Lecture d'un chapitre
5 « Les Contes d'Halloween »
3 « La poupée »
Publié par Helas Planitia, le lundi 29 octobre 2018

D'après "Alice au Pays des Merveilles"

 

 

 

Prologue

 

Il régnait dans cette pièce d’enfant une atmosphère particulière.

Les poussières virevoltantes se nimbaient de lumière, scintillantes.

Sur le parquet usé, ce fauteuil à bascule.

Assise là, dans un rayon d’éclat, une poupée.

Elle semblait pointer du doigt un recoin de l’endroit.

Alors on tournait les yeux.

Il y avait ce relief, cette aspérité,

Là, dans le mur tapissé.

Un bouton de porte. Dans un angle.

Une porte compressée ?

Une porte non délimitée.

Une porte qui se défiait des murs carrés…

 

 

1- L’héritage

 

Cela faisait maintenant six mois que Madeleine avait reçu l'avis de décès d'une vieille tante, Bouquette de Rostang, une aristocrate dont elle ne se souvenait que très vaguement.

Deux ans que son mari officier avait disparu. De lui, elle se rappelait parfaitement. Une mission en Irak, pendant la Guerre du Golfe… Une période terrible qui tendit ses rapports avec Suzy, sa préado au caractère bien trempé. La petite dernière, Sarah, ne comprenait pas pourquoi son papa ne reviendrait pas… Perdre son amour de toujours dans des circonstances si étranges avait été difficile à justifier, à soi-même et aux autres. Un deuil impossible, sans dépouille. Un changement de vie radical et sans appel.

Sa santé en pâtit. Elle qui n’avait jamais travaillé, sinon à la bonne marche de son foyer… Car Madeleine fut une épouse de militaire dévouée. De nouvelles responsabilités lui incombaient, désormais.

Pour ses enfants elle dut refaire surface et finit par s’engager dans une carrière d’aide-soignante. La maison de retraite où elle travaillait en était très satisfaite. Mais malgré un salaire et la pension de son mari, elle ne pouvait acquérir le toit rêvé, pour elle et ses petites. La mort dans l’âme, elle s’était résignée.

— Tiens Maman. Je crois que c’est pour toi, fit Suzy en lui tendant le courrier.

Un notaire la convoquait. On lui annonçait qu'elle était citée dans le testament de sa tante… Comme seule héritière du domaine familial, puisque Madame de Rostang n'avait aucune descendance.

Un domaine ? C’était une aubaine inespérée ! Elle l’annonça aux filles, qui sautèrent de joie directement dans le lit de leur mère. Carpette la petite chienne, se joignit à l’euphorie générale.

Une fois passées les réjouissances, Madeleine se questionna. Qu'allait-elle faire d'un tel endroit ?

Dans sa lettre, le notaire lui assurait qu'il avait été parfaitement entretenu. Du moins, jusqu'à la mort de la maîtresse des lieux. Il y avait même un pécule prévu à cet effet. Les filles étaient survoltées. Suzy, sa fantasque d’aînée ne put s’empêcher de rêver :

— Waow, ça veut dire qu’on est riches ?

— Je ne dirais pas ça, non !

— Quand c’est qu’on va voir la grande maison ? demanda Sarah.

— Je dois appeler ce fameux notaire pour connaître les détails. Au moins pour vérifier que tout cela est bien réel. J’ai encore du mal à le croire…

— Appelle ! l’encouragea Suzy.

— Oui, Maman, appelle le monsieur !

C’est ce qu’elle fit. Après tout, inutile de tarder plus longtemps. Au moins serait-elle fixée pour envisager leur avenir sous de meilleurs auspices.

L’homme de loi, qu’elle eut rapidement au bout du fil, confirma ses écrits. Il n’y avait plus le moindre doute. Elle pourrait signer les papiers et récupérer les clefs rapidement.

#

            Et c’est ainsi qu’un soir pluvieux d’automne, toute la famille se rendit à trois heures de route jusques aux vieux murs de son nouveau foyer.

 

 

2- Le manoir

 

Carpette était la petite York adoptée par la famille depuis six ans, maintenant. Elle s’avérait téméraire, la plupart du temps. Or, la voiture ne s’était pas engagée au-delà de l’imposant portail noir, que l'animal semblait guetter une catastrophe. Un chien savait d’instinct où il mettait les pattes. D’ailleurs, plus on pénétrait dans le domaine, plus on prenait la mesure de son aspect inquiétant. Des pins sombres et centenaires étiraient leurs bras hérissés d’aiguilles sous cette lune d’octobre. Le manoir se révélait terrifiant avec toutes ses longues fenêtres drapées, comme barrées de fantômes. Du lierre grimpant le dévorait, telle une maladie, l’étranglait à la façon d’un serpent…

Madeleine se gara dans un coin du vaste parking.

Elle se donnait l’impression d’une intruse, tandis que Suzy l’éclairait à la lampe torche et qu’elle glissait une antique clef de fer forgé dans la serrure de la demeure. La lourde porte aux sculptures étranges grinça. À ce son, même une armée de vampires, assoupie dans les tréfonds du néant, aurait été ranimée…

Avec courage, Madeleine prit la tête de la troupe. Dans un cri étouffé, elle trébucha sur la dernière marche de l’entrée. Elle se ressaisit, et à tâtons chercha un interrupteur en fonctionnement. À priori, la compagnie d’électricité n’était pas encore passée…

Les filles, elles, avaient passé le cap de la crainte et voulaient déjà tout explorer. Partout des pièces aux dispositions variées. Pour autant, l'ensemble était très ordonné. Mais beaucoup d’affaires seraient à trier ; il faudrait passer du temps à nettoyer. L’odeur de moisi et l’épaisse couche de poussière le confirmaient.

Alors que le groupe pénétrait dans une nouvelle pièce à l’étage, la chienne se mit à aboyer.

— Carpette, non, mais ça va pas la tête ! pesta Suzy.

— J’ai eu une de ces trouilles… balbutia Sarah.

— Chut ! Taisez-vous !

Plus un bruit. L’animal se figea. Puis, un léger bruissement.

Soudain, comme piquée par une guêpe invisible, la pauvre bête fonça se réfugier entre les jambes de Suzy en couinant.

Dans un recoin à hauteur d’un fauteuil, deux petites flammes brillaient dans le noir.

— C’est quoi, ça ? lâcha Suzy.

La réaction de Madeleine ne se fit pas attendre :

— Je veux pas le savoir ! Tout le monde déguerpit !

Après avoir pris jambes et pattes à son cou, on dévala l’escalier.

Une fois dans le hall, Sarah chuchota :

— On est obligées de rester dans cette maison qui fait peur ?

— Malheureusement, c’est ça ou la voiture, les filles.

— Ben moi, je reste pas là !

— T’as raison, ma grande. On fera le tour du propriétaire quand on y verra clair !

