce qu’une part d’opéra, avec sa praline et sa crème au café te tenterait ?
Aussitôt, Thomas avait imaginé une femme grasse, maquillée à la truelle, qui aurait poussé des hurlements de dément.
– Ah ! Mais non ! Tu n’y es point, mon garçon ! L’opéra dont je te parle est un gâteau fait de couches de chocolat fondant, de crèmes de café et de biscuit praliné, s’était exclamé Euryphée.
– Un délice, avait-il ajouté, non sans gourmandise.
Il avait alors plongé la main dans son chapeau et en avait tiré une table, deux chaises, une théière et ses tasses, ainsi que le susnommé opéra, sous les yeux éberlués de Thomas qui n’en était pas revenu. Surtout, il avait reconnu la table ; elle appartenait à un salon de thé, devant lequel il passait souvent avec ses parents.
– Je te l’ai dit, Thomas ! J’ai plus d’un tour dans mon sac. À présent, dégustons ce délicieux dessert. Ensuite nous ramènerons Grandes Oreilles à sa maison. Cela te convient-il ainsi ?
Le garçon avait largement approuvé, surtout après qu’il eut goûté le fameux gâteau.
– Hé bien quoi ! s’était soudain exclamé Euryphée, alors qu’il découpait de nouvelles parts. Vous aussi ? Fort bien. Prenez donc place, il y en aura assez pour tout le monde.
Un instant plus tard, Lancinante et Bélière étaient attablés. Les deux montures avaient troqué leurs appareils respectifs contre des tenues de soirée aux couleurs flamboyantes.
– Que ne me soutenais-tu point, Thomas ? Toute promenade, aussi courte fût-elle, n’est-elle point un voyage ?
Fait étrange, aucun des gens présents dans le parc n’avait semblé leur prêter la moindre attention. Cependant, Thomas ne s’en était pas inquiété et il s’était régalé. Le goûter achevé, Euryphée, avait ensuite déposé sur l’herbe grasse son grand chapeau, puis avait frappé ses mains. Aussitôt, plats, couverts, dessert, tous s’étaient précipités vers le haut-de-forme sur l’air de l’Apprenti Sorcier, dont il battait la mesure.
– Lancinante ! Grandes Oreilles ! À votre tour ! avait-il vociféré.
Eux aussi avaient sauté et disparu. Il n’avait plus eu qu’à ramasser son haut-de-forme, puis il l’avait posé sur la tête de Thomas, avant de lui tendre un miroir.
– Alors ? Comment te trouves-tu, mon garçon ? Est-ce qu’il n’est point à ton goût ?
Devant son reflet, Thomas n’avait su trouver les mots pour traduire son enchantement et son ravissement. À la place, il s’était fendu d’un immense sourire.
– Ma foi, te voilà fort bien apprêté. Tu ferais verdir de jalousie plus d’un élégant, avait ri le vieil homme ? Allons-nous en à présent vers ce méchant arbre qui t’effraie tant !
Thomas avait senti son cœur se serrer dans sa poitrine. Mais il s’était alors souvenu de sa frayeur quand, ayant franchi la cascade de la Rivière Décharnée, ils avaient pénétré le territoire des trolls farceurs des tavernes, envahis par les trains de l’Enfer.
– Oh, oui ! s’était-il exclamé en s’engageant le premier en direction du Grand Sapin.
En revanche, s’il était parti de bon aloi, frappant avec vigueur le sol du pied, à mesure que le dominait la cime son pas ralentissait. Ce ne fut que par la grâce de la présence d’Euryphée à ses côtés qu’il avait osé s’approcher du méchant végétal.
Des hommes, des femmes, des enfants aussi, tous déambulaient dans les allées qui le bordaient. Thomas avait glissé sa main dans celle du vieil homme, tandis que de l’autre il retenait, contre sa poitrine, sa barbe prodige. Plein d’appréhension, il avait scruté avec attention les gens, qui allaient et venaient, à la recherche de ces êtres mystérieux, parés de ces costumes qu’il n’avait vus que dans ses livres d’histoires. Il n’avait pas, non plus, aperçu le fleuve nuit sur lequel voguait le fantastique navire, avec ses voiles magnifiques et son capitaine qui accueillait ses passagers, à l’extrémité du ponton. Non ! Il n’y avait rien de tout cela et c’était, presque déçu, qu’il s’était retourné vers son drôle de compagnon.
– J’comprends pas. Ils sont pas là, avait-il marmonné.
– Ah ! Ce sont des choses qui arrivent. Peut-être est-il parti pour un voyage et qu’il ne reviendra que plus tard.
Mais Thomas n’y croyait guère. Cette explication ne tenait pas la route, puisque ce navire semblait exister de tout temps. Pourquoi ne posséderait-il pas une réalité en tous lieux ? Sinon, comment serait-il possible que s’y retrouvassent des gens d’horizons aussi différents ?
– Non ! Ce n’est pas possible ! avait-il insisté, déçu de ne pouvoir les lui montrer.
Avait-il fait tout ce chemin pour rien, marché dans les pas d’Ulysse, dont il lui avait narré l’Odyssée, en vain ?
– Aucun choix ne se décide par hasard, Thomas, avait murmuré Euryphée. Même si tu ignores encore pourquoi tu as fait celui-là, plutôt qu’un autre ; une raison se dissimule derrière. Cela viendra, car elle se cache dans l’ombre de ton futur. Elle peut être proche, comme elle peut-être éloignée. Mais elle sera toujours présente, attendant que tu viennes à sa rencontre. Thomas n’avait pas tout compris à ses explications, mais le ton de sa voix l’avait rassuré. Elle était tout à la fois lointaine et intérieure. Il avait trouvé cela fort étrange.
– Enfin ! Même si tu n’as pas vu ces mystérieux bonshommes. Ne t’es-tu point amusé ?
– Oh, si ! s’était exclamé Thomas C’était magique. Dommage que cela n’arrive pas plus souvent.
Euryphée avait secoué la tête.
– Détrompe-toi Thomas ! Chaque fois qu’une nouvelle journée commence, c’est une surprise qui t’attend. Bonne ou mauvaise, peu importe ! Ce n’est pas ainsi que se mesure la joie éprouvée. La vie est joie, dès lors que tu en savoures chacun de ses instants et que tu les considères comme uniques. Même une tristesse est un éblouissement et elle se déguste elle aussi, malgré son amertume. Comprends-tu, Thomas ?
Celui-ci avait tourné une nouvelle fois son visage vers le vieux sapin, dans le secret espoir de les apercevoir.
– Je crois, avait-il marmonné, avant de tendre à Euryphée son chapeau entre les mains.
– Mais que fais-tu, mon garçon ? s’était-il étonné.
– Ben, je vous rends votre couvre-chef.
– Et en quel honneur ? Puis-je savoir ce qui me vaut ce retour ?
Désemparé, il était au bord des larmes tant la grosse voix d’Euryphée l’avait terrifié. Mais il l’avait aussitôt rassuré de par la grâce de son sourire empli de bonté.
– Enfin, ne m’as-tu point confié combien il te plaisait ?
Thomas, la goutte au bout du nez, l’avait essuyé avec sa manche.
– Oh ! Ce n’est pas très propre ça ! Tiens ! Prends donc ce mouchoir en échange de ce haut-de-forme que tu tiens tant à me rendre. Ce ne sera l’affaire que de quelques instants.
Tandis qu’il se mouchait à la manière d’un cor militaire bouché, le vieil homme s’était emparé de son chapeau et l’avait replié sur lui-même jusqu’à ce qu’il fût à la bonne taille.
– Rends-moi donc ce vilain bout de tissu, lui avait murmuré Euryphée. J’ai une surprise pour toi.
Émerveillé, Thomas avait découvert, déposé entre ses mains, le fantastique haut-de-forme, désormais à sa taille. Il en avait été si ému qu’il en avait oublié les raisons de ses larmes et avait couru tout autour du vieux sapin. Essoufflé, il s’était arrêté et avait contemplé son étrange ami.
– C’est vrai ? Je peux le garder ? avait-il demandé timidement.
Euryphée l’avait dévisagé avec amusement, ses yeux pétillaient et son sourire s’étirait.
– Quelle question ! s’était-il esclaffé. Maintenant, aurais-tu l’amabilité et la gentillesse de me rendre ma barbe ?
Dans le ciel, les nuages avaient pris des teintes orangées ; le soleil n’allait plus tarder à rentrer se coucher et ce serait aussi, pour Thomas, l’heure de s’en retourner.
– Je ne sais pas, avait-il marmonné.
– Qu’est-ce que tu ne sais pas mon bonhomme ? Si tu veux ou non me rendre ma barbe.
Euryphée avait prononcé cette dernière phrase sur un ton faussement indigné, ce qui l’avait fait rire aux éclats. Puis, il lui avait rendu le baluchon. À l’intérieur, la barbe, de la plus belle ébène, était devenue plus douce que de la soie.
– Ne t’avais-je point promis que les voyages formaient la jeunesse, s’était répété Euryphée, tandis qu’il la réajustait sous les yeux ébaubis du petit garçon. Sans doute n’avons-nous pas découvert ces gens et ce navire qui t’effraie tant. Cependant, es-tu déçu de cette odyssée que nous avons entreprise ?
À présent, celui, qui était auparavant un vieux bonhomme, avait des allures de jeune homme, avec son immense barbe noire et fournie qui lui descendait jusqu’à ses pieds. Les poings sur la taille, il avait fière allure.
– Oh, non ! s’était exclamé Thomas, malgré le pincement qu’il ressentait toujours au fond de son cœur.
Euryphée avait alors mis un genou à terre.
– Ah, mon enfant ! Il est l’heure de nous séparer, mon garçon. Néanmoins, je veux te faire un dernier cadeau, puisque tu as accepté de porter ma barbe.
Les yeux de Thomas étaient mouillés de larmes, mais il les avait aussitôt oubliés aussitôt qu’il avait vu jaillir l’étrange boîte de la barbe. De la taille d’un gros livre, elle était tout en carton marron, avec une ouverture sur le haut.
– Regarde ! avait murmuré Euryphée tandis qu’il avait soulevé avec délicatesse le rabat ; il en avait sorti une petite lampe de métal. C’est une lanterne magique. Il te suffira de souffler dessus quand tu iras te coucher et elle t’emmènera dans des contrées merveilleuses.
Puis, Euryphée la lui avait placée entre les mains.
– Et vous ? Qu’allez-vous devenir ? avait brusquement demandé Thomas. Est-ce que je vous reverrais ? Et le bateau ?
Il était intarissable, tétanisé par l’angoisse, terrorisé à l’idée de le voir s’en aller.
– Thomas, avait-il murmuré. Cette lanterne renferme un secret et lorsque tu seras prêt, il se dévoilera de lui-même.
– Mais… mais… comment le saurai-je ? avait-il bafouillé.
– Ne t’en inquiète pas. La lanterne te le dira.
Sur ces mots empreints de mystère, Euryphée s’était relevé. Il l’avait salué, puis s’en était allé. Il n’avait pas fait plus de quelques pas qu’il avait fait demi-tour.
– Ah ! J’allais oublier. N’aie aucune crainte pas pour le chapeau ! Personne d’autre que toi ne peut le voir.
– Alors ! Il est magique lui aussi ! s’était exclamé Thomas.
Pour toute réponse, son étrange compagnon avait cligné de l’œil, puis s’était éloigné au-delà du Grand Sapin. Il lui avait semblé que, plutôt que de rapetisser, celui-ci disparaissait comme si une gomme invisible était en train de l’effacer du réel.
– Thomas ! Thomas ! l’avait alors appelé une voix.
Il s’était alors précipité une main sur la tête, l’autre sur le cœur. En chemin, il avait aperçu Grandes Oreilles dans sa maison de fer. Euryphée ne lui avait pas menti et il avait souri.
– Thomas ! avait répété la voix.
– J’arrive ! s’était-il écrié, presque essoufflé.
– Alors, tu t’es bien amusé ?
– Oh oui !
La femme, une Indienne Face Blanche, ainsi qu’ils avaient surnommé les membres de sa tribu, l’avait pris par la main
– Tu as sûrement faim. Le dîner est prêt.
– Maman n’est pas encore arrivée ?
L’Indienne avait secoué la tête.
– Elle est coincée dans une réunion. Mais ne t’en fais pas, elle pourra quand même venir.
Thomas avait fait la moue. Quand ce n’était pas les réunions, c’était les embouteillages ou un accident. Et pour papa. C’était pareil.
– Dis ! Quand est-ce que maman arrivera à l’heure ? Et papa ?
Hélas, la femme ne savait jamais quoi répondre à ses questions et à la place elle lui promettait des desserts ou des films, dont il n’avait jamais eu que faire. Thomas l’avait alors suivi de mauvaise grâce, d’autant plus que l’un des membres de la tribu des Aiguilles Creuses passerait certainement le voir. Renfrogné, il avait dissimulé sa bouderie, car il repensait au secret de lanterne que lui avait offert Euryphée. Cependant, il avait très vite retrouvé le sourire, lorsqu’il avait réalisé que personne ne pouvait voir son chapeau, et il avait mangé avec appétit. En fait, il désirait courir s’enfermer dans sa chambre afin d’y cacher la lanterne. Il ne fallait pas que maman ou papa la découvrît, ils auraient été capables de la lui confisquer, car il ne devait pas recevoir de cadeau de la part d’un étranger. Mais un ami n’est pas un étranger et Thomas l’avait dissimulé dans ce chapeau que personne ne voyait. Ainsi, toutes les nuits, dès que ne brillaient plus que les veilleuses, il s’emparait de la lampe et soufflait dessus pour l’allumer, dans l’espoir d’en percer le secret. Ainsi, tandis que tous dormaient, lui voyageait dans des univers pas tout à fait imaginaires, à la recherche de ce navire qu’il avait aperçu près d’un Grand Sapin. En effet, depuis sa rencontre avec Euryphée, il ne l’avait jamais revu et il en était fort malheureux.
Pourtant, cette nuit serait spéciale. Thomas en était persuadé. Parfois, il manquait d’appétit ; la moindre bouchée lui provoquait des hauts le cœur et alors il les avalait avec lenteur. D’autres fois, il préférait ne pas sortir parce qu’il avait trop froid et il frissonnait comme s’il avait le Diable aux Trousses. Dans ces moments, les Aiguilles Creuses et les Face Blanche se relayaient à son chevet et, dès qu’il le pouvait, maman et papa. Néanmoins, il n’en avait rien été ce jour-là. Il se sentait seulement un peu différent, comme habité par un pressentiment. Il avait alors demandé à la cheffe des Indiens Face Blanche si papa et maman viendraient ce soir. Mais elle lui avait expliqué qu’ils avaient dû partir en voyage pour leur travail. Thomas n’avait pas boudé, même pas pleuré. En fait, il n’avait rien dit et était allé s’enfermer dans sa chambre.
Assis sur son lit, il se leva encore une fois pour vérifier que la porte était bien fermée à clé. Puis, il retourna sur le lit et se saisit de son chapeau. Il plongea la main et en sortit, non pas la lanterne magique, mais un costume assorti. Avec précaution, il ôta son pyjama et le revêtit. Il était si parfait qu’il ne pût douter qu’il ne fût pas pour lui. Derechef, il l’enfonça. Au fond, il sentit l’anneau de métal et y passa le doigt. Cette fois, il n’y aurait ni ombres ni silhouettes projetées sur les murs ; il le savait. À la place, une lueur douce et éthérée s’en échappait. Ensuite, comme si quelqu’un lui soufflait à l’intérieur de la tête ce qu’il devait faire, il orienta le pinceau lumineux en direction de la fenêtre. De là s’étendait une langue brumeuse et scintillante. Elle s’étirait depuis le mur du bâtiment, puis courait jusqu’à l’entrée du parc ; à hauteur de ce sapin si mystérieux. Thomas se mira encore une fois dans le miroir de sa salle de bain, vérifia de nouveau la porte, puis se dirigea vers la fenêtre, dont il ouvrit en silence le battant. Un vent frais s’engouffra dans la chambre et lui ébouriffa les cheveux. La lanterne à la main, il éclaira le chemin. Situé au troisième étage de la bâtisse, un escalier de brume menait au sentier lumineux. Thomas jeta un dernier coup d’œil en arrière, puis s’engagea dans les degrés. Sous ses pieds, le brouillard prenait une consistance étrange et se solidifiait. Par curiosité, il avait détourné le faisceau et le sentier avait aussitôt disparu. Il ne doutait pas que ses pieds eussent rencontré alors le vide. Il poursuivit sa route, devinant ce qui l’attendait au bout du chemin : un navire fantastique voguant sur les étoiles, habillé de ses formidables voiles blanches, et son capitaine à la longue barbe qui accueillait les passagers. Il marcha ainsi un long moment, car la langue de brume serpentait autour des bâtiments. Il évoluait au-dessus de l’étang peuplé d’orgues de barbarie et de signes avant-coureurs. Là, il aperçut l’entrée de la caverne, refuge des trolls farceurs des tavernes, ainsi que Lancinante qui faisait la course avec chat-huant. Cependant qu’il se rapprochait du Grand Sapin, il ralentissait. Son pas se faisait plus lourd et il s’arrêta à quelques mètres de là. Il n’osait plus aller au-delà.
– Alors Thomas ! murmura soudain une voix, qu’il reconnut aussitôt. Pourquoi t’arrêter en si bon chemin ? Es-tu effrayé ?
Le garçon regarda le capitaine. Sa barbe traînait encore par terre et ses yeux pétillaient de cette joie si particulière.
– Je ne sais pas, marmonna-t-il. Je suppose que je devrais, n’est-ce pas ? Je suis mort après tout.
– Mort ! s’esclaffa Euryphée. Hum, tu es un peu précoce pour dire ça. En effet, il y a des morts qui prennent place à bord, mais pas seulement.
Thomas observait les gens qui allaient et venaient. Comme il l’avait remarqué auparavant, ceux-ci étaient de tous âges, de tous sexes, de toutes époques et de toutes allures.
– Viens ! l’enjoint Euryphée. Je vais te présenter à quelques-uns de ces messieurs-dames. Tu comprendras mieux. Je n’ai jamais été un très bon enseignant. Il paraît que je me mélange dans mes explications.
– Tu n’expliques rien ! Tu embrouilles et tu perds ton auditoire ! s’exclama une voix depuis le ponton.
C’était une dame, dont la tenue lui rappelait celle des héroïnes de bandes dessinées qu’il dissimulait sous son lit.
– Ah ! Moque-toi donc, Xéna ! Je suis et serai toujours capitaine et seul maître à bord, après la divinité suprême, ou quel que soit son nom, rétorqua, hilare, Euryphée.
– À ta guise, rétorqua la prénommée Xéna. En attendant, présente-nous ce petit bonhomme ! Il a l’air terrorisé.
Thomas, sa lanterne toujours à la main, observait en fait l’échange avec gourmandise. Puis, sans qu’Euryphée s’en aperçût, il courut en direction de l’embarcadère, d’où il se mit à jeter des signaux lumineux.
– Ah ! Bah ! soupira-t-il, lorsqu’il le vit au milieu des autres passagers.
– Je te le confie, lança-t-il à Xéna. J’ai repéré quelques égarés.
Cette dernière sourit et pria le petit garçon de la suivre.
– Alors Thomas ? C’est bien cela, Thomas ?
Celui-ci acquiesça en hochant vigoureusement la tête.
– Attention ! Tu vas perdre ton haut-de-forme ! s’exclama-t-elle comme elle le rattrapait au vol.
– Merci m’dame, marmonna-t-il.
– Tu te demandes sûrement qui nous sommes. Euryphée ne t’a rien expliqué ; fort heureusement, car il t’aurait perdu dans le dédale de ses digressions.
Thomas n’avait pas très bien saisi ce que la dame venait de lui dire. Mais il s’en fichait, fasciné qu’il était par le spectacle qui s’offrait à lui.
– Euryphée m’a dit que je n’étais pas encore mort, murmura soudain Thomas, les bras croisés sur le bastingage. Pourquoi il a dit ça ? Parce qu’il n’y a que les morts qui s’en vont visiter les vivants ?
La dame lui sourit et se tourna vers le fleuve étoilé dont les flots battaient les flancs du navire.
– Oh non ! Il y a des vivants, des non-morts, des pas encore morts ou pas encore nés, en fait toute sorte de gens, de tous les instants. Moi, par exemple ! Je suis une invitée un peu particulière. Je ne suis ni vivante ni morte. Je suis une émanation du rêve du Capitaine. Il m’a chargé d’expliquer à des personnes, comme toi, Thomas, ce que tu peux faire. Par la suite, si tu en as le désir, nous ferons tout notre possible pour t’exaucer.
Le garçon contemplait les étoiles filées le long de la coque, puis il leva la tête vers Xéna. Derrière, d’autres personnes montaient. Mais elles ne semblaient pas leur prêter la moindre attention.
– Quand Euryphée m’a offert cette lanterne magique. Il m’a ensuite confié que j’en percerai le secret lorsque le moment sera advenu. Aussi, comme je suis ici et que je suis encore en vie, c’est que je mourrai demain. La cheffe des Indiens Face Blanche m’a expliqué que mes parents ne pouvaient pas venir ce soir, parce qu’ils étaient partis en voyage pour leur travail.
Thomas se tut un instant, puis reprit :
– C’est bête de travailler au lieu de profiter de chacun de ces instants précieux que sont la vie.
Xéna lui ébouriffa les cheveux d’une main distraite.
– Est-ce que tu comprends pourquoi c’est si triste pour lui, quand il s’aperçoit que personne ne le voit, même s’il refuse de se l’avouer ?
– Je crois que oui, lança Thomas, le visage penché par-dessus le bastingage. C’est aussi pour cela que je suis là ce soir. Je vais mourir dans la nuit et mes parents ne pourront pas revenir tout de suite. Alors, c’est pour ça que je vais leur rendre visite ce soir dans leurs rêves. C’est pour ça que je suis là, n’est-ce pas ?
Les yeux de Xéna étaient humides. Il en était toujours ainsi lorsqu’un mortel perçait le secret de ce navire qui ne voguait que la nuit.
– En effet, Thomas. Puis-je te poser une question ? Nous avons encore un peu de temps avant que nous n’appareillions.
– Oui !
– Depuis combien de temps nous aperçois-tu ? Tu as expliqué à Euryphée que tu avais peur de ce Grand Sapin, à cause des gens qui se rendaient sur ce navire.
Par jeu, et pour se placer à sa hauteur, Thomas se hissa sur le rebord et s’assit. Il compta ensuite plusieurs fois sur ses doigts, puis se tourna vers la dame, visiblement satisfaite.
– Presque un an ! En fait, depuis que je suis entré ici.
Xéna eut un sourire triste, mais elle n’ajouta rien.
– Vous saviez que je ne sortirais jamais d’ici, marmonna-t-il.
– Hélas, soupira-t-elle. C’est une chose fort rare pour les gens de ton âge, atteint d’une telle affection. Tu n’as pas trop mal, au moins ?
Thomas haussa les épaules ; la douleur était pour lui comme une vieille amie.
– Euryphée m’est apparu parce qu’il savait que j’allais bientôt mourir, c’est ça ?
Xéna secoua la tête.
– Non ! C’est toi qui l’as appelé et s’il t’est apparu sous les traits de ce vieil homme un peu étrange, c’est parce que tu l’as voulu.
Thomas ne parut pas s’en attrister. En fait, il ne s’en étonnait même pas.
– On part bientôt ? s’enquit-il soudain.
– On dirait bien, sourit la dame au nom de guerrière. En route pour le Grand Voyage !
– Est-ce qu’on peut le faire plusieurs fois ? s’interrogea à haute voix, Thomas.
– Oui ! Autant de fois que nécessaire. Même lorsque le chagrin n’est plus là, on peut le refaire. Maintenant, excuse-moi ! Nous allons hisser les voiles. Je dois remonter l’encre et défaire les entraves.
Thomas la laissa s’éloigner et il se précipita au gouvernail où se tenait Euryphée, habillé pour la circonstance.
– Où allons-nous ? s’écria-t-il en l’apercevant.
– Où vous porte vos désirs et nulle part ailleurs. Pour toi, nous nous rendrons dans une ville, située à l’extrême Est, du nom de Sapporo. C’est là que sont tes parents. D’autres iront à Tlacopan ou Niramionis, une ville du futur. Vois-tu, et tu l’auras sûrement deviné, nous emmenons des voyageurs de toutes époques et de tous lieux, afin qu’ils visitent les rêves des vivants.
Thomas ignorait ce qu’il leur dirait, ce qu’il ferait. Il savait seulement que les Indiens Face Blanche crieraient et que les Aiguilles Creuses ne comprendraient pas pourquoi il aura rendu son dernier souffle le sourire aux lèvres.