Lecture d'un chapitre
5 « Les Contes d'Halloween »
7 « Lucioles »
Publié par Telmiwai, le mardi 30 octobre 2018

D'après "Les Fées" 

 

 

Il était une fois, au cœur de Léandre, petite galaxie peuplée exclusivement de planètes gazeuses, le Rouge-gorge. Nom bien étrange, car il n'était point rouge et n'avait point de gorge. Ce n'était d'ailleurs pas un oiseau non plus, mais un petit vaisseau provenant de la Terre, envoyé pour une mission scientifique. À son bord, cinq hommes et trois femmes cohabitaient depuis presque deux ans, temps qu'il avait fallu pour rejoindre ce point précis de l'espace froid et peu accueillant. Il ne restait plus beaucoup de route à faire à présent ; nul ne doutait des compétences de Michel Hatkins et Jean-Yves Clamsi, respectivement pilote et copilote de la petite structure. Aussi tout le monde savait bien qu'exactement un mois plus tard, on apercevrait les premières Lucioles.

 

Les Lucioles. Nom bien étrange, car elles n'étaient point originaires de la Terre et n'étaient point des insectes. En revanche, elles brillaient dans l'obscurité, ça oui, de maintes couleurs vives. Mais ce n'était pas parce qu'elles brillaient qu'elles intéressaient le capitaine Bradford Réo et son équipe, ça non. C'était plutôt parce qu'elles produisaient en quantité un liquide aux propriétés semblables à celles du pétrole.

 

Cependant, à bord du Rouge-gorge se trouvaient aussi deux hommes qui se moquaient bien des propriétés des Lucioles. Le travail de Richard Mutari était de prendre bien soin du vaisseau, et de réparer tout ce qui pourrait casser à son bord. Et le travail d'Ivan Sak était de prendre bien soin de l'équipe et de réparer tout ce qui pourrait casser dans leur corps. Et voici que nous avons mentionné tous les hommes, mais pas encore les femmes. Toutes trois étaient pourtant le cœur de cette expédition. Biologistes au LIFE - le Laboratoire International d'étude des Formes de vie Extraterrestres - elles étaient les meilleures dans leur domaine. Enfin, surtout Annie Galette et Christine Napi. Leur patronne, Margaux Belezierel, n'égalait quant à elle pas leur niveau d'expérience et, surtout, possédait des compétences en management très vagues et théoriques. La vérité était qu'elle était méchante, imposant son autorité par les cris et les ordres injustes.

 

Mais elle s'entendait à merveille avec Christine Napi, car elles aimaient toutes deux faire courir des rumeurs diffamatoires sur leurs collègues et s'adresser à tout le monde de façon sèche et méprisante. Annie Galette, de son côté, se sentait souvent bien seule au milieu d'elles. La plupart des gens l'appréciaient, car elle était d'une authentique gentillesse et toujours souriante. Mais ses deux collègues la rejetaient pour ces mêmes raisons, et, quand elle ne travaillait pas, elle était toujours celle qui allait chercher les cafés et les sandwichs ou qui nettoyait le laboratoire commun.

 

Durant plusieurs années, Galette avait mené des recherches sur l'intelligence des Lucioles. De l'avis de sa patronne, ces études étaient futiles, aussi se devait-elle de les faire en dehors de ses heures de travail. La pauvre jeune femme travaillait ainsi plus de douze heures par jour. Heureusement, elle était passionnée par ses recherches, et obtenait d'intéressants résultats. À présent, elle savait que les entités pouvaient communiquer entre elles via un système d'émission de chaleur par intermittence, et avait mis au point un appareil permettant de les imiter. Ainsi, en théorie, Galette savait communiquer avec les Lucioles. Bien sûr elle ne pourrait tester ce système qu'une fois en présence de celles-ci, cependant son dispositif prometteur avait déjà attiré l'attention et l'admiration du beau capitaine Réo. C'est pourquoi Belezierel et Napi s'en étaient attribué tout le mérite, reléguant Galette au rang d'assistante.

 

L'arrivée du Rouge-gorge sur le territoire des Lucioles ressembla à l'avancée d'une bille d'argent dans une nuée d'étoiles filantes multicolores. Néanmoins personne ne put le voir sous cet angle. De l'intérieur du vaisseau, la traversée ressemblait à une plongée dans des nuages. Même Hatkins et Clamsi, qui avaient une grande expérience des beautés de l'espace, en furent émerveillés. Le visage du capitaine Réo rayonnait, les lumières vivement colorées illuminant son front, ses joues, son sourire rappelant celui d'un petit garçon impressionné.

 

Hatkins et Clamsi firent halte au milieu du flot de lumière et adaptèrent l'éclairage intérieur. Les couleurs furent un peu atténuées par les lampes blanches qui redonnaient aux parois un air de réalité, mais des jaunes, des roses, des bleus, des verts flottaient tout de même, comme un rêve dont le souvenir vague demeure après le réveil. Réo fit appeler les scientifiques. Il était temps pour elles d'équiper leur assistante et de la préparer à une sortie.

 

Galette avait toujours su qu'elle serait le cobaye lors de la prise de contact, bien entendu ; elle aurait néanmoins préféré ne point se faire expliquer, devant le capitaine, le fonctionnement de son propre système. Pourtant elle ne dit rien, se laissa équiper et corrigea discrètement les paramètres avant de se placer dans le sas conduisant à l'extérieur. Sa respiration lui semblait faire un bruit énorme dans son casque, et la combinaison était encombrante, difficile à manier. De plus, elle craignait la rencontre avec les Lucioles ; comment celles-ci réagiraient-elles ?

 

— Vous me recevez, docteur Galette ? grésilla Réo dans son oreille. À vous.

 

— Oui capitaine, répondit-elle, la gorge serrée par le stress.

 

— Vous pouvez y aller, tentez d'établir un contact simple.