On était d’accord, pour une fois. La nuit se terminerait donc dans la Clio blanche. Madeleine prit soin de bien verrouiller les portes de l’intérieur. Il faudrait faire tourner le moteur assez longtemps pour que la température de l’habitacle augmente. Si le bruit pouvait faire dégager ce qu’elles avaient aperçu là-haut…

— Maman… C’était quoi ? insista Suzy.

Madeleine emmitouflait Sarah dans une des couettes de voyage. En bonne mère, elle essayait de rester digne et de ne pas devenir dingue.

— Ça devait être un chat. Oui, c’est ça. Un simple chat…

— Comment il a pu rester coincé là ?

— Comme tu le sais, les chats sont très malins. Ils se faufilent, on ne sait trop comment. Demande à Carpette… Depuis le temps qu’elle les chasse, elle n’en a jamais attrapé un !

— Oui, mais d’habitude, c’est elle qui les terrorise…

Après cette déduction tout sauf rassurante, on se serra davantage.

Riche de cette épopée, Madame la Fatigue finit par inviter une certaine Morphée.

 

 

3- Rosalynde

 

La brume qui entourait la voiture se dissipait. Ainsi, dès le réveil, Madeleine proposa aux filles d’aller se confronter à ce qui les avait effrayées la veille.

— On va retourner dans « la chambre avec des yeux » ? s’inquiéta Sarah.

— Oui ma chérie. Il faut qu’on règle ça.

— Après tout, peut-être qu’on va se rendre compte que c’était qu’un zombie, ironisa Suzy.

— Tu cherches à faire peur à ta petite sœur ?

— Si on peut plus rigoler…

#

À l’étage, devant le pas de la porte, elles furent très étonnées. Sur un fauteuil à bascule trônait une poupée. Elle était charmante avec ses grands yeux bleus (rien à voir avec ce qu’elles avaient vu dans le noir !) et ses longs cheveux roux soyeux. Elle portait une robe couleur de printemps.

— Dire qu’on s’est caillées toute une nuit dans la voiture à cause d'un jouet ! ronchonna Suzy.

— Maman, pourquoi ils étaient rouges, ses yeux ?

— C’était sûrement dû à la lampe torche, une sorte de reflet.

— Et elle a quel âge, tu penses ?

— Ce n’est pas une personne, elle n’a pas d’âge Sarah.

— Eh ben moi, je dis cent ans.

— N’importe quoi. Ses yeux, hier, ils avaient au moins cinq mille ans…

— Suzy !

— Ça va… Je dis ça comme ça !

Madeleine s’était rapprochée du jouet pour l’observer.

— Oh ! Venez voir, les filles. Son nom est brodé à l’intérieur de sa robe. Elle s’appelle Rosalynde.

— C’est joli ! Moi, je veux m’appeler pareil.

— Tu sais, Sarah c’est joli aussi. N’oublie pas que c’était le prénom de ta Mémé.

— Non ! Moi je préfère Rosalynde. Maman, tu m’appelles comme ça maintenant, d’accord ?

— Je sais pas si c’est une bonne idée, ma chérie…

— Siii ! Rosa-lynde, Rosa-lynde ! Rosa-Lynde !

Suzy semblait préoccupée.

— Regardez !

La poupée pointait du doigt un coin de la chambre. Ainsi, lorsqu’on tournait les yeux, pouvait-on distinguer au milieu des motifs fleuris de la tapisserie un délicat petit bouton de porte, à hauteur d’enfant. Qui avait eu cette idée bizarre ?

— Oh, une porte enchantée !

— Mais tu vois bien que ce n’est pas une porte, ma bichette. C’est juste…

— Un passage secret ! s’exclama Suzy.

— Tu as beaucoup d’imagination ma fille, tu sais !

— En attendant, j’ai pas vu de chat, moi…

Son aînée avait beau tenter d’enfoncer le clou, Madeleine s’était reprise depuis sa petite frayeur de la veille.

#

Cet intermède passé, elle décida de redonner vie à cet endroit. Après avoir retiré les draps qui protégeaient le mobilier, elle dénicha quatre magnifiques chandeliers en cristal qu’elle disposa sur la longue table en bois massif de la pièce centrale. Le meuble poli sentait encore la cire d’abeille. Elle réalisait à quel point cette demeure immense était impossible à tenir seule. Elle devrait rapidement trouver du personnel pour l’aider dans les tâches ménagères. Pour ce faire, elle utiliserait la somme allouée par le notaire.

Elle en était là de ses réflexions, quand Suzy, qui était partie on ne sait où, fit irruption dans la pièce.

— Elle a bougé.

— Qui ça ?

— « Rose-machin » !

— Je comprends rien…

— La poupée ! Elle a bougé. Elle est debout sur le fauteuil.

— Écoute ma grande, on a beaucoup de travail ici, tu sais. Même ta petite sœur met la main à la pâte. Alors, arrête un peu tes blagues et viens nous aider !

— J’y suis pour rien !

— D’accord, mais tu sais très bien qu’à moins d’être équipé de piles, ça ne bouge pas un jouet !

— Ben moi je l’aime pas, cette poupée…

 

 

4- Le marché

 

Deux jours s’étaient écoulés sans le moindre incident. À croire que rien n’avait jamais eu lieu. Ainsi, Madeleine avait-elle pris la décision d’intégrer la maison pour la nuit. La vie pourrait ainsi poursuivre son cours.

— Les filles, puisque ce soir c’est Halloween, je propose qu’on aille faire quelques emplettes au marché du village. Ça vous dit ?

— Ouii, et on prendra des citrouilles ? demanda Sarah.

— C’est une bonne idée.

— Et on leur fera une tête horrible ?

— C’est tout l’intérêt, ma bichette !

— On pourra acheter des bonbecs aussi ? rajouta Suzy.

— Oui, mais pas trop.

— Oh, juste une tonne !

— Si tu tiens à perdre tes dents avant ta majorité…

— T’es lourde…

— Pas autant que tes futurs plombages, ma chérie. Et je te prie de rester correcte, merci.

— Ça va… On prend Carpette ? Ça lui fera des vacances. Elle est toute stressée à cause de cette… « Rosa-chose ».

— Alala… Encore cette histoire ! Bon allez zou, en voiture !

#

Suzy ne croyait pas si bien dire. Carpette ne ferma pas l’œil de la nuit.

Au cœur de l’obscurité, du fond de son panier, elle entendit raisonner des pas vifs sur le parquet… Elle crut d’abord à l’une de ses petites maîtresses. En bonne gardienne, elle tendit l’oreille et la truffe. Mais l’air ne lui renvoya aucune odeur, aucune vibration humaine. Les poils de son échine se dressèrent : elle les reconnut, les ondes vilaines qui lui parvenaient…

Ainsi font, font, font / Les petites marionnettes,

Ainsi font, font, font / Trois p’tits tours et puis s’en vont.

Et elles danseront / Les petites marionnettes,

Et elles danseront / Quant les enfants dormiront.

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L’énergie joyeuse qui émanait du marché dénotait avec l’ambiance mystérieuse qui régnait au domaine. Les petites en étaient enchantées.

— Voilà. J’ai acheté de bons champignons pour la poêlée de demain.

— Regarde Maman ! Des énormes citrouilles ! s’exclama Sarah.

— Ah parfait. C’est là qu’on va se fournir. Bonjour Madame !

— Bonjour bonjour ! s’adressant à Sarah, comment t’appelles-tu ma petite ?

— Rosalynde, comme ma poupée !

— Non, c’est Sarah… Elle s’appelle Sarah. Je suis désolée… 

— Bah, ne vous en faites pas, se penchant vers Sarah, moi c’est Monique. Tu sais, Rosalynde… C’est un prénom rare. Mais je l’ai déjà entendu quelque part ! À Madeleine, embarrassée : dites, c’est vous qui avez emménagé dans le manoir des Rostang ?

— En effet, oui. Bouquette était l’une de mes grandes tantes. Mais je ne la connaissais pas vraiment.

— Ah… Alors vous n’avez jamais su…

— Jamais su quoi ?

— Écoutez, là je ne peux pas en parler… Mais retrouvons-nous au bistrot du village vers quatorze heures. Je vous raconterai.

#

Après leurs courses et cette rencontre des plus étranges, Madeleine décida de faire une pause. Il restait du temps avant l’heure du rendez-vous. Les filles et leur fidèle Carpette furent partantes pour grignoter quelques crêpes. Mais plus l’heure de cette curieuse entrevue approchait, plus Madeleine sentait un nœud se nouer dans ses tripes. Elle essayait de le cacher, mais Suzy qui captait tout ne fut pas dupe.

— T’as pas faim Maman ? C’est ce que la fermière t’a dit qui te perturbe ? C’est dommage. Elles sont vachement bonnes, ces crêpes…

— Oui, surtout celles avec de la crème Gentilly, enchaîna Sarah.

D’ordinaire, Madeleine aurait relevé pour corriger l’erreur de sa fille. Mais là, elle était trop absorbée. Qu’allait bien pouvoir lui raconter cette inconnue ?

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Elle poireautait dans le seul café du coin depuis une demi-heure déjà. Elle avait demandé aux filles de patienter dans la voiture garée juste devant. Son choix de table près de la vitrine lui permettait de garder un œil sur sa tribu sans avoir à la mêler aux révélations qui pourraient lui être faites.

Elle avait assez attendu. Presque soulagée, elle prit la décision de rejoindre ses enfants, quand subitement, un pompier se présenta au comptoir.

— La Monique, pliée en deux ?

— Incapable de bouger, j’te dis. On pense que c’est un lumbago.

— Une femme si vaillante, la robustesse incarnée... Ça lui a pris comme ça ?

— Oui, à la fin du marché. Ses voisins l’ont vu danser la gigue, et puis elle s’est contorsionnée et s’est retrouvée le cul en l’air, la tête dans une cagette de citrouilles…

Madeleine les interrompit :

— Excusez-moi, j’ai entendu votre conversation… J’ai parlé tout à l’heure à cette dame. Elle m’a donné rendez-vous ici. Mais…

— Eh beh ! Avant que la Monique fasse « salon de thé », va falloir la  déplier ! plaisanta le pompier.

— J’aimerais la contacter pour prendre de ses nouvelles. Elle s’adressait au cafetier : vous auriez ses coordonnées ?

— Pour sûr, té ! Et ma foi, chui désolé ! En trente-cinq ans de citrouilles, c’est ben la première fois que ça lui prend, à la Monique.

Madeleine remercia et rejoignit la voiture.

— Alors Maman, tu lui as parlé à la gentille dame ?

— Non ma chérie. Elle n’a pas pu venir. Il lui est arrivé… Quelque chose.

— Ah, c’était ça les pompiers ? interrogea Suzy.

— Oui.

Madeleine était visiblement troublée.

— Ça va Maman ?

— Oui oui. C’est juste que… Je sais pas.

Carpette s'avança pour lui faire un câlin. Elle, elle savait.

 

 

5- Halloween

 

Madeleine et les filles avaient fini d’installer les toiles d’araignées factices entre les meubles patinés de la salle à manger. On avait disposé de petites courges rigolotes au centre de la longue table, entre les chandeliers. Des cucurbitacées évidées aux expressions menaçantes illuminaient les deux bahuts. On en avait aussi placé une sur les marches d’escalier, à l’extérieur. Carpette attaquait maintenant la créature orange pour se donner une contenance.

Il était temps pour Suzy de déverser les bonbons dents de vampire et têtes de mort dans un saladier. Ni vue ni connue, elle en avait chipé un dans la foulée. Et hop une petite gomme au réglisse qui glisse au fond du gosier !

Sa mère était aux fourneaux. Le velouté mijotait. Une bonne odeur de citrouille chaude se diffusait dans le manoir. Elle faisait maintenant griller les graines de courges avec un peu de sel. Ce serait parfait sur la salade verte.

— On a quoi en dessert ? demanda Suzy.

— Un délicieux fondant potiron-chocolat !

— T’as fait un dessert à la citrouille ? Pouah… Quelle horreur.

— Tu n’as jamais essayé, alors ne commence pas !

— Ah, ça me dégoûte… Heureusement qu’on a pris des bonbecs !

— Oui, et ben tu vas te calmer sur les friandises. Tu crois que je t’ai pas vu en piquer tout à l’heure ? Où est ta petite sœur, d’ailleurs ?

— Elle était pas avec toi ?

— Tu vois bien que non !

C’était bizarre. D’habitude, en bonne goulue qui aimait coller ses doigts partout dans les plats, Sarah ne la lâchait pas.

— Attends Maman, j’ai une idée…

Suzy se plaça dans le hall d’entrée, les mains en porte-voix.

— Sarah, je vais bouffer tous les bonbons, alors tu ferais bien de te grouiller !

Madeleine se joignit à sa fille :

— Oui ma chérie, à table ! Le dîner est prêt !

Il n’y eut pas la moindre réponse.

— Écoute ma Grande… Nous en attendant, on va s’installer. Elle va certainement arriver. 

— Je suis sûre qu’elle est encore fourrée avec cette poupée, dit Suzy, en étalant une serviette en coton brodé sur ses genoux.

Et tandis que Madeleine déposait la soupière au centre de la table, Carpette vint se ramasser à ses pieds, tremblante comme une feuille.

— Qu’est-ce qui t’arrive, ma fifille ? s’inquiéta Suzy.

La chaise prévue pour Sarah crissa sur le parquet. Une petite masse semblait s’y hisser.

— Rosalynde a faim !

Madeleine ne reconnut pas cette voix.

Soudain, toutes les bougies s’éteignirent. Deux flammes rouges prirent alors le relais.

Ainsi font, font, font / Les petites marionnettes,

D’un seul bond, Carpette bondit sur la serviette de Suzy.

— Sarah, arrête ! T’es vraiment pas drôle, articula l’aînée, horrifiée.

Madeleine s’extrayait déjà de sa torpeur. Déterminée, elle mit la main sur un briquet. À l’aveugle, elle ralluma une chandelle.

Puis elle se pencha : sous la table, de maigrichonnes jambes de chiffon pendaient dans le vide. Il n’y avait rien d’autre. Personne.  

— Ce n’est pas ta petite sœur…

Ainsi font, font, font / Les petites marionnettes,

Les citrouilles grimacèrent. De nouveau, le bois de la chaise hurla. 

Ainsi font, font, font / Les petites marionnettes,

Un petit rire maléfique résonna dans toute la maisonnée.

Ainsi font, font, font / Trois p’tits tours et puis s’en vont.

 

 

6- L’énigme

 

Cela faisait plusieurs semaines maintenant que Sarah avait disparu. Bien sûr, mère et fille n’avaient pu raconter cette partie de l’histoire aux enquêteurs.

Depuis, tout semblait irréel. Madeleine était anéantie. Elle ne pouvait plus travailler. Pourquoi n’avait-elle pas écouté les avertissements de sa grande fille et de sa fidèle Carpette ? Elle s’en voulait d’avoir accepté que Sarah s’isole avec cette poupée tout droit venue des enfers… Elle s’en voulait mortellement. Et alors qu’elle se maudissait, et qu’elle maudissait aussi cette vieille tante et son manoir sortis de nulle part, elle reçut un mail anonyme :

« Je vous en conjure. Détruisez Rosalynde. »

Ainsi, elle avait tout essayé. En commençant par la jeter contre un mur. Puis, en l’aspergeant de déboucheur sanitaire à l’acide. Ensuite, elle l’avait brûlée. Et finalement, enterrée. Rien n’y faisait. Le lendemain, la poupée la fixait toujours, impeccable sur son siège à bascule.

Les recherches continuaient, sans résultat. On interrogeait des suspects, en vain. Madeleine dépérissait. Surtout que, depuis les évènements, Suzy refusait catégoriquement de lui parler.

La petite chienne aussi semblait déconnectée. Elle ne mangeait presque rien et ne demandait plus à sortir pour faire ses besoins. Amorphe, elle occupait le lit de Sarah.

Cette baraque était devenue une prison, et Rosalynde, leur geôlière. S’éloigner du domaine, même pour faire des courses au marché, relevait de la torture. Madeleine espérait toujours le retour de sa progéniture.

 La poupée le savait. Ainsi, cette dernière n’avait-elle pas eu besoin d’ensorceler les grandes portes sculptées de la demeure. Cette famille était à sa merci. Elle pourrait en tourmenter les membres aussi longtemps que cela l’amuserait. Tranquillement, mais sûrement, elle puisait leur énergie vitale.

Madeleine, à bout de nerfs, décida de faire irruption dans la chambre devant le fauteuil à bascule.

— Qu’est-ce que tu veux de nous ? hurla-t-elle en secouant la poupée. Mais parle ! Tu parlais bien quand tu as fait disparaitre Sarah ! Alors, dis-moi où est ma fille, bordel !

— Maman, laisse tomber. Suzy lui adressait un mot, enfin… Je sais ce qu’elle en a fait.

— Où est-ce qu’elle est ? Où est ta petite sœur ?

Tout comme Rosalynde l’avait fait à leur arrivée, sa fille pointa l’angle de la chambre.

Madeleine échappa un rire nerveux. Avec tout ça, elle en avait oublié l’étrange bouton de porte.

 

 

7- Les bois

 

Depuis la disparition de sa sœur, Suzy faisait un cauchemar récurrent. Un peu comme Alice au Pays des Merveilles, elle franchissait une petite porte, pour ensuite ramper dans un tunnel humide… C’est ce qu’elle expliquait à sa mère dans la voiture, au retour du village.

— Mince, on a oublié d’acheter des champignons, s’interrompit Suzy.

— Je m’en fous… Continue.

— Ben, mon rêve se termine là. Je vois pas ce qu’il y a après ce tunnel pourri… Bon, bref. Et si on s’arrêtait à la forêt pour voir si on en trouve ?

— Si on trouve quoi ?

— Ben des chanterelles !

— Je sais pas, ma grande… J’ai peur que l’autre se venge de ne pas nous voir revenir…

— Qu’est-ce tu veux qu’elle nous fasse ?

— T’embarquer, embarquer Carpette…

— Mais non. Elle peut pas.

Même si elle n’avait envie de rien, au fond, Madeleine était soulagée que sa fille veuille communiquer à nouveau. Les rôles s’étaient même inversés. Suzy prenait soin d’elle comme une mère depuis qu’elle l’avait vu péter les plombs et s’acharner sur la poupée.

Mais elles étaient bien avancées… Selon sa fille, cette maudite créature aurait coincé Sarah dans cette espèce de corridor. Pour quoi faire ? Il n’y avait pas de réponse. C’était tellement absurde. Elle se gardait bien de le dire à son aînée, de peur qu’elle ne lui adresse plus jamais la parole.

Suzy insista pour ne pas rentrer au manoir tout de suite. Elle avait besoin de s’aérer l’esprit, de sortir de cet étau de vieilles pierres contrôlées par Rosalynde.

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Rien ne les empêcha de garer la voiture à l’orée de la forêt. L’adolescente sortit et se pencha dans le coffre pour s’emparer d’un panier en osier.

— Tu viens pas Maman ?

— Non, je préfère t’attendre dans la voiture avec Carpette. On sait jamais…

— Arrête de psychoter ! Tu vois bien qui se passe rien !

— Évite de te perdre, c’est tout ce que je te demande.

— T’inquiète...

— Traîne pas trop, quand même.

— Je t’ai dit de pas t’en faire !

Sa fille avait peut-être raison. 

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Suzy appréciait ce moment en solitaire. Ça faisait un sacré bout de temps qu’elle l’espérait. En fait, depuis que l’autre flippante de « Rose-machin » avait fait irruption dans leur vie…

Dans les bois, elle débusqua une grande branche de pin qu’elle transforma en bâton. Elle avait vu son paternel à l’œuvre. Ça permettait de dégager les feuilles et de mettre la main plus facilement sur l’objet de sa quête. C’était une activité qu’elle avait adoré partager avec lui, ramasser des champignons. Elle savait identifier le pet-de-loup, le bolet, le mousseron, la trompette de la mort, la chanterelle… Et bien sûr, les amanites.

Elle se souvenait des joyeuses parties de cueillette où son paternel laissait les portes de la voiture grandes ouvertes afin que le poste de radiocassette entonne du Nicolas de Angelis, son compositeur favori à lui. Alors, tout devenait magique. Ce père d’ordinaire si sévère, sérieux, devenait plus joyeux. Chacun s’équipait d’un sac et l’on se dispersait « sans perdre le contact visuel », une de ses fameuses expressions militaires. C’était chouette. Dans la forêt, l’émerveillement était permanent. Une fois, Suzy et sa sœur avaient surpris tout un groupe de rainettes bondissant dans la boue. Elle se rappelait de Sarah qui sautait comme une puce dans les flaques avec ses bottes rouges. Elle voulait toutes les attraper pour leur faire des bisous. Sur le coup, Suzy avait trouvé ça parfaitement répugnant. Maintenant, elle aurait donné n’importe quoi pour la voir embrasser une de ces bestioles…

Elle en était là de ses souvenirs quand soudain, un hurlement d’animal retentit, atroce. À l’instinct, elle suivit le son à grandes enjambées à travers troncs et buissons…

Elle découvrit un loup gigantesque, digne d’un cauchemar d’enfant, la patte prise dans une mâchoire d’acier, tandis qu’un autre lui léchait les plaies comme pour amoindrir sa douleur.

Sans se poser de questions, Suzy utilisa son bâton pour écarter le piège meurtrier. Contre toute attente, le bois résista, et la patte percée fut libérée.

L’énorme loup grognait et bavait, en jetant des regards de mort.

— Éloigne-toi de moi, l’humaine !

Il parlait ! Heureusement que sa mère n’était pas là, pensa Suzy. Elle aurait disjoncté.

— On doit te soigner. Tu pisses le sang…

— Ne t’approche pas ! Regarde ce que tes congénères m’ont fait !

— D’accord, mais moi je viens de te sauver.

— Loup, calme-toi, intervint la louve qui le soulageait. Tu vois bien que cette petite n’en veut pas à ta peau !

— Tous les humains sont fourbes !

— Et ben pas moi ! Je vais chercher ma mère, elle va peut-être pouvoir nous aider…

— Jamais ! Je préfère mour…

— Loup, écoute l’humaine ! le coupa la louve en montrant les crocs.

— Je fais le plus vite que je peux ! lança Suzy.

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La gamine savait que dans ces cas-là, chaque minute comptait. Elle courut, courut encore, et surgit enfin devant le capot, hors d’haleine.

— Maman, j’ai besoin de toi !

— Quoi ? Ah j’en étais sûre. Qu’est-ce qui se passe ?

— Est-ce qu’il y a toujours la trousse de secours dans la voiture ?

Le sang de Madeleine ne fit qu’un tour.

— Mon Dieu… Tu es blessée ?

— Non. C’est pas pour moi… C’est pour une patte.

— Comment ça, une patte ? Une patte de quoi ?

— Une patte de… Bon, viens !

Madeleine devint folle.

— Rentre tout de suite dans cette voiture ! Sur-le-champ, tu  m’entends !

— Ça sert à rien de taper une crise ! C’est une urgence ! Alors tu viens avec la trousse, oui ou quoi ?

Suzy la devançait déjà. Madeleine se demandait ce qu’elle avait bien pu faire dans une vie antérieure pour mériter ça. Peu importe, une fois de plus, elle y était jusqu’au cou. Et il fallait qu’elle s’active, avant de ne récupérer que des morceaux de sa fille au fond des bois…

 

 

8- Les loups

 

Elle la retrouva en présence de deux cerbères à la fourrure d’argent. À bout de souffle, une Carpette hystérique sous le bras, elle s’empara du bâton de Suzy.

— Écarte-toi !

Celui qui était salement amoché retroussa les babines. Dans les airs, les pattes de la chienne mimèrent une nage frénétique.

— Non, pas tant que tu ne l’auras pas soigné !

— Mais enfin, ce sont des bêtes féroces, et je ne suis pas chirurgien !

— Fais ce que tu peux, c’est tout ce qu’on te demande !

Il saignait beaucoup.

Madeleine posa Carpette, qui se planqua illico derrière une vieille souche couverte de mousse.

Elle scruta le fond de l’œil de l’animal. Il n’était plus hostile, juste épuisé. Elle décida de dépasser ses peurs primaires et se pencha sur sa blessure. La femelle se tenait à l’écart. Très bien.

Rien ne semblait cassé. Mais il y avait hémorragie. Elle compressa les plaies avec des bandages. Malgré cela, le fluide traversait.

— Ah, si j’avais un produit, une préparation qui stoppe l’écoulement… Des plantes, je sais pas…

— Dans ce cas, nous devons trouver Scuriolus.

— C’est moi ou cette louve parle ? échappa Madeleine.

— Bon, on s’en fout Maman ! Qui c’est ce Scuriolus ?

— Le Gardien des Réserves. Je vais te conduire jusqu’à lui.

— Hors de question ! Je ne vais pas laisser mon enfant avec un loup en plein bois !

— Je te comprends, l’humaine. J’ai des petits moi aussi…

— Écoute Maman, s’ils voulaient nous bouffer, ils l’auraient déjà fait !

Carpette avait observé toute la scène depuis la souche. Le risque qu’elle se fasse croquer semblait écarté. Elle décida de pactiser avec son ancêtre, en rampant tout de même… Le prédateur la sentit et bien qu’amoindri, lui confirma sa position de mâle alpha. D’instinct, elle obliqua la tête en couinant, soumise. Lui présentant sa carotide, elle avança ainsi jusqu’à sa gueule. Il se détourna. Carpette pouvait rester. Elle s’aplatit alors devant lui, le museau entre les pattes avant. Si cela pouvait suffire à rassurer sa maîtresse…

— Bon alors ? s’impatienta Suzy.

Madeleine se détendit un peu.

— Au point où on en est…

Le temps pressait. Déjà, sa fille et la louve s’élançaient à travers la forêt…

 

 

9- Saïmani

 

Hissée sur la pointe des pieds, Rosalynde scrutait la route depuis la fenêtre de sa chambre. Le véhicule ne revenait pas. Elle était furieuse. D’habitude, ça ne leur prenait pas autant de temps de se fournir en victuailles ! Elles allaient le payer cher…

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Ce que la poupée ignorait, c’est que ses souffre-douleurs s’étaient rendus dans une forêt enchantée. On pouvait certes y rentrer, mais on ne pouvait la quitter. Protégée par un sort puissant, on n’y retrouvait jamais la dépouille des rares chasseurs qui s’y aventuraient. Reliés par un savant réseau de racines et de branches, ses arbres communiquaient avec chaque entité, qu’elle soit animale, végétale ou minérale… Ainsi, l’esprit de la forêt était-il aussitôt alerté du moindre intrus aux intentions égoïstes. Alors, ce paysage grouillant de bêtes fauves se transformait en dédale inextricable. On finissait dévoré et englouti par la mousse, jusque dans les profondeurs de la terre. 

Rosalynde n’avait donc aucune emprise sur cet endroit. D’ailleurs, elle ignorait même jusqu’à son existence. Sur la carte de sa pensée, ce lieu était l’égal d’un trou noir. De toute façon, elle n'aurait pu s'y rendre, liée au manoir par un terrible secret et ce bouton de porte, derrière laquelle était coincée Sarah. Mais pas seulement…

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Bouquette de Rostang avait eu un grand-père archéologue. Ce fut au début du XXe siècle, alors qu’il rentrait d’une expédition depuis l’ancienne Sumer, à l’extrême sud de la Mésopotamie (l’Irak d’aujourd’hui), que Germain de Rostang en rapporta un certain pendentif.

Sur place, il mit au jour une tombe sommaire et isolée non loin de l’antique cité d’Uruk. Une enfant était enterrée là depuis des millénaires.

Ce qui l’avait d’abord interpellé, ce furent ses petites mains crispées dans l’air. La vision était terrible. L’avait-on sacrifiée ? De toutes ses découvertes, il n’avait assisté à pareille expression de détresse.

Après réflexion, il conclut qu’il s’agissait plutôt d’un crime sans relation avec le moindre rite. D’abord, parce qu’il n’y avait pas d’autres dépouilles autour. De plus, selon les travaux d’un collègue britannique, les sacrifiés étaient drogués pour amoindrir leurs souffrances. Ils buvaient dans une coupe et s’allongeaient, sereins, pour accompagner leur souverain dans l’autre monde. Ce n’était pas le cas ici. La petite avait farouchement résisté.

Sur son corps momifié, il repéra un objet aux reflets mystérieux qui semblait l’appeler. Délicatement, il le détacha de son cou fragile.

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À son retour en France, Germain de Rostang décida d’enfouir l’artefact au cœur d’une charmante poupée de porcelaine, dénichée dans une boutique aux couleurs de guimauve.

Il eut à peine le temps de confier le jouet et ses notes à son aîné (le père de Bouquette), qu’il disparût d’une maladie mystérieuse et foudroyante. Alors, tout resta sagement entreposé dans un coffre au fond du grenier.

Jusqu’au jour où Bouquette eut deux ans, son père ignora la poupée. Il ne l’avait pas aussitôt extirpée de la malle pour en faire cadeau à son « petit trésor », qu’un phénomène des plus épouvantables se produisit… Au contact de l’objet, ses mains et le reste de son corps se muèrent en sable.

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L’enfant de Sumer s’appelait Saïmani et naquit fille d’orfèvre, cinq mille ans auparavant. C’était une magnifique petite aux longues boucles brunes, pleine de vie, qui réveilla chez un ami de son père un dangereux penchant.

Un jour, peu avant ses six ans, alors que la ville fêtait la déesse Inanna, il l’entraîna dans le désert, l’étrangla et l’enterra à l’écart de la cité pour que jamais personne ne la retrouvât.

La petite Saïmani ne comprit que trop tard ce qu’il lui arrivât. Au cours des siècles, puis des millénaires, son âme se remplit de colère. À l’ouverture de sa tombe, toute cette rage se glissa dans l’artefact. Alors, Saïmani se transforma en Rosalynde. À l’origine, si joyeuse et délicieuse, elle devint parfaitement odieuse et vicieuse. C’était un état qu’elle ne contrôlait pas. Tout ce qu’elle voulait, c’est qu’on retrouvât le coupable de son trépas.

Ainsi, avait-elle créé cette porte magique qui donnait directement sur cette époque de Sumer. Elle-même ne pouvait l’emprunter. C’est la raison pour laquelle elle y envoya Sarah. Mais aussi avant elle, Gaspard, l’héritier de Rostang alors qu’il n’avait que huit ans. C’est ce qu’avait voulu confier à Madeleine, Madame Monique, la fermière, avant son mystérieux blocage de l’arrière-train.

Mais pourquoi s’en prendre à des bambins ?

Parce que selon Saïmani-Rosalynde, seul un enfant pourrait comprendre son calvaire. Et peut-être, confondre celui qui l’avait plongée en Enfer…

 

 

10- Scuriolus

 

La louve avait fini par charger Suzy sur son dos. Ainsi pouvaient-elles se faufiler plus rapidement à travers les fourrés.

Après avoir traversé une grande partie de la forêt, le fauve s’arrêta au pied d’un chêne plusieurs fois centenaire et aboya.

D’un creux du large tronc émergea une petite tête rousse. Scuriolus, Gardien des Réserves, apparut la queue en panache, splendide.

— Louve, qu’est-ce qu’il te prend de hurler comme un putois ? Je suis très occupé comme tu sais !

— Loup est gravement blessé. Il est tombé dans un piège… 

— Purin de pétrin !

— Nous avons besoin d’une herbe qui lui empêche de perdre tout son sang, enchaîna Suzy.

— Que fait cette humaine avec toi ?

— La forêt l’a acceptée. C’est la preuve qu’elle veut nous aider.

— Soit. Je classerai mes noisettes et mes pignes de pin plus tard… Laissez-moi mettre la main sur…

Il s’en retourna vite fait dans son nid.

— Ah ! La voilà, L’Achillée millefeuille… Très utile pour stopper l’hémorragie.

— Du temps qu’on y est, intervint Suzy, vous avez pas aussi une herbe pour faire fuir les démons ?

Louve la dévisagea.

— L’humaine, tu sais que tu devras me payer ce service en champignons ?

— J’en ai ramassé, mais ils sont restés là-bas dans mon panier. Promis, je vous les donnerai tous !

— Soit. J’ai ce qu’il te faut. Un instant… L’Herbe aux Sorcières, la verveine des Anciens, cueillie dans la clairière d’un bois vers le…

— Embarque ta besace, Gardien ! le coupa Louve. Tu nous raconteras la suite sur le chemin du retour. Grimpez maintenant, et accrochez-vous !

Tandis que Suzy enfourchait l’échine du molosse, Scuriolus lui agrippa la crinière, hissé sur ses pattes arrière. Pendant la cavalcade, ses mots glissaient sur le vent :

— … L’Herbe aux Sorcières doit être cueillie dans la clairière d’un bois vers le lever de la constellation du Chien, sans être vue de la Lune et du Soleil… La cueillette doit s’effectuer de la patte gauche… Puis une fois arrachée, on brandit la plante vers le ciel. Ce n’est qu’une fois séchée à l’ombre, gorgée de son plein potentiel que la magie opère. Ses effets sont très puissants contre les esprits malfaisants…

#

L’équipée débarqua enfin.

Sur place, Loup gisait gémissant, tandis que Madeleine, secondée par Carpette, maintenait fermement ses pansements.

Scuriolus prit rapidement le relais. Il fit des incantations, apposa sur les blessures un mélange de miel et de fleurs de Millefeuille.

Le sang stoppa son flux, englué dans cette mixture cicatrisante.

— Voilà. Tu retrouveras bientôt patte neuve.

— Tu es venu à temps, Gardien des Réserves, reconnut Loup.

Tous l’entourèrent pour lui donner un peu de chaleur. Il s’apaisa enfin.

Louve en profita pour questionner Suzy sur le démon qu’elle avait évoqué plus tôt. La jeune fille entama son récit à propos de Rosalynde. Elle décrivit la déchirante disparition de sa petite sœur.

— Ce n’est pas la première fois, admit la louve. Nos ancêtres nous ont raconté ce qu’ils virent à l’orée du bois, il y a longtemps. Les humains avaient organisé une battue. Un petit avait disparu… Ils criaient : Gaspard, Gaspard, où es-tu ?

Madeleine fut saisie.

— Mais oui, Gaspard, le fils de Bouquette ! Je l’ai croisé lors d’une fête de Noël au Manoir. C’est de ça dont voulait me parler la vendeuse de citrouilles… Mes parents m’ont toujours caché ce secret de famille. Sans doute pour ne pas m’effrayer. Maintenant, je comprends tout !

— Maman, il va bientôt faire nuit. Qu’est-ce qu’on fait ? J’ai tellement pas envie de rentrer…

— Je vous raccompagne, intervint Scuriolus. Et je vous aiderai avec cette satanée créature.

Louve remercia Madeleine : 

— Nous n’oublierons pas. Parole de loup.

 

 

11- L’affrontement

 

Rosalynde avait guetté leur arrivée toute la journée. La gamine revenait un panier à la main. La mère portait ses paquets et son chien. Très bien. Il faudrait les effrayer une bonne fois pour toutes. Que ça ne se reproduise pas.

Dès qu’elle entendit la lourde porte d’entrée grincer, elle décida de se cacher.

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— Petite… Tiens-toi prête, chuchota Scuriolus du fond du panier. Je sens que nous allons nous confronter à une force phénoménale. S’adressant à Madeleine : vous feriez mieux de rester dehors. Il va y avoir de la haute voltige, et en tant qu’écureuil, je sais de quoi je parle…

Nos deux compères s’engouffraient déjà dans la noirceur.

— Prends un rameau de verveine, murmura Scuriolus à Suzy, en haut des escaliers de bois. Une fois à l’intérieur de la pièce, tiens-toi debout face au démon. Je te soufflerai des conjurations. Tu n’auras qu’à les répéter.

Flageolante, Suzy franchit le seuil de la chambre. La couverture de satin du petit lit luisait sous les rayons d’un soleil déclinant. Il régnait dans cette pièce d’enfant une atmosphère particulière. Les poussières virevoltantes se nimbaient de lumière, scintillantes.

Elle figea son regard au niveau du fauteuil, baigné dans un rayon d’éclat. Mais la « possédée » n’était pas là.

— Qu’est-ce que je fais ? souffla Suzy.

— Répète après moi : Ferfaen-Verbena, herbe puissante, chasse les frissons qu’occasionne le démon.

Suzy s’exécuta. Quand soudain…

— Attention !

Un voile de coton rose s’élança sur elle depuis le haut de l’armoire. La jeune fille ne put éviter d’être mordue à la main. La poupée s’acharnait pour qu’elle lâche son rameau de verveine.

Scuriolus se propulsa sur l’anse du panier, les pattes écartées, et   s’époumona :

Ferfaen-Verbena, herbe puissante, absorbe son courroux et délivre cette maison de son joug !

Rosalynde fut projetée contre un des murs, aimantée par le manoir.

Ferfaen-Verbena, herbe puissante, ramène les enfants qu’elle garde en son antre !

Mais la poupée parvint à s’extraire de la tapisserie. Elle y laissa quelques touffes rousses. Cette fois elle prit le parti de faire taire l’écureuil.

C’est alors que surgit une énorme créature aux babines écumantes, retroussées sur des crocs acérés. De toute sa puissance retrouvée, Loup s’élança droit sur la poupée.

Malgré la surprise, la petite démone se débattit. Or la mâchoire du canidé était la plus forte. De la mousse et des lambeaux furent projetés avec rage dans les airs.

Un moment, la poupée défigurée sembla inerte sur le parquet. 

Que nenni ! Reprise de vigueur, elle grimpa à la vitesse de l’éclair sur une étagère. Telle une chauve-souris, elle visa encore Suzy.

Elle n’atteindra pas sa cible. Dans son vol, Louve l’intercepta. Elle la plaqua au sol d’une patte et lui arracha la tête sans pitié.

Le pendentif s’éjecta et roula. Scuriolus le récupéra.

— C’est là-dedans que réside cette âme torturée. Nous devons la renvoyer dans…

Il n’avait pas fini sa phrase, que le petit bouton de porte se mit à tourner. Le passage s’ouvrit sur un beau visage d’homme chauve, souligné d’une barbe d’or. Sa peau basanée contrastait avec d’immenses yeux perçants.

— Je suis Gaspard de Rostang.

Derrière lui, un autre individu… Suzy reconnut son père sur l’instant. Il tenait la main de Sarah, enroulée dans un kanakès couvert de sable…

 

 

12- Le passage

 

— Romain… 

Madeleine n’y croyait pas. Son mari, sa petite fille… Et même son cousin. Ils étaient bien là, devant elle…

Les larmes coulaient. Carpette bondissait. Suzy ne pouvait plus s’arrêter d’embrasser les mains potelées de Sarah.

#

Scuriolus et les loups avaient souhaité partager ce moment hors du temps avec eux. Épuisés, mais soulagés, tous s’installèrent devant la cheminée de la salle principale. Romain et Gaspard firent un feu. Il était temps pour l’époux de Madeleine de raconter son histoire.

#

Tout avait commencé le 24 février 1991. Le général Janvier donna l’ordre d’attaquer. L’offensive terrestre contre les forces irakiennes, dite Sabre du Désert, débuta à 7 heures du matin.

Romain et ses commandos devaient se rendre jusqu’à un village, afin que celui-ci soit fouillé pour éviter le moindre piège.

À 13h30, l’ensemble du site était sous contrôle. C’est à 16 heures, alors qu’ils avaient pénétré dans le fort d’As Salman, une ancienne prison, qu’une première explosion de mines se fit entendre. Sous le choc, Romain sauta dans une cavité.

Plus profonde que ce qu’il avait imaginé, il atterrit mal, et se blessa au pied. Incapable de rejoindre la surface depuis le fond de ce puits, il entendit le son étouffé d’une seconde déflagration, suivie de hurlements. Des débris s’écroulaient sur lui. Des gars devaient être blessés ; peut-être morts. Il fallait sortir de là, absolument.

Il alluma sa lampe coudée. En rampant, il découvrit une trappe. En fait non, c’était une porte. Avec un bouton à l’ancienne, comme on en trouvait dans les vieilles demeures françaises ! Il délirait. En plein cœur de l’Irak… C’était impossible. Son conditionnement d’officier reprit le dessus. Il tourna la poignée.

Très vite, le boyau qu’il avait emprunté s’agrandit. Il put se mettre debout un moment, grâce à une pièce de bois trouvée là, mais cette douleur lancinante à la cheville l’empêchait d’avancer à un rythme normal. Il aurait pu serrer les dents encore un peu, mais s’offrit devant lui l’architecture grandiose d’une caverne.

Stockées contre ses parois, des centaines de tablettes d’argile aux inscriptions inconnues. Une écriture primitive ? Elles n’avaient pas été détruites par les bombardements ni par le poids des tanks… Cela indiquait qu’il était à une profondeur conséquente. Ou qu’aucun pillage n’avait encore eu lieu ici. Ce qui semblait improbable…

En s’approchant de l’une des tablettes, il constata que l’argile était encore tiède : elle venait d’être chauffée par le soleil, ou dans un four… Il y avait donc une sortie ! Quelqu’un peut-être ?

Avant d’aller plus avant, il décida de s’étendre un peu. Pas longtemps. Juste, quelques minutes… Mais la fatigue et sa blessure le firent sombrer dans un nouveau puits. Plusieurs heures s’écoulèrent. Il finit par ouvrir péniblement les yeux.

Un homme chauve, affublé d’une jupe à six volants imitant des plumes, le scrutait…

#

L’assistance était pendue à ses lèvres. Mais Romain s’arrêta net. Il voulait que Gaspard le relaie dans le récit de leurs aventures.

Il fallait maintenant remonter encore trente-deux ans plus tôt…

#

Rosalynde venait de le coincer derrière la fameuse petite porte. Dans le couloir temporel qui le séparait du Manoir, les résidus de l’âme de Saïmani lui intimèrent de retrouver son assassin et d’en informer son père pétri de chagrin.

Ainsi, le jeune Gaspard comprit-il très vite que son salut dépendrait de la réussite de sa mission.  Le cousin de Madeleine se retrouva donc projeté en l’an -3500 av. J.-C., en ancienne Sumer, époque de Saïmani.

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Errant, l’enfant blond attira l’attention d’un couple de la grande Uruk, première cité du monde. Il s’agissait de marchands d’étoffes qui, privés de descendance, le recueillirent sur la route commerciale.

À cette époque, la ville, dominée par une acropole aux édifices imposants, couvrait 550 hectares d’habitations, ateliers et entrepôts. Ses remparts, qui s’étalaient sur 9,5 km, possédaient 900 tours. Un paradis pour ce jeune garçon déraciné, qui adorait écumer le lacis de voies et de ruelles qui reliaient les bâtisses entre elles.

Toujours en vadrouille, il fut prompt à assimiler la langue et les coutumes de la cité. Ainsi, pouvait-il guetter le moindre indice qui l’aiguillerait sur le sort de la fillette assassinée.

Il entendit parler de ce pauvre père qui priait chaque jour Anu le dieu du Ciel et la déesse Inanna pour qu’ils l’aident à retrouver sa fille chérie. Sa femme était morte en couche. Il n’avait plus rien. Sauf un dernier ami à l’œil corrompu qui lui serrait le bras. 

Trois décennies passèrent, plusieurs enfants disparurent. Par sa fortune et certains arrangements, l’autre s’en sortait toujours.

Et puis, un jour où Gaspard fouillait vers la grotte qui l’avait accueilli, Sarah avait surgi.

La petite lui expliqua qu’elle venait d’une grande maison où sa maman et sa sœur l’attendaient. Il lui demanda le prénom de cette mère qu’elle réclamait tant, et lorsqu’elle prononça celui de Madeleine, il comprit. Elle lui parla de Rosalynde, sa poupée chérie. Il en déduisit que Sarah aussi était sa prisonnière.   

Ainsi l’avait-il prise sous son aile. Son apparence exotique rappela à l’homme ce qu’il avait dû évoquer à ses parents adoptifs. Dans Uruk, elle ne passerait pas inaperçue.

Avec l’aide de ses proches, il la cacha du mieux qu’il put. Mais dans ce quartier aux places et aux rues marchandes, la nouvelle s’épancha comme un jour de déluge.

Lors d’une énième journée de recherches dans les étendues de sable sur les traces de Saïmani, Gaspard décida de se reposer dans sa grotte.

Encore, il découvrit quelqu’un. Il s’agissait d’un homme à la tenue atypique qui lui fit penser qu’il venait aussi d’une autre époque. Il le secourut de galettes. Le fit boire dans une outre en peau.

Toute la nuit, dans cette alcôve à l’abri du temps, des démons et des hommes, ils se racontèrent. Lorsque Romain sut que sa petite Sarah était là, il voulut la rejoindre sur-le-champ. Gaspard le lui déconseilla. Ici, l’étranger serait pris pour ennemi. Il valait mieux élaborer un plan pour confondre l’assassin d’enfants.

Vint le jour où l’homme à l’œil plein de vice, toujours en quête d’une proie frêle, commit une erreur. Ignorant qu’il était épié par un père, qui plus est, formé à l’exercice militaire, il entraîna Sarah dans le désert.

Les astres se réorganisèrent. Son nouveau sort, ils approuvèrent.

Le pervers fut piégé, obligé de reconnaître chaque sépulture… Puis livré à des âmes en colère.

La sentence ? Elle fut exemplaire. Le peuple de Sumer et l’Euphrate pourraient vous parler de son corps lesté de pierres…

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Ainsi, grâce à ses nouveaux amis, Gaspard put-il démasquer le meurtrier de Saïmani, enfant d’un autre temps, et indiquer à son vieux père le lieu de ses derniers instants.

 

 

Epilogue

 

Entre les pattes de Scuriolus, le pendentif vira à l’écarlate.

C’était un cœur, et il pulsait.

Soudain, devant l’âtre, apparut un petit spectre.

D’une voix émue, Saïmani demanda :

— Est-ce qu’il existe vraiment cet endroit de l’Univers, celui où on pardonne toutes les misères ?

— Oui, répondit Madeleine. Tu peux le rejoindre, ma toute belle…

Sur ces mots, le bijou éclata en mille morceaux d’étoiles qui rejoignirent le ciel.

Rosalynde ne tourmenterait plus personne.

L’esprit d’une petite fille avait trouvé la paix.

 

  
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