Lecture d'un chapitre
5 « Les Contes d'Halloween »
5 « La nouvelle vie d'Irina »
Publié par Lunar Eclipse, le mardi 30 octobre 2018

D'après "La Belle au Bois Dormant"

 

 

Le petit ami qu'Irina avait depuis ses seize ans était le bon. C'était ce qu'elle avait cru. Ils s'étaient mariés la semaine qui suivait son vingt-quatrième anniversaire.

Et avaient divorcé quatre ans plus tard. Depuis, Irina se sentait perdue. Elle y repensait toujours, constamment. Elle avait dû retourner vivre chez ses parents, et réussi à reprendre un appartement seulement six mois auparavant.

Retrouver goût à la vie s'était avéré un véritable défi. Après une année de deuil au cours de laquelle elle avait alternativement pleuré, mangé en excès, et passé des heures le regard dans le vague, elle avait entrepris de faire un grand tri dans sa chambre d'enfants. Certes, ses jouets étaient déjà rangés dans des boites, perchées au sommet des armoires, mais il lui restait tous ses cours... Car Irina avait tout gardé depuis le lycée, par sentiment. Elle avait été très bonne élève, et ses notes auraient presque été parfaitement présentées sans les quelques sourires, cœurs, oiseaux et autres petits gribouillis débordants d'amour dessinés par son ex-mari, plus de dix ans auparavant. Elle avait alors récupéré toutes ses boites d'archives et avait tout jeté. Les cours de fac avaient subi un traitement identique, bien que ceux-ci soient dépourvus de ce genre d'ornements. Elle avait voulu poursuivre avec ses albums-photos, mais ses parents l'avaient convaincue de les enfermer plutôt dans les boites ainsi libérées. Si elle souhaitait un jour se replonger dans ses années d'adolescence et de jeune adulte, elle les aurait quelque part. Irina ne voyait pas à quel moment elle pourrait bien vouloir retourner le couteau dans la plaie, mais elle avait cédé.

Ensuite, elle s'était mise en quête d'un logement. Mais pas en ville, comme le précédent. En effet, elle réalisait qu'elle pouvait habiter davantage où elle souhaitait, et que la distance par rapport à son travail et le temps qu'elle mettait pour s'y rendre et en revenir ne regarderait qu'elle. Elle s'était un peu éloignée et avait dégoté une petite maison à louer : soixante mètres carrés, deux chambres, sur un terrain avec suffisamment de jardin pour accueillir confortablement une terrasse, un potager et quelques arbres fruitiers. Située dans une petite commune, près d'une forêt de pins, elle avait poursuivi sa reconstruction.

Quand elle ne travaillait pas, Irina aimait passer du temps dans cette forêt. Elle découvrait des sentiers menant à de jolies clairières bucoliques, et pouvait parfois croiser le chemin d'une biche ou d'un écureuil, ce qui la laissait en joie pour le reste de la journée.

Un matin d'automne, Irina parcourait des chemins inconnus, une carte de randonnée en mains. Elle avait obtenu plusieurs parcours à l'office de tourisme, et la chargée d'accueil lui avait très fortement recommandé celui-ci, au milieu duquel elle pourrait contempler une ruine. Irina en était maintenant très proche, mais la densité de la forêt ne faiblissait pas. Peut-être s'agissait-il d'une ruine tellement délabrée qu'elle se composait de seulement quelques pierres empilées les unes sur les autres, le tout sous un amas touffu de mousse et de lierre... Elle s'attarda, scrutant les broussailles. Rien. Elle s'éloigna du chemin, enjambant les fougères et accrochant son pantalon aux genévriers. Son avancée fut très vite interrompue : elle n'était pas équipée pour affronter une telle densité. Elle poursuivit alors sa ballade via le chemin indiqué par le plan, en se délectant du paysage, des odeurs et des bruits, mais sans croiser de ruine.

La semaine suivante, Irina décida de retenter sa chance. Elle revêtit un pantalon beaucoup plus solide, réimperméabilisa ses chaussures et son manteau et se munit d'un bâton. Elle avait envisagé une hachette et rapidement ri de sa bêtise. Après tout, elle n'était pas chez elle et n'avait certainement pas le droit de réduire en copeaux les arbustes et autres obstacles qui pouvaient entraver sa progression, d'autant plus hors des chemins. Elle parvint à s'enfoncer un peu plus dans le sous-bois et tomba à deux reprises sur des clairières. L'une d'elles possédait un cercle de champignons en son centre, ce qui ne manqua pas de l'intriguer. Elle prix cette étrangeté en photo et regagna le chemin principal. Elle ne trouva rien de plus ce jour-ci, et pourtant elle avait bien exploré la zone qui devait contenir la ruine. Finalement, peut-être que cette dernière était tellement... en ruines... qu'elle ne se composait que de quelques pierres éparses, masquées par l'abondante végétation et les feuilles jaunes qui avaient déjà commencé à recouvrir le sol.

Irina rentra donc chez elle, légèrement déçue. Le soir, elle s'installa devant son ordinateur pour imprimer la photo du cercle de champignons. Mais quand elle ouvrit le dossier concerné de son appareil, celle de la clairière n'y était pas. Ou plutôt si, mais sans le cercle. Très surprise, Irina chercha les raisons de cette disparition, mais aucune de plausible ne lui traversa l'esprit. Elle ne pouvait pas avoir rêvé, cette supposition ne tenait pas debout. Finalement, elle haussa les épaules, éteignit ses appareils et partit se préparer une tisane.

Irina ne retourna pas en forêt au cours des deux semaines qui suivirent. Elle avait pris froid, certainement au cours de sa dernière expédition. Pourtant, elle souhaitait vivement y retourner, non seulement pour le plaisir d'être en pleine nature, mais aussi pour celui de découvrir de petits trésors qu'elle cachait, à l'image des deux jolies clairières. Et puis, en cette saison, la multitude de couleurs offrait un aspect féerique et enchanteur qui ne la laissait pas indifférente. Quand elle fut suffisamment rétablie, elle reprit ses promenades.

Fin octobre, elle décida de retenter sa chance avec la ruine. Elle s'était de nouveau rendue à l'office de tourisme et avait signalé ne pas l'avoir trouvée. La chargée d'accueil l'avait tout d'abord regardée avec une légère incrédulité, en lui demandant si, éventuellement, elle ne s'était pas trompée de chemin. Après tout, la ruine était supposée se situer tout au bord du chemin, et rendue encore plus visible par l'abondance de graffitis qui la recouvrait. Irina s'était gratté la tête, remplie d'incompréhension. Finalement, elle admit la possibilité d'une erreur, bien qu'elle en doutât très fortement, et décida de parcourir à nouveau ce chemin le jour même.

Et il lui fallut se rendre à une première évidence : à aucun moment, elle n'avait fait fausse route. Elle s'arrêta exactement à l'endroit théorique où devaient s'élever les murs tagués et explora méticuleusement la zone, comme si son obstination pouvait causer l'apparition de l'objet de ses recherches. Enfin, sous l'amas de branches, de mousse et de fougères, elle distingua une pierre. Elle nettoya un peu autour et en mis à jour une deuxième à un pas, au bord du chemin. Pendant qu'elle essayait de trouver autre chose, un couple de promeneurs passa. Il s'arrêta à un mètre à peine d'Irina et ils levèrent les yeux.

– L'endroit est plutôt broussailleux pour un emplacement de ruines, ne trouvez-vous pas ? lança-t-elle pour les saluer avec un large sourire.

Aucune des deux personnes ne lui répondit ni ne manifesta même le moindre signe qu'ils avaient perçu un quelconque son. Le cœur d'Irina manqua un battement quand elle comprit qu'ils ne la voyaient et ne l'entendaient pas. Pourtant, ils étaient si près...

– Quel sacrilège, peinturlurer de la sorte un vestige si prestigieux, soupira l'homme, un quinquagénaire de taille moyenne à la calvitie prononcée, mais non dénué d'une certaine allure.

– Qu'en sais-tu, de son prestige, se moqua gentiment sa compagne, non moins raffinée.

– Je ne sais rien, j'imagine... Et ce que j'imagine est prestigieux, quelle que soit la valeur que l'on accorde à ce mot.

Irina se serrait volontiers attardée sur les paroles un brin poétiques de l'homme... si seulement il pouvait la voir. Mais non seulement lui et la femme qui lui tenait la main ne la remarquaient pas, mais ils semblaient voir la fameuse ruine. La jeune femme, debout légèrement en hauteur, agita ses bras en de grands signes. Mais ceux-ci n'attirèrent pas d'attention non plus. Finalement, les deux passants ne s'attardèrent pas et poursuivirent leur chemin.

Irina tremblait et suffoquait. Que lui était-il donc arrivé pour que tant d'étrangeté l'assaille au même moment. Péniblement, elle franchit les quatre petits pas la séparant du chemin et rentra chez elle le plus rapidement qu'elle pût. Elle ne savait pas ce qu'il s'était passé, mais c'était bien trop glauque pour elle. Elle continuerait ses promenades, mais prendrait soin d'éviter cet endroit.

Deux jours plus tard, la jeune femme choisit un autre itinéraire. Deux heures de marche plus tard, elle comprit qu'elle approchait du site de la ruine. Effectivement, le plan proposait une autre boucle à travers la forêt, en passant par l'endroit qu'elle s'était juré d'éviter. Cependant, elle doutait de ce qui s'était passé. Avait-elle réellement regardé au bon endroit ? Essayé de contacter le couple ? Plus elle y pensait, plus cet épisode lui paraissait nébuleux. Quand elle parvint à l'emplacement théorique de la ruine, Irina fut stupéfaite de constater qu'un grillage avait été posé. Elle n'avait pas eu l'intention de s'attarder, mais ce nouvel élément réveilla sa curiosité et elle s'en approcha.

Un élan de témérité des plus inhabituels la poussa à tenter son franchissement. Alors qu'elle posait les mains sur le fil pour tester la solidité de la clôture, celle-ci disparut. Sans un bruit, sans un effet lumineux quelconque, comme si elle n'avait été qu'une illusion. Désarçonnée, Irina suspendit son geste. Définitivement, quelque chose ne tournait pas rond. Pourtant, elle souhaitait vraiment avancer. Aussi, se décida-t-elle à continuer.

Elle s'enfonça dans le sous-bois, la densité des fougères la ralentissant beaucoup. Finalement, après un temps indéfini, elle aperçut un mur. Elle s'en voulut de ne pas être allée aussi loin, quand elle avait tenté d'avancer hors du chemin au cours d'une précédente randonnée. Au moins, était-elle parvenue à cette maudite ruine aujourd'hui. Elle se questionnait toujours sur ce que les deux promeneurs de l'avant-veille avaient pu voir ; une question qui resterait sans réponse et qu'il valait mieux laisser de côté. Elle s'approcha du mur de pierres et constata rapidement qu'il n'était qu'un morceau d'une bâtisse bien plus massive. D'ailleurs, on pouvait deviner sans peine de quelle construction il s'agissait : une maison. Peut-être même une très grande maison, voire un manoir, tant les murs montaient haut. Irina était sans voix. La hauteur, l'étendue, tout était imposant, impressionnant, intimidant même. Il se dégageait du bâtiment abandonné une sorte d'aura inquiétante, et la jeune femme hésita longuement avant de s'aventurer à l'intérieur.

Rien. La jeune femme se figea. Elle s'était attendue à un amas de pierres, de poutres de charpente pourries, et même de tessons et de débris variés. Mais il n'y avait tout simplement rien de tout cela. Le sol se composait d'une herbe rase parsemée de quelques fleurs : trèfles, pâquerettes et boutons-d'or principalement, plutôt incongrus en cette saison. Et au centre des murs, un pavé de granit.

Irina s'en approcha, résolue à ne plus être à une étrangeté près. Il lui arrivait à la taille. Elle en fit le tour à la recherche d'éventuelles inscriptions, mais n'en trouva aucune. Rien ne lui permit d'avoir une idée de la fonction de ce bloc massif ni à qui il pouvait appartenir. L'atmosphère inquiétante devint menaçante quand elle s'en trouva très proche. Irina décida qu'elle se faisait des idées et se pencha au-dessus de ce qu'elle s'imaginait être un caveau – bien qu'un tel emplacement pose question – et se figea. Le couvercle n'était pas en granit, mais en verre, ou tout du moins une matière transparente qui laissait voir l'intérieur : un corps allongé, les yeux fermés et les mains croisées sur le ventre. Irina ne hurla pas. Elle était au-delà de la frayeur, totalement tétanisée, mais aussi captivée. Ses yeux parcouraient la silhouette étendue dans ce qui se révéla finalement une tombe, celle d'un homme grand, solidement charpenté, d'un âge indéfinissable. La jeune femme voulut contourner le tombeau, mais ses pieds ne réagirent pas. Elle commença à paniquer et tomba en avant, se rattrapant à la tombe. Au contact des mains sur le couvercle, le corps jusqu'ici inerte s'anima : les yeux s'ouvrirent brutalement et les mains se décroisèrent, sous le regard horrifié de la promeneuse. Celle-ci parvint à arracher ses paumes et tomba en arrière, ses pieds refusant toujours de bouger. Mais il semblait que le mal état fait. Elle entendit le dessus de la tombe s'ouvrir dans un grand fracas, et une ombre en émergea. En la regardant, Irina eut l'impression qu'elle avait absorbé toute la chaleur du soleil et un grand froid s’immisça dans ses membres. De fines tiges de lierre émergèrent du sol et emprisonnèrent ses chevilles et ses poignets, l'immobilisant complètement. La forme de l'ombre se figea en celle d'une silhouette humaine plutôt imprécise. Irina était terrifiée, mais une part inconnue d'elle-même attendait de voir ce qui allait se passer avec l'apparition non sans une certaine... hâte... Terrifiée, mais aussi intriguée, et même curieuse.

– Pourquoi es-tu passée ? interrogea l'ombre d'une étrange voix, un son cristallin et agréable qui contrastait avec son apparence.

Irina ne parvint pas à répondre, rendue muette par la vision cauchemardesque qui la surplombait. Celle-ci commença à émettre une sorte de râle à glacer le sang et la jeune femme parvint à articuler quelques mots.

– Le... le... grillage... Il a disparu...

L'ombre s'approcha d'elle. C’en fut trop pour Irina, qui s'évanouit.

 

*

 

Irina se réveilla chez elle. Elle était dans son lit, l'écran de son réveil indiquait six heures trente-six. Étrangement, elle ne se souvenait pas s'être couchée, ce qui était aberrant bien sûr. Il fallait bien s'être glissée dans son lit pour s'y retrouver, à moins que ce fût quelqu'un d'autre qui l'y ait mise sans qu'elle s'en rende compte, hypothèse hautement improbable. Non, elle devait être tellement fatiguée la veille qu'elle s'était couchée le plus tôt possible, voilà tout. Elle se leva et entama ses rituels matinaux, toujours un peu nostalgique de l'époque où elle partageait ces moments avec son mari. Heureusement, cet état durait de moins en moins longtemps.

Elle s'interrompit en remarquant ses poignets, massivement griffés. Comment avait-elle pu se blesser à ce point ? Et surtout, ne pas s'en souvenir ? S'était-elle seulement désinfecté les plaies ? Certaines étaient plutôt profondes, pour de simples éraflures, et le fait qu'elles lui encerclent entièrement les deux poignets n'était pas ordinaire. S'était-elle prêtée à un jeu coquin avec un inconnu ? Non, cette supposition frôlait l'absurde. Quoique... elle pourrait aussi expliquer son réveil sans souvenir...

Dans le doute, Irina fit le tour des pièces de sa maison. Bien entendu, elle n'y trouva personne, ni même une quelconque trace d'une autre présence que la sienne. Cela ne la rassura pas, et elle termina de se préparer pour aller au travail... jusqu'à ce qu'elle remarque des plaies similaires à celles de ses poignets, mais autour de ses chevilles. Au-delà de la perplexité, elle partit dans sa salle de bain nettoyer les griffures et les dissimuler derrière des pansements, de hautes chaussettes et de longues manches.

La journée s'écoula sans autre particularité, de même que les suivantes. Les griffures cicatrisèrent, puis disparurent. Irina poursuivait ses promenades, mais son envie de trouver les ruines avait disparu. Elle s'en voulait même d'avoir espéré la croiser avec autant d’opiniâtreté, comme s'il s'était agi d'un caprice d'enfant.

  Trois mois passèrent ainsi. L'hiver s'installa. Irina appréciait le rythme de ses journées et de ses semaines. En revanche, les nuits n'étaient pas reposantes. La jeune femme était victime de terribles cauchemars qu'elle ne s'expliquait pas. Ils ne correspondaient pas aux difficultés qu'elle pouvait rencontrer ou à sa douloureuse séparation. Non, elle rêvait de monstres, de forêts sombres et de fantômes. Pourtant, elle ne regardait pas de films d'horreur, ne lisait pas de romans d'épouvante et n'écoutait pas d'histoires glauques. Elle se réveillait au moins une fois par nuit, en nage, le cœur battant la chamade et la peur au ventre. Ses cauchemars variaient dans leur déroulement, mais tous étaient terrifiants. Qu'il s'agisse d'une sorte de spectre la dominant de toute sa noirceur, de ronces s'enroulant autour de ses membres pour l'immobiliser au sol, ou d'une tombe dans laquelle un macchabée ouvrait des yeux laiteux en même temps que son cercueil, rien ne la laissait sereine et reposée.

Ses rituels, qu'il s'agisse de ceux du soir ou de ceux du matin, étaient passés de tranquilles et apaisants à angoissants. Elle avait bien essayé de se coucher plus tard, de diminuer ses heures de sommeil, de dormir la lumière allumée, mais toutes ces tentatives, et bien d'autres encore, n'avaient réussi qu'à réduire d'autant la qualité de son sommeil, et donc augmenter son épuisement en journée. Elle parvenait encore à garder le sourire sans se forcer passé le milieu de la matinée, mais elle sentait que ce n'était qu'une question de temps avant de perdre les pédales.

Un soir, au cœur de l'hiver, Irina se préparait à se coucher, résignée à une nouvelle nuit terrifiante. Mais cette fois, elle décida d'essayer d'établir un dialogue avec le personnage qui viendrait l'épouvanter. En tout cas, c'était une chose qu'elle souhaitait faire dans son rêve et elle espérait que sa détermination lui permettrait d'influer sur ses songes, au moment opportun. Et si cette parade ne fonctionnait pas pour cette nuit, elle tenterait encore les suivantes. Cette résolution très fortement ancrée en elle lui permit de se mettre au lit avec davantage de sérénité qu'au cours des semaines écoulées. Elle avait réussi à reprendre sa vie en main, ses journées, son mental ; elle parviendrait bien à étendre cette emprise sur ses nuits !

Irina s'endormit avec plus de difficultés. Sans doute était-elle trop excitée et la nervosité la fit longtemps se tourner et se retourner dans son lit. Le sommeil finit par la gagner...

… Et elle se réveilla le lendemain, parfaitement reposée.

Irina ne comprenait pas ce qui avait pu se passer de travers. Puis elle réalisa qu'elle considérait sa première bonne nuit de sommeil depuis des mois comme une anomalie. Elle avait eu une idée et l'aurait volontiers testée, mais dormir sereinement ne valait-il pas mieux ?

Les soirs qui suivirent, elle se coucha avec la même volonté, et les nuits furent toutes à l'image de celle-là. Petit à petit, elle retrouva pleinement le sourire.

L'hiver parvint à son terme. Irina reprit avec une passion renouvelée ses promenades forestières. Certes, la ruine perdue, comme elle se plaisait à l'appeler, restait un petit regret, mais elle avait vu suffisamment de jolis décors pour ne pas s'attarder sur cet échec. Et elle ne doutait pas de la trouver un jour, au moment où elle la cherchera le moins.

Le premier mai, la tête ailleurs, elle se trompa de chemin et réalisa son erreur bien longtemps après avoir pris le mauvais embranchement. N'ayant pas pris de carte ce jour-ci, elle voulut faire demi-tour. Bien trop vite, elle se retrouva dans un sous-bois si épais qu'elle se souvenait ne pas être passée par là auparavant. Irina sentit la panique la gagner, d'autant plus qu'elle n'avait jamais repéré le positionnement de sa maison par rapport au soleil et aux directions qu'elle choisissait d'emprunter. Autrement dit, elle était perdue. Comme sa ruine, pensa-t-elle avec une sombre touche d'humour. Elle tourna la tête dans tous les sens et finit par apercevoir, assez loin à travers les pins, une forme grise. Elle en prit la direction, consciente de s'écarter encore plus du bon chemin, mais irrésistiblement attirée malgré le très grand risque de se retrouver définitivement égarée. Certes, elle avait son téléphone portable avec elle, et elle pouvait l'utiliser pour appeler du secours, mais sa dignité en prendrait un sérieux coup et elle n'était pas prête à y renoncer sans avoir tout tenté.

La masse grise dont Irina s'était approchée était une ruine très imposante. Il s'agissait certainement d'une vieille maison cossue, à en juger par sa taille, peut-être même un manoir. Quoique, un manoir aurait été ceint d'une clôture... à moins que celle-ci n'ait disparu avec le temps et les pillages qui n'avaient pas dû manquer. Mais pouvait-on seulement piller une clôture de fer forgé ? Irina finit par secouer la tête, consciente de l'inutilité de ces questions. En contournant le bâtiment, elle réalisa qu'il lui en évoquait un autre ; ou plutôt, qu'elle avait comme une impression de déjà vu. Mais sa mémoire se défilait. Elle passa la porte – ou ce qu'il en restait – et se figea devant le pavé de granit gris qui occupait le centre de la pièce. Cette fois, plus aucun doute n'était permis : elle était déjà venue. Et elle savait à quoi s'attendre si elle s'avançait. La crainte la figea un instant sur place. Pourtant, elle avait très envie de comprendre. Les raisons de l'oubli, quand elle était venue, mais aussi résoudre le mystère environnant ces murs, et connaitre l'identité du mort. En fait, ce fut surtout ce dernier point qui la poussa à oublier sa peur et à approcher. Si elle découvrait qui occupait le tombeau, elle pourrait savoir à qui avait appartenu le domaine et pourquoi il se retrouvait dans cet étrange et triste état.

Irina prit une grande inspiration et s'avança sur l'herbe rase ornée de boutons-d'or qui contrastaient avec la lourdeur de l'air ambiant et des horreurs qui attendaient de sortir. Quand elle posa la main sur la tombe, elle était prête et ne bascula pas. L'ombre apparut, et elle reconnut sans peine l'une des figures qui avaient hanté ses cauchemars.

– Que fais-tu ici ?

Irina fut surprise de la question, s'attendant à la même que celle de ses songes : « Pourquoi es-tu passée ? » Mais elle se reprit rapidement.

– Je vous connais, répondit-elle d'une voix forte qu'elle espérait assurée, bien que ses jambes soient de plus en plus flageolantes. Je vous connais, mais je ne sais pas d'où ! Vous avez hanté mes nuits ! Comment me connaissez-vous ?

– Tu n'es pas en position de poser des questions, répliqua le spectre.

– Pourtant, il me faut ces réponses pour que je sache ce que je fais ici. Je suis déjà venue, mais je n'en ai aucun souvenir.

L'ombre obscure vola jusqu'à elle et tendit une manche vide de bras vers elle. Irina s'obligea à ne pas bouger et à accepter le contact qui ne manquerait pas d'être établi, de quelque nature qu'il soit. Le calme auquel elle s'astreignait lui demandait toute son énergie. Elle ne put s'empêcher de fermer les yeux quand la manche lui toucha le front... jusqu'à ce qu'elle réalise que rien ne la touchait... Elle les rouvrit et s'aperçut que la manche était passée à travers sa tête.

Elle retint un haut-le-cœur, de moins en moins capable d'aligner deux pensées cohérentes. Des images dignes des pires cauchemars de ses affreuses nuits d'hiver inondèrent son esprit, sans qu'elle puisse les contrer. Elles se superposaient, racontaient une histoire, puis laissaient la place à d'autres qui narraient autre chose. C'était une jeune femme de taille moyenne qui avait les mains et les pieds attachés au sol par des liens de lierre et de ronces ; un manoir somptueux qui s'effondrait lentement, pierre après pierre, au gré des saisons ; un homme qui se dressait face à une silhouette dissimulée sous une longue cape noire ; la même jeune femme clouée au sol qui hurlait à n'en plus finir, terrorisée par les ombres qui la traversaient, terrorisée par le macchabée sorti de sa tombe et qui s'avançait vers elle ; le parc du manoir qui disparaissait sous la végétation ; l'homme qui se débattait contre une force invisible avant de s'allonger sur le lit de son cercueil et de croiser les mains sur son abdomen, la détresse la plus absolue débordant de tout son être.

Irina vit tout ça, et beaucoup d'autres choses encore. Elle réussit à retisser le fil de l'histoire que l'ombre impalpable lui laissait voir. Cent ans auparavant, un homme habitait cette demeure. Il était père d'une petite fille que les visions de la jeune femme avaient peu présentée. Mais un triste jour, sa petite fille s'était piqué l'index de la main gauche avec une aiguille. La plaie, apparemment bénigne, s'était infectée et il avait fallu amputer deux phalanges. La cicatrisation s'était mal passée, et une nouvelle amputation s'était avérée nécessaire. Pour couper la main, le médecin avait préconisé d'endormir la fillette. Un morceau de doigt était une chose et il n'était pas excessivement difficile de s'adapter, mais une main entière bouleverserait à jamais la vie de chaque membre de la famille. L'homme avait accepté. Sa fille ne s'était jamais réveillée.

Irina constata l'absence d'une mère. L'homme, apparemment veuf, venait également de perdre son unique enfant. Après les funérailles, Irina ne comprit pas tout. Ses visions lui laissaient percevoir ce qui s'était passé au manoir, et non ailleurs. Deux saisons semblèrent s'écouler avant qu'un événement notable se produise. Une vieille femme se présenta à l'entrée de la riche demeure et fut invitée à entrer. Elle semblait attendue, car les domestiques s'occupèrent de l'installer confortablement et de lui proposer des rafraichissements. Ce qui étonna Irina fut la préparation d'un petit salon à son attention, alors que son piteux état l'aurait plutôt conduite aux cuisines.

Il sembla à Irina qu'on essayait de la convaincre, sans qu'elle saisisse de quoi. Cependant, elle commença à s'en faire une idée quand elle vit la vieille dame ouvrir la besace qui l'accompagnait pour en sortir divers sachets, flacons et petites boites. Mais s'il s'agissait d'une guérisseuse, elle arrivait trop tard pour la fillette. À moins qu'elle n'eût été présente pour soigner le père de son inconsolable chagrin. Elle avait composé un mélange et le lui avait donné avant de se retirer. Une nuit de nouvelle lune, il s'était dirigé vers la tombe de sa fille et avait pratiqué un rituel pour, devina Irina, tenter de la ressusciter. Puis il était rentré chez lui, sans attendre de constater s'il avait réussi ou non. Le mois suivant, il y était retourné et avait attendu toute la nuit. Des ombres étaient venues lui rendre visite, certaines aux formes très évanescentes, d'autres aux contours précis. Il s'était laissé traverser, avait même échangé un ou deux hochements de tête avec une poignée d'entre elles, comme s'il les connaissait. À l'aube, il était reparti, une expression de désespoir absolu sur le visage.

Irina ne comprenait pas ce qu'il avait attendu toute la nuit. Ou plutôt, elle craignait de comprendre. Ses doutes furent levés quand la vieille femme revint au manoir, mais sans son baluchon. Les échanges avec le propriétaire du domaine furent houleux, et la jeune femme constata, non sans surprise, que le sourire qu'arborait l'invitée était alors malveillant, fourbe. Le père endeuillé semblait s'être fait avoir, et plus que l'argent que cette tentative avait coûté, c'était surtout la lueur d'espoir qu'il avait entrevue au cours des jours passés, et désormais éteinte, qui le mettait en rage.

L'homme avait tiré un pistolet de l'intérieur de sa veste et visé le charlatan. Il n'eut pas le temps de corriger sa posture pour ajuster son tir : la vieille femme le pointa de l'index et une longue branche fine de lierre en sortit, s'enroulant autour du torse du tireur afin de lui faire lâcher son arme et de l'immobiliser. Elle le fit léviter sur une longue distance, sans prendre la peine de vérifier s'il passait l'encadrement des portes sans encombre. Irina soupçonna même la sorcière – elle ne voyait pas comment la définir autrement après l'évidente manifestation de magie dont elle avait fait preuve – de le faire exprès.

Le père fut sommairement déposé dans un cercueil de granit évoquant celui qui trônait au centre de la ruine parmi les fleurs. Les liens de végétation disparurent, mais il ne put bouger pour autant. Presque avec tendresse, la vieille femme lui prit les mains et les croisa sur son ventre. L'homme ne pouvait plus que remuer les yeux, et son regard exprimait toute l'horreur de sa situation. Irina était persuadée que, s'il avait pu, il aurait appelé au secours. D'ailleurs, elle fut surprise que personne ne tente d'intervenir. Comme pour répondre à son interrogation, une vision fugace, mais explicite, montra les domestiques de la maisonnée envoûtée, endormis sur des tables ou dans des coins de pièces et respirant avec une lenteur excessive, comme au ralenti.

Quand elle revint au propriétaire, il était enfermé, les paupières closes, seul.

Irina vit défiler les saisons dans un tourbillon de couleurs. Les murs du manoir tombèrent en ruines et les domestiques disparurent, leurs silhouettes s'effaçant comme des apparitions fantomatiques à la lumière. Il ne resta enfin plus que le cercueil et quelques vestiges, l'ensemble cerné par une forêt qui s'était considérablement épaissie.

L'immobilité du décor, après ce défilement d'images, permit à Irina de reprendre ses esprits. Pour l'instant, une seule pensée la taraudait : le rationnel avait disparu. Pourtant, elle était certaine de ne pas rêver.

L'ombre se tenait devant elle, dans une posture nouvelle de relative neutralité. Son visage encapuchonné était orienté vers Irina, de l'autre côté de la tombe. La jeune femme regardait cette étrange apparition, de moins en moins craintive. Elle avait perçu des images horribles d'un passé maudit, et ce n'était certainement pas un hasard. Du moins, l'espérait-elle...

Son regard se porta sur l'homme étendu dans la tombe. De nombreux contes évoquaient des personnages endormis par magie, et qui ne pouvaient se réveiller seuls. Des sommeils ensorcelés non dénués d'une forme de romantisme à laquelle Irina avait toujours été sensible. Dans ces mêmes récits, les endormis étaient de très jeunes filles encore en pleine adolescence, aux beaux visages paisibles destinés à ne s'éveiller que grâce à leur sauveur et futur mari. Ce dernier point, en revanche, l'avait toujours fait frissonner, notamment sur l'âge des princesses et le manque de contrôle qu'elles avaient sur leur vie.

Mais ici, point de douceur ou de quiétude. L'homme, malgré son âge indéfinissable, semblait très loin de l'adolescence, et ses traits transpiraient d'anxiété. Lèvres pincées, front plissé, sourcils froncés, autant d'indicateurs d'un sommeil artificiel et troublé. Un baiser l'en sortirait-il ?

Irina n'avait pas souvenir d'avoir cédé à une impulsion. Elle prenait toujours un temps de réflexion avant de décider quoique ce fût. Mais ici, dans ce cadre étrange et inquiétant habité par la mort et la magie, la raison perdait son sens.

Elle ouvrit le cercueil sans la moindre difficulté, repoussant le couvercle de verre avec une facilité qui l'étonna et lui causa une seconde d'hésitation. Elle regarda alors l'ombre, mais celle-ci ne réagit pas. Irina, tremblante d'hésitation, s'accrocha au bord du tombeau. Étrangement, elle ne ressentait aucune gêne à l'idée de ce qu'elle comptait faire et qui dépassait tout bon sens. Après un profond soupir, elle s'inclina doucement et effleura de ses lèvres celles de l'ancien propriétaire.

Puis elle attendit.

Attendit encore...

La nuit finit par s'installer, et elle attendit encore.

Les étoiles s'allumèrent une à une, mais Irina attendait toujours. Elle n'avait ni froid, ni faim, ni soif, ne s'impatientait pas, ne s'inquiétait pas, ne s'offusquait pas. Elle attendait elle ne savait quoi, sachant uniquement qu'elle devait... attendre. Juste attendre.

 

*

 

Ce fut le froid qui réveilla Irina. Couchée dans son lit, la fenêtre ouverte laissait passer l'air maintenant très frais du matin de... De quel jour s'agissait-il, d'ailleurs ? La jeune femme émergea péniblement de son sommeil. Son réveil indiquait neuf heures, en date du premier novembre. Elle se leva, s'habilla d'une longue jupe brune et d'un pull crème et se dirigea vers sa cuisine. Des images très vives défilaient dans son esprit, mélange de sortes de fantômes noirs, de tombeaux perdus, de personnes endormies et... d'un baiser ? Ce dernier ne cessait de la tarauder. Et le pire, c'était la sensation physique aussi douce que fugace de ce toucher délicat. Irina se doutait qu'il s'agissait de souvenirs, mais impossible de savoir à quand ils pouvaient remonter.

Cette amnésie ciblée lui en rappela une autre, l'année précédente. N'était-elle pas en train de perdre la tête ? Perplexe, inquiète, elle s'installa dans son canapé avec sa tasse de chocolat en essayant de reconstituer le puzzle de ses souvenirs. Elle parvint à replacer les pièces dans l'ordre : celui qui lui paraissait le moins capillotracté. Mais elle se heurtait toujours aux éléments irrationnels bien trop fréquents pour être négligeable. Son regard se porta sur un calendrier. Aurait-elle passé la nuit du trente-et-un octobre au premier novembre dans la forêt ? Y aurait-elle vu des choses ?

Alors que l'éventualité d'avoir vécu une nuit magique faisait son chemin dans son esprit, ses idées s'éclairèrent et le brouillard se dissipa. Sous le choc, elle demeura sans bouger sur son canapé un long moment, tremblante en réalisant tout ce que cette prise de conscience signifiait. Elle avait parlé à une sorte de spectre, eu des visions enchantées, et embrassé un parfait inconnu sur le coup d'une impulsion, ce qui, à la réflexion, ne constituait pas l'aspect le moins étrange de l'histoire.

Irina était encore abasourdie quand la sonnette retentit. Elle sursauta, rappelée à la réalité par ce tintement plutôt léger, mais inattendu. Elle posa sa tasse presque vide et prit la direction de la porte d'entrée. Quand elle ouvrit, elle subit son deuxième choc en l'espace de quelques minutes.

– Bonjour, je crois que ceci vous appartient...

L'homme qui se tenait sur son perron lui tendit une carte d'identité qui, effectivement, lui appartenait. Mais Irina ne réagit pas. Une seule observation occupait ses pensées et son attention : il était  ! C'était lui, le père à la fille décédée, l'inconnu d'un autre siècle enfermé dans une tombe en pleine forêt, l'homme qu'elle avait...

– Est-ce que tout va bien ?

Irina bafouilla un moment qui lui sembla ridiculement long avant de parvenir à rassembler suffisamment ses esprits.

– Oui... euh... Merci bien, parvint-elle à articuler.

Elle tendit une main tremblante et prit sa carte.

– Je l'ai trouvée dans la forêt ce matin, poursuivit l'inconnu avec affabilité.

En d'autres circonstances, Irina aurait été ravie qu'un homme d'aussi belle prestance lui prête attention. Mais les palpitations de son cœur ne s'apaisaient pas et des points commencèrent à danser devant ses yeux. Elle s'effondra... et se retrouva dans les bras de son visiteur.

– Souhaitez-vous que j'appelle...

– Non, coupa-t-elle vivement. Je suis un peu fatiguée, c'est tout.

Elle se redressa et, pour contrebalancer la sécheresse de son ton, lui proposa d'entrer. La porte se referma sur eux, empêchant Irina de remarquer l'étrange silhouette nébuleuse. Celle-ci fit face à la maison un court instant, puis un demi-tour vers la forêt.

  
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