 

La porte extérieure s'ouvrit sur le vide. Amarrée au Rouge-gorge, Galette avança prudemment dans le nuage de lumières. Beaucoup de Lucioles s'agglutinaient autour du vaisseau, comme curieuses, et un grand nombre s'approcha bientôt d'elle également, s'entassant sur sa combinaison. Doucement, elle alluma le système de communication. Aucune information entrante ne lui parvint. Soit le système était défectueux, soit les Lucioles n'avaient pour le moment rien à dire.

 

Tapant à deux doigts sur un petit clavier, elle transmit quelques informations simples : elle venait d'une planète appelée Terre, les visitait dans un but pacifique et souhaitait communiquer avec elles si elles l'y autorisaient. Elle reçut rapidement des signaux en réponse :

 

« Toi Terre, ici... »

 

Un bruit strident remplaça le nom de leur territoire, que le dispositif ne parvenait pas à décoder. Cependant l'ensemble semblait fonctionner.

 

« Toi quoi vouloir » reçut-elle encore.

 

« Produit que rejeter » tapa-t-elle. « Déchet pour vous, utile pour nous. Possibilité récupérer ? »

 

Serrant les dents, la biologiste dans son habit brillant attendit avec angoisse tandis que la réponse se faisait longtemps désirer. Il n'était pas prévu que cette demande fût effectuée si vite, mais Galette n'avait pas très envie de tromper les Lucioles. Elle jugeait que ces entités, qui voyaient apparaître de drôles d'êtres dans leur monde, avaient le droit de savoir pourquoi ceux-ci étaient là. D'ailleurs Réo était certainement d'accord avec cette idée, puisqu'il ne s'était pas fait entendre dans l'oreille de Galette depuis un long moment. C'est alors qu'elle eut un petit doute et tenta de le contacter :

 

— Capitaine ? Capitaine, vous m'entendez ?

 

Mais le capitaine ne l'entendait pas, aucune réponse ne lui parvint. En se concentrant bien, elle distingua un grésillement lointain dans son oreille, et cela lui rappela sa grand-mère qui lui avait jadis raconté qu'il lui était arrivé de se trouver, sur Terre, dans des endroits perdus où il n'y avait pas de réseau. Le contact avec le vaisseau était rompu, et Galette se sentait à présent bien seule. Elle n'avait pas vraiment peur pourtant. Habituée à travailler toute seule dans le laboratoire, elle savait se débrouiller sans l'aide de personne. Et bien que loin du lieu de travail qu'elle connaissait si bien, elle n'en était pas moins dans son élément, au milieu des créatures qu'elle avait tant étudiées.

 

« Parle-nous de la Terre » capta-t-elle soudain de la part des Lucioles.

 

La jeune scientifique fut surprise par la clarté de la traduction. Selon toute vraisemblance, les Lucioles avaient compris à merveille le fonctionnement de son système de communication, si bien qu'elles parvenaient à lui faire construire de vraies phrases.

 

Tapant sur son petit clavier, elle s'efforça elle aussi de parler correctement. Elle prit soin de construire parfaitement toutes ses phrases, et leur fit une belle description de la planète bleue de laquelle elle venait, des centaines de peuples qui l'habitaient, des animaux et des végétaux qui la partageaient, conformément aux récits que lui faisait sa grand-mère à propos de la Terre d'autrefois. Sans doute oublia-t-elle nombre de choses, mais elle fit de son mieux, sans craindre d'y passer trop de temps, et en oubliant presque ce qu'elle était venue quémander. Ce furent les Lucioles elles-mêmes qui le lui rappelèrent.

 

« Tu souhaites rapporter chez toi le miel résiduel », dirent-elles.

 

« Si vous êtes d'accord » répondit la terrienne avec respect.

 

Un silence se fit, mais les Lucioles continuaient à parler entre elles. Des bribes de leur conversation passaient dans le système de communication de Galette, mais n'étaient pas assez claires pour qu'elle les comprît. Elle eut l'étrange sentiment que les Lucioles délibéraient et brouillaient volontairement le signal pour ne pas laisser leur visiteuse les écouter.

 

« Tu as été bonne avec nous » finirent-elles par affirmer. « Nous allons t'offrir le miel résiduel, car cela semble important pour toi ».

 

Toutes les Lucioles s'éloignèrent, à l'exception des jaunes, qui convergèrent vers la jeune femme. Elle sentit leur chaleur à travers sa combinaison et trouva cela incroyable : cet équipement la protégeait pourtant du froid de l'espace ! Quelques secondes plus tard, les Lucioles jaunes reconduisirent doucement Galette jusqu'au Rouge-gorge.

 

— ...lette ! Répondez bon sang ! entendit-elle soudain.

 

— Capitaine ? lança-t-elle à la voix paniquée dans son oreille.

 

— Docteur Galette ! s'écria-t-il. Vous voilà enfin ! Pourquoi ne répondiez-vous pas ? Vous aviez disparu des radars et on n'y voit fichtrement rien au milieu de toutes ces lumières ! Tout va bien ? À vous.

 

— Oui, répondit-elle d'une petite voix. Le système de communication fonctionne parfaitement, j'ai pu établir le contact. Désolée de vous avoir inquiété.

 

— Éloignez-vous du sas, je vous ouvre, dit-il d'une voix plus calme. Terminé.

 

En rentrant, elle raconta les événements à tout l'équipage, réuni dans la cabine de pilotage. Seuls les pilote et copilote gardaient les yeux sur les commandes et ne s'étaient pas retournés pour la regarder. Occupés à garder le vaisseau au cœur du nuage de Lucioles, ils partageaient leur attention entre le pilotage et le récit de la jeune femme. Réo, à l'inverse, semblait fasciné. Il félicita chaleureusement la jeune biologiste pour son sens de l'initiative et sa conduite irréprochable. En arrivant à la fin de son récit, Galette ne s'adressait plus qu'à lui. Mais aussitôt eut-elle terminé que Margaux Belezierel émit des doutes :

 

— Tu dis qu'elles t'ont offert leur fameux « miel », mais où est-il, dans ce cas ?

 

— Peut-être voulaient-elles simplement dire que nous avions le droit de nous servir, supposa Richard Mutari.

 

Belezierel le dévisagea de ses petits yeux méprisants, considérant que son travail de mécanicien n'autorisait pas le vieux Mutari à donner son avis.

 

— Qu'avez-vous aux mains ? intervint soudain Ivan Sak.

 

Galette suivit le regard du médecin de bord, qui tombait sur son pantalon trempé par un liquide étrange coulant de ses mains. Elle les souleva pour les observer, et l'odeur caractéristique lui fit immédiatement comprendre la nature de la mystérieuse substance qui s'en échappait.

 

— C'est ça ! s'écria-t-elle. Le... miel résiduel !

 

— Impossible ! commenta Belezierel, à mi-chemin entre la surprise et la colère.

 

Après une minutieuse analyse, plus aucun doute ne demeurait. Du miel résiduel s'échappait bien des mains de la jeune biologiste, et elle pouvait même en contrôler le flux. En quelques jours, elle serait capable de remplir les deux immenses bidons vides que le vaisseau devait ramener sur Terre. Leur mission serait alors accomplie.

 

Mais l'affreuse Margaux Belezierel ne l'entendait pas de cette oreille. Si quelqu'un devait accomplir la mission, cela devait être sa protégée Christine Napi, et certainement pas Galette ! Aussi demanda-t-elle au capitaine l'autorisation d'envoyer Napi effectuer le même parcours que Galette. Afin de convaincre Réo, elle prétexta qu'une fois de retour sur Terre, il serait très utile d'avoir deux personnes capables de créer le liquide, plutôt qu'une seule. Hésitant devant les risques que présentait toujours une sortie dans l'espace, le capitaine finit tout de même par s'en remettre à l'avis de Belezierel, car celle-ci avait étudié les Lucioles et les connaissait bien mieux que lui. Il pensa donc que son jugement devait certainement être avisé.

 

Avant la fin de la journée – qui ressemblait en tout point à la nuit, à bord du Rouge-gorge -, Napi était prête, équipée et dans le sas, à mi-chemin entre le dedans et le dehors. Toujours avec discrétion, Galette avait pris soin de régler les paramètres du système de communication, afin que sa collègue n'eût aucun problème pour échanger avec les Lucioles comme elle-même l'avait fait plus tôt. Elle s'était ensuite rendue dans la cabine de pilotage, afin de pouvoir suivre Napi en visuel tout d'abord puis sur les radars. Se rappelant l'inquiétude du capitaine un peu plus tôt, elle se douta que Napi disparaîtrait bien vite des écrans, mais personne ne paniquerait cette fois : les Lucioles étaient des êtres généreux et tout à fait pacifiques.

 

Galette resta debout derrière l'épaule de Hatkins ; elle se trouvait entre Belezierel et Réo, et instinctivement s'approchait davantage du capitaine que de la chef de l'équipe scientifique ; la méchanceté de la dame la repoussait comme un champ de force. Ni l'un ni l'autre ne semblaient y prêter attention, jusqu'à ce que le bras gauche de Galette frôle presque imperceptiblement la veste du capitaine. La jeune femme elle-même ne réagit pas, mais elle vit Réo se tourner vers elle et lui adresser un sourire avant de poser une main rassurante sur son omoplate. Sans doute devait-il penser qu'elle était nerveuse : Napi n'était plus en vue depuis un petit moment et venait tout juste de disparaître des radars.

 

Peu à l'aise dans sa combinaison encombrante, Napi voletait au milieu des Lucioles, cherchant des yeux les jaunes au milieu de toutes ces couleurs vives. Galette avait bien dit que les Lucioles jaunes lui avaient donné son pouvoir ; c'était donc à celles-ci qu'il fallait parler.

 

« Es-tu toi aussi une habitante de la Terre ? » reçut-elle soudain.

 

« Oui » envoya-t-elle en retour.

 

Autour d'elle s'agglutinaient des Lucioles violettes, blanches, bleues, vertes, mais très peu de jaunes. Elle n'en repéra qu'une petite dizaine, très loin derrière les autres.

 

« Avoir questions Terre ? » tapa Napi en adressant un signe de la main au petit groupe de Lucioles jaunes.

 

Elle lança le petit enregistrement qu'elle avait monté à la va-vite et fait traduire par le dispositif de communication. Un rapide topo sur l'Histoire de la Terre.

 

« Nous avons des questions sur la Terre », répondit le nuage autour d'elle.

 

D'autres questions ? Cela ennuya profondément Napi. De plus la scientifique eut l'impression que la réponse venait davantage de la foule multicolore qui se trouvait partout où elle posait le regard, que des petites jaunes dans leur coin. Elle demanda :

 

« Jaunes avoir questions Terre ? »

 

« Nous avons des questions sur la Terre » reçut-elle à nouveau.

 

Une fois de plus, les Lucioles jaunes ne semblaient pas avoir pris part à la réponse. Soupirant, Napi s'acharna sur son clavier :

 

« Moi venir parler jaunes. Venir répondre question jaunes. Pas autres. Jaunes. Jaunes approcher svp »

 

« Tu ne souhaites pas nous parler, car nous ne sommes pas celles qui ont offert le miel résiduel à l'autre habitante de la Terre, n'est-ce pas ? »

 

« Moi avoir travail » répliqua Napi. « Moi pas vouloir perdre temps. Besoin liquide. Besoin pouvoir pareil autre habitante Terre »

 

Un silence se fit, puis elle reçut ceci :

 

« Tu te moques bien de nos questions. Tu n'es pas venue pour communiquer avec nous, simplement pour obtenir quelque chose de notre part, sans rien nous offrir en échange. Tu es cupide et égoïste ».

 

Hors d'elle, Napi ne répondit rien. Elle tira sur le câble qui la reliait au Rouge-gorge afin de repartir dans l'autre sens. Elle était fâchée et jugeait que cela ne servait à rien de rester plus longtemps, car ces choses stupides ne voulaient pas lui donner de pouvoir. Mais alors qu'elle faisait tout son possible pour se tracter à la force des bras vers le vaisseau, elle s'aperçut qu'elle n'avait pas bougé. Le vide autour d'elle semblait résister ; le nuage de Lucioles l'empêchait d'avancer.

 

Ce n'est qu'alors qu'elle se sentit en danger. Elle tenta d'utiliser son oreillette radio, mais se souvint qu'elle ne pouvait contacter personne. Les Lucioles commencèrent doucement à s'éloigner, seules les violettes s'agglutinaient autour de la jeune femme. Elle sentit leur chaleur au travers de sa combinaison et pensa un instant que peut-être elles avaient changé d'avis et lui offraient le même don qu'à Galette. Mais tout à coup la douleur l'assaillit, parcourant son dos comme un poignard lui tailladant les chairs. Son hurlement assourdissant blessa ses propres oreilles, et elle se tordit en gémissant tandis que les Lucioles la ramenaient au vaisseau. Elle ne prêta même pas attention à la voix du capitaine dans son oreille, ou encore à l'ouverture du sas, et fut tirée à l'intérieur par le câble qui se rétractait.

 

Pas un instant elle ne cessa de crier et de gémir de douleur, prostrée sur le sol, ses mains cherchant ce qui dans son dos pouvait lui faire si mal. Le docteur Sak la transporta immédiatement à l'infirmerie. L'agitation de la pauvre jeune femme était telle qu'Ivan Sak et Richard Mutari durent s'y mettre à deux pour lui retirer sa combinaison. Même après trois grosses doses de calmants, elle se tordait toujours et hurlait encore. Le médecin découpa son tee-shirt afin de voir son dos et comprit immédiatement ce qui la faisait tant souffrir : un parasite en forme de petite torpille glissait sous sa peau, la décollant des chairs et laissant derrière elle des sillons rouges d'un sang qui ne pouvait pas couler.

 

Le dos de Napi était déjà presque recouvert de ces longues routes sombres, et la petite torpille continuait son chemin. Quittant le dos, elle rejoignit bientôt l'épaule de la jeune femme et celle-ci, posant enfin les yeux sur la créature, hurla de plus belle.

 

— Sortez ! ordonna le docteur Sak.

 

Galette et Réo obéirent sur-le-champ et franchirent la porte en plexiglas de l'infirmerie pour se poster de l'autre côté. Mutari, du haut de son mètre quatre-vingt-dix pour cent huit kilos, était occupé à tenter de maintenir la patiente immobile tandis que le médecin cherchait comment extraire le parasite au plus vite, ou, au moins, stopper sa course. Belezierel n'avait pas écouté le médecin ; elle était restée au chevet de Napi, lui tenant la main, pleine d'inquiétude.

 

Les calmants, pourtant puissants, n'assommaient pas la jeune patiente, et celle-ci, simplement affaiblie, se débattait toujours. À ses hurlements de douleur, elle ajoutait des insultes en direction du médecin qui malgré tous ses efforts ne parvenait pas à arrêter la progression du parasite. À mi-chemin entre la fureur et le désespoir, Napi attrapa finalement un tournevis dans la veste de Mutari le mécanicien, et poussa l'homme violemment afin de se libérer de sa poigne. Alors que la petite bestiole décollait la peau de son biceps, elle se transperça le bras, poignardant la créature.

 

Un liquide noirâtre s'échappa de son bras en même temps que son sang. Ce mélange de fluides recouvrit le haut de la blouse et le cou du médecin, et atteignit Belezierel en plein visage. Seul Mutari, poussé à l'autre bout de la pièce, n'en avait pas reçu sur sa personne. Soulagée, Napi observa, immobile, le docteur Sak retirer à la pince le cadavre vide du petit parasite. Elle tomba inconsciente peu après.

 

Jusqu'à trois heures du matin, Galette resta allongée dans son lit, les yeux grands ouverts, fixés sur les lattes du lit du dessus. Habituellement, c'était Napi qui l'occupait. À présent celle-ci était gravement blessée, et Galette ne pouvait s'empêcher de penser que c'était de sa faute. Sa collègue n'avait fait que suivre ses directives, reproduire ce qu'elle avait fait en premier, dans l'espoir d'obtenir le même résultat. Mais alors qu'elle-même avait eu un don, Napi avait hérité d'une malédiction. Galette se leva. Elle avait besoin d'un verre d'eau et d'un peu de lumière pour éclairer ses sombres pensées.

 

Les couleurs des Lucioles teintaient jusqu'aux murs du couloir, alors même que les hublots étaient loin. Et Galette les suivit jusqu'à la petite cuisine, derrière la grande cabine de pilotage où elle aperçut Michel Hatkins seul. Son collègue Jean-Yves Clamsi devait certainement dormir. L'éclairage était vif dans la petite pièce, et Annie dut plisser les yeux ; elle stoppa net sa marche lorsqu'elle constata que quelqu'un était déjà assis à la table rectangulaire.

 

— Bonsoir docteur Galette, la salua Réo. Que faites-vous debout si tard ?

 

— Et vous, capitaine ? répondit-elle simplement, avant de s'installer sur la chaise en face de lui.

 

Il sourit tristement. La réponse était évidente : il devait se sentir encore plus coupable que Galette du sort de Napi. Certes c'était Galette qui lui avait donné toutes les consignes pour sa sortie, mais l'ensemble de la mission et l'ensemble de l'équipe étaient sous la responsabilité du capitaine. C'était lui qui avait autorisé la sortie d'une seconde personne, lui qui aurait dû se contenter d'une seule, savoir prendre la bonne décision.

 

— Tout se déroulait tellement bien jusqu'alors, dit-il finalement. Je ne me suis pas méfié.

 

— C'est bien naturel, de mon côté j'étais persuadée qu'il n'y aurait aucun problème, les Lucioles me semblaient tellement pacifiques...

 

Mais elle savait à quel point Napi pouvait être méchante. Aurait-elle pu mal se comporter avec une entité extraterrestre dont ils savaient si peu de choses ?

 

— Ce n'est pas de votre faute, affirma Réo.

 

Ni de la vôtre, quoique vous puissiez en penser. Vous n'étiez pas sur place, et nous ne saurons ce qu'il s'est produit que lorsque Christine reviendra à elle.

 

Il sourit à nouveau, avec moins de tristesse.

 

— Si nous allions voir comment elle se porte ? proposa-t-il.

 

Galette approuva de la tête et suivit le capitaine dans le couloir coloré. L'éclairage de l'infirmerie était moins violent que celui de la cuisine, mais agressa tout de même les yeux de Galette, qui s'étaient réhabitués à l'obscurité dans le couloir. La jeune femme et le capitaine approchèrent de la paroi en plexiglas, souhaitant simplement jeter un œil à l'intérieur, sans entrer et déranger la pauvre jeune biologiste souffrante en plein milieu de la nuit.

 

Galette ne comprit pas tout de suite ce sur quoi ses yeux se posèrent ; peut-être l'heure tardive influait-elle sur sa vivacité. Elle commença seulement à s'inquiéter en voyant le visage de Réo changer : le choc imprimait sa marque sur ses traits et ses yeux s'agrandissaient d'effroi. Alors Galette regarda à nouveau à travers le mur transparent, et sa respiration se bloqua net. Toute la pièce

était mouchetée d'un sang rouge sombre, dégoulinant des murs, formant des traînées glissantes sur le sol, recouvrant les instruments et les appareils médicaux. Sur le lit gisait toujours Napi, mais ses yeux étaient ouverts, et vides. Du sang s'en écoulait et s'échappait également de ses narines, de ses oreilles et de sa bouche. Son corps, tordu dans une position inhumaine, tenait encore sur le lit par la force d'un équilibre inexplicable. Son regard mort tombait droit sur le visage de Galette, dont la bouche s'était ouverte dans un cri silencieux.

 

Elle porta ses deux mains à son visage et recula, comme pour échapper aux yeux du cadavre. Réo l'attrapa au passage et elle se réfugia dans ses bras comme une petite fille.

 

Mais où est cet abruti de Sak ? grogna le capitaine sans lâcher Galette. Il devait surveiller son état !

 

Galette sentit que Réo enclenchait son oreillette radio d'une main, et l'entendit appeler le médecin avec colère. Mais apparemment, il n'obtint aucune réponse. Attrapant la main de la jeune biologiste, il l’entraîna dans le couloir, en direction des quartiers de l'équipage. Ceux du médecin de bord se cachaient derrière la première porte au-delà du coude que formait le couloir. Le capitaine cogna avec force contre le battant. N'obtenant pas de réponse, il s'énerva et frappa plus fort, criant l'ordre d'ouvrir. Le vacarme qu'il produisait donnait à Galette l'impression qu'il allait même finir par réveiller les gens sur Terre. Bien sûr tel ne fut pas le cas, en revanche il réveilla le personnel, et les visages endormis de Richard Mutari le mécanicien et Jean-Yves Clamsi le copilote apparurent dans le couloir. Ivan Sak, pourtant, ne répondait toujours pas. Aussi, sur ordre du capitaine que Galette n'avait jamais vu dans une telle colère, Mutari déverrouilla la porte de la cabine de l'extérieur.

 

Le couloir étant déjà sombre, il ne fallut pas longtemps aux yeux des observateurs pour s'habituer à l'obscurité ambiante, et distinguer la forme qui se traînait sur le sol comme un ver. Un bras surgit dans le faible éclairage multicolore renvoyé par le couloir, et un visage sanguinolent le suivit. Par réflexe, Galette recula d'un pas, et Réo tira d'instinct sur sa main pour l'inciter à se mettre à l'abri derrière lui.

 

Il faut mettre le vaisseau en quarantaine, grogna le médecin de bord, crachant du sang à chaque mot.

 

Réo et Mutari échangèrent un regard grave, et le capitaine ouvrit la bouche pour ordonner l'évacuation du médecin vers l'infirmerie. Puis il interrompit de lui-même sa phrase, sans doute en se souvenant dans quel état se trouvaient les lieux. Mais son attention fut à nouveau attirée par le docteur Sak, qui poussa un cri à peine audible et s'écroula aussitôt. Il venait de mourir sous ses yeux.

 

Affublés de masques, gants et blouses, récupérés dans les armoires fermées du médecin, Mutari, Clamsi et Réo transportèrent le corps d'Ivan Sak jusqu'à l'infirmerie, le long du couloir à présent éclairé par un puissant tube lumineux. Le fait que la pièce fût déjà tapissée de sang n'importait plus dorénavant : elle servirait à entreposer les deux corps et serait fermée jusqu'à nouvel ordre. Apparemment, le mal qui avait tué Christine Napi était contagieux, si bien qu'il avait emporté le médecin qui s'était occupé d'elle et avait reçu de son sang contaminé dans le cou.

 

Arrivant en vue de la pièce aux murs transparents, Réo eut un sursaut de conscience et se tourna vers Galette, qui, toujours choquée, suivait le groupe à distance - elle n'était pas équipée.

 

Où est votre patronne ? lui demanda-t-il soudain, se souvenant que Margaux Belezierel avait été aspergée elle aussi du sang de la malade.

 

Mais Galette n'eut pas le temps de répondre. Deux mains surgirent de nulle part et vinrent frapper le plexiglas depuis l'intérieur de l'infirmerie. Des larmes de sang recouvraient le visage déformé par la douleur de la chef de l'équipe scientifique. Les paroles qu'elle voulut prononcer se perdirent dans des gargouillis informes tandis qu'elle glissait le long de la paroi ; elle mourut avant de toucher le sol.

 

Le souffle court, Galette ne parvenait pas à la quitter des yeux. Son regard suivait le corps qui s'affaissait lentement, qui ne cessait en fait point du tout de s'affaisser. Belezierel ne s'effondra pas simplement sur le sol blanc de l'infirmerie, ça non, elle y fondit ; son corps se liquéfiant et ses traits se déformant. Son visage blême souillé par le sang devint une flaque plate et sanguinolente, un mélange indéfinissable de fluides qui s'étalèrent dans la pièce comme un tapis aux couleurs écœurantes.

 

Le cœur de la pauvre Galette frappait fort contre ses côtes, et son souffle s'était bloqué. Elle quitta des yeux - tant bien que mal - la substance morte qui s'écoulait doucement entre les meubles et les pieds métalliques des lits, et son regard croisa soudain celui du second cadavre de la pièce. Elle se souvenait de la position étrange du corps de Napi sur son lit de mort. La position avait changé. Dorénavant Napi la fixait depuis son visage tordu, fiché sur son crâne penché comme celui d'un chien curieux. Ses bras l'entouraient, cassés en trois endroits. L'une de ses jambes partait dans son dos, l'autre semblait vouloir descendre du lit. Même le buste était plié sur le côté, les dernières côtes pointant sous la peau à la percer. Le tout ressemblait à une improbable feuille de papier chiffonnée et posée là, affublée d'un regard mort et fixe.

 

Blême, Galette recula doucement dans le couloir. Les autres, témoins du même affreux spectacle, s'étaient figés sur place. Cependant Réo jeta un regard à la jeune biologiste choquée. Il l'interpella et elle se tourna vers lui, juste à temps pour voir un bras jaillir du corps qu'il transportait. Long de presque deux mètres, squelettique et d'un blanc jaunâtre, le membre s'agita en l'air, attaquant à l'aveugle. Il manqua de peu d'atteindre Réo de sa main bardée de griffes, déchira la blouse de Clamsi et, dans ses mouvements saccadés et violents, brisa le grand tube qui éclairait le couloir, replongeant celui-ci dans une obscurité vaguement atténuée par les lumières colorées des Lucioles.

 

Galette n'avait pas cessé de reculer. Ses yeux étaient ouverts si grands qu'ils sortaient presque de leurs orbites. Elle atteignit l'angle du couloir et se camoufla derrière, tandis que l'ombre du bras inhumain attaquait toujours ses compagnons. Réo criait des ordres qu'elle entendait sans entendre, et elle vit vaguement Mutari saisir le bras dans ses grosses mains gantées de blanc. Puis elle sentit l'odeur métallique du sang et se souvint soudain qu'elle se trouvait juste devant les quartiers personnels du docteur Sak. Prise d'un étrange pressentiment, elle se retourna lentement. Les traces de sang formaient des taches sombres sur le sol, mais ces taches ne restaient pas immobiles. Tels de petits êtres doués de volonté, elles convergeaient doucement les unes vers les autres, se traînant comme d'horribles limaces à la fois mortes et vivantes. Les petits groupements finirent par former des sphères, et Galette, terrifiée, était persuadée que ces sphères de sang contaminé la regardaient. Peut-être n'avait-elle pas tort. En effet les sphères se rompirent tout à coup, se brisant en deux comme pour former une bouche, et de cette bouche s'échappa un cri, un cri perçant, inhumain, un cri à faire perdre l'esprit.

 

Galette n'y tint plus ; elle hurla à son tour pour couvrir le son, repartant dans l'autre sens. Puis elle se souvint du bras et, hurlante et au bord de la folie, elle se recroquevilla contre le mur, les mains plaquées sur ses oreilles. Lorsqu'une main se posa sur son avant-bras, elle l'arracha vivement sans même regarder, et s'acharna à repousser la chose qui l'avait touchée. Ce n'est que lorsqu'elle n'eut plus la force de hurler qu'elle entendit la voix de Réo, comprit qu'il était venu à bout du bras et tentait de l'approcher pour la rassurer, et l'agrippa par le col de sa blouse pour l'attirer à elle. Elle pleura longuement sur son épaule.

 

Au matin, tous les visages présentaient des marques d'intense fatigue, mais personne ne songeait à aller se reposer. Trois cadavres étaient enfermés dans l'infirmerie interdite d'accès - dont un qui bougeait encore - et Réo y avait fait éteindre les lumières, de façon à pouvoir passer devant sans avoir à poser les yeux sur les mares de sang, les corps méconnaissables et le bras désarticulé qui arpentait la pièce comme une bête affamée. En mettant les corps à l'isolement, le capitaine avait suivi la procédure en cas de maladie contagieuse détectée à bord. Mais le reste était du ressort du médecin de bord ; or ils avaient perdu le leur.

 

Il espérait fortement qu'Annie Galette pourrait récupérer un échantillon de sang dans la cabine du médecin - condamnée elle aussi - et effectuer des analyses dans le laboratoire de biologie, afin de déterminer la nature de ce mal, et éventuellement y trouver un remède. Qui savait si un autre membre d'équipage n'avait pas été exposé sans le savoir ? On ne pouvait pas attendre, que se passerait-il si quelqu'un d'autre présentait des symptômes ? Cette maladie semblait tuer en quelques heures.

 

Réo se prit la tête dans les mains. Il ne pouvait pas se permettre de perdre un autre membre d'équipage. L'équipe scientifique se réduisait dorénavant à une seule personne et il n'y avait plus de médecin. Même en reprenant immédiatement le chemin du retour, la Terre ne serait pas en vue avant deux ans. Si le mécanicien ou les pilotes mouraient, rentrer chez eux deviendrait très compliqué. Quant à Galette, elle était devenue la mission à elle toute seule. Ils devaient absolument venir à bout de cette épreuve tous ensemble.

 

Depuis une bonne demi-heure, Richard Mutari et Michel Hatkins étaient assis à la petite table de la cuisine, devant leur café froid. Clamsi avait relayé Hatkins au pilotage, et ce dernier venait d'apprendre, de la bouche du mécanicien, tous les événements qui avaient eu lieu durant la nuit. Cette horreur le laissait sans voix. Trois morts, sur une équipe de huit personnes, voilà un gros chiffre à annoncer à l'arrivée. Le pilote se cachait derrière des statistiques afin d'oublier qu'il s'était lié d'amitié avec Ivan Sak, un homme froid et sec à première vue, mais empli de bienveillance en réalité. L'imaginer baignant dans une mare de sang lui retournait le cœur et l'estomac, et il préférait ne pas se représenter l'immonde bras mutant qui s'était échappé de son cadavre.

 

En face de lui, Mutari ruminait sa propre histoire. Il l'avait reçue de plein fouet, comme si la raconter l'avait rendue plus réelle. Autour de lui, les lumières des Lucioles teintaient toujours les murs de leurs couleurs chatoyantes, et en silence il insulta les petites créatures. C'étaient elles qui avaient transmis au docteur Napi le parasite qu'elle avait ramené à bord, parasite dont le sang s'était mêlé au sien lorsqu'elle l'avait poignardé avec... Le mécanicien observa sa poche avec horreur. Le manche noir d'un tournevis en dépassait. Bien sûr il y avait aussi d'autres outils, mais seul le tournevis importait, celui-là même que la jeune scientifique avait attrapé pour le retourner contre elle. Celui qu'il avait simplement passé sous l'eau à l'infirmerie, avant de le ranger dans sa poche.

 

Sa gorge le gratta tout à coup comme s'il voulait tousser. Il se retint, de peur de retrouver du sang dans la main qu'il mettrait devant sa bouche. Mais la toux vint quand même, et lorsqu'il desserra les dents, il ne fit point que tousser, mais vomit dans ses mains et sur la table. Vomit un sang épais et noirâtre dont il ne s'expliqua pas la provenance. Une sensation atroce de déchirement lui vrilla les entrailles et il tomba le torse sur la table. Son regard brouillé se posa un instant sur Hatkins qui, debout et éclaboussé de sang, le dévisageait, épouvanté.

 

Les cris de Hatkins alertèrent Réo, qui débarqua en courant. Ses yeux s'attardèrent d'abord sur Mutari, qui convulsait sur la table et qu'il ne savait ni comment aider ni comment évacuer de la cuisine. Il resta atterré en le regardant cracher ce qu'il prit tout d'abord pour des serpents, avant de comprendre qu'il s'agissait de ses propres intestins. Puis son regard passa sur Hatkins et il blêmit encore davantage, si c'était possible. Aucun doute que le pilote était lui aussi touché : il avait reçu des éclaboussures de sang jusque dans la bouche.

 

— Il faut que j'aille me laver, capitaine, sanglota-t-il.

 

— D'accord. Ne bougez pas, je vais vous faire apporter une blouse et des gants.

 

Réo savait bien que même en lavant le sang de son visage, Hatkins n'échapperait pas à l'infection. Mais aller dans son sens pourrait le rassurer.

 

— Non il faut que j'y aille tout de suite ! geignit-il en avançant.

 

Contraint de reculer, le capitaine tendit les bras devant lui.

 

— Ne bougez pas de là, vous risquez de contaminer le reste du vaisseau. Restez où vous êtes tant que vous n'êtes pas équipé.

 

— Je ne suis pas malade ! cria-t-il.

 

— Je sais, mais vous avez été en contact avec...

 

— Vous vous foutez bien que je crève, pas vrai ! l'interrompit-il, rouge de colère, avançant toujours. Vous voulez juste sauver votre peau !

 

— Hatkins reculez ! Reculez, c'est un ordre.

 

— Vous savez où vous pouvez vous le carrer, votre ordre !

 

Et il se jeta en avant. L'évitant de justesse, Réo se précipita dans le couloir, talonné par le pilote. Il croisa Galette qui venait en sens inverse et l’entraîna avec lui dans la cabine de pilotage, qu'il referma derrière eux. Hatkins vint plaquer son visage ensanglanté sur le hublot de la porte la

seconde suivante, arrachant un cri à Galette.

 

— Qu'est-ce qui se passe ? interrogea Clamsi.

 

— On a perdu Mutari et Hatkins, répondit Réo.

 

— Quoi ? s'écria-t-il sans lâcher les commandes.

 

Quatre heures plus tard, assise sur le siège du pilote à côté de Clamsi, Galette se retenait de pleurer. Ils avaient perdu leur mécanicien et l'un de leurs pilotes, étaient enfermés dans une pièce qui ne contenait ni eau ni nourriture, et Hatkins frappait sur le hublot à intervalles réguliers, faisant grimper son angoisse comme une flèche. Elle sursautait à chaque coup.

 

Il sera bientôt mort, dit Réo d'une voix monocorde, depuis le sol où il s'était assis.

 

Et Galette se sentit coupable, car ces mots la rassurèrent. Elle avait toujours bien aimé Hatkins, un homme gentil et digne de confiance, avec une très grande expertise pour tout ce qui touchait au pilotage de vaisseaux spatiaux. Mais à présent cet homme était une menace. Elle songea soudain à Clamsi, qui, aux commandes, restait silencieux alors que son mentor et ami proférait des insultes de moins en moins audibles et frappait sur la porte qui les séparait. Seul au pilotage, il ne pouvait même pas se lever pour aller lui dire adieu.

 

Finalement les coups cessèrent pour de bon. Chacun savait ce que cela signifiait, mais ne dit rien. Quelque part ils savaient tous trois que personne ne bougerait tant que Réo ne se serait pas levé pour ouvrir la porte avec précaution. Puis une alarme se mit à clignoter devant Clamsi ; il la regarda d'un air incrédule puis prononça son premier mot depuis des heures :

 

— Merde.

 

— Quoi ? interrogea Réo.

 

— L'oxygène est coupé.

 

— Dans tout le vaisseau ?

 

Non, dans cette pièce. Et ça a été fait manuellement depuis la salle des machines, je ne peux pas reprendre la main.

 

— Hatkins, gronda Réo en se relevant.

 

Il se dirigea vers la porte et la face enragée du pilote apparut à travers le hublot. Du sang coulait de ses yeux, de sa bouche et de ses narines, mais il souriait d'un air mauvais.

 

— Je vous embarque avec moi ! hurla-t-il.

 

Le capitaine revint sur ses pas, parcourut la pièce du regard et s'empara de l'extincteur qui jouxtait le sas de sortie du vaisseau. Il le tendit à Galette, le lui confiant comme arme, bien décidé à ouvrir la porte et à se battre.

 

— Une minute ! le retint la jeune femme.

 

Elle désigna le placard où étaient entreposées les combinaisons spatiales. S'il fallait faire face à un homme infecté, il était impératif d'en être protégé. Tous trois s'équipèrent, Clamsi gardant toujours une main sur les commandes tandis qu'il s'habillait avec l'aide des deux autres. Armée de son extincteur, Galette regarda le capitaine déverrouiller la porte avec bravoure. Hatkins se jeta aussitôt sur lui et le fit basculer en arrière. Le pilote n'avait plus qu'une allure vaguement humaine. Son abdomen était gonflé comme une baudruche, sa peau couverte de plaques violacées, ses veines visibles à travers le tissu presque translucide de son visage. Ses yeux étaient voilés et avaient pris une couleur passée. En tant que biologiste, Galette comprit rapidement ce qui se trouvait en face d'elle, et manqua encore perdre la raison à l'idée que Hatkins se tînt debout dans la pièce : cet homme était littéralement en train de se décomposer.

 

Face à cette horreur, le pauvre Réo se débattait avec difficulté dans sa combinaison, et ses coups semblaient ralentis. À l'inverse, Hatkins, comme fou, le frappait avec violence et l'envoya bientôt voler contre un mur. Poussée par l'adrénaline et désireuse de venir en aide au capitaine, Galette courut vers le forcené et lui asséna un violent coup d'extincteur. L'homme fut sonné, mais sa fureur redoubla ; il arracha l'extincteur à la jeune femme et l’enclencha dans sa direction, couvrant son casque de mousse. Tandis qu'elle se débattait, il se précipita sur son vieil ami Clamsi, le frappa avec l'extincteur et le jeta au sol. Puis il ouvrit la porte intérieure du sas. Réo l'attrapa par les épaules avant qu'il puisse ouvrir la seconde porte. Le pilote était décidément prêt à tuer tout le monde à bord.

 

Clamsi se relevait doucement et le Rouge-gorge, sans pilote, se mit à dériver au milieu des Lucioles. Réo à son tour reçut un méchant coup d'extincteur dans le ventre, et c'est alors que Galette surgit et, sans retirer l'arme des mains de Hatkins, la retourna contre lui en le visant avec l'embout comme il l'avait fait sur elle. Juste avant de l’enclencher, elle échangea un regard avec Hatkins, dont les globes oculaires explosèrent tout à coup, répandant du fluide sur le casque de la biologiste. Poussant un hurlement de dégoût et d'effroi, elle mit en marche l'extincteur. Malheureusement, le pilote malade eut le temps d'appuyer sur le bouton d'ouverture de la porte extérieure. Réo, l'ayant vu faire, poussa un cri d'avertissement et agrippa les câbles sous les commandes d'une main, le bras de Galette de l'autre. La seconde suivante, tout ce qui n'était pas fixé dans la pièce se trouva éjecté vers le vide de l'espace. Hatkins vola à travers la pièce et quitta le vaisseau par la brèche sans avoir le temps d'émettre un cri.

 

Le capitaine vit passer Clamsi sans pouvoir le stopper, et sentit Galette s'accrocher à lui de toutes ses forces. Il resserra sa poigne, s’assurant de ne surtout pas la lâcher. En revanche, sa prise sur les câbles glissait peu à peu, et malheureusement elle finit par céder. Galette et lui furent aspirés vers le sas. Pourtant ils ne se retrouvèrent pas dehors ; ils restèrent plaqués contre la porte. Clamsi avait réussi à enclencher la fermeture depuis l'intérieur du sas, mais celui-ci s'était refermé sur son casque. La quasi-totalité de son corps était dans l'espace, ses yeux voyaient encore l'intérieur du Rouge-gorge. Son regard croisa celui de Réo. Galette, elle, fermait les yeux avec force, terrorisée, accrochée au bras du capitaine. Clamsi sourit et, alors que Réo lui hurlait de ne pas faire cela, il décrocha son casque. Il fut projeté hors du vaisseau et la porte se referma.

 

Lorsqu'elle ouvrit doucement les yeux, sans s'éloigner du capitaine, Galette comprit, en voyant le casque rouler sur le sol, le sacrifice qu'avait fait Clamsi pour leur sauver la vie. Secouée par tout ce qui venait de se produire, elle ne put retenir ses larmes plus longtemps.

 

Vingt minutes plus tard, Réo s'assit par terre à côté de la jeune femme. Il avait rétabli l'oxygène et nettoyé la cabine de pilotage, à défaut des autres pièces. Tous deux avaient alors pu retirer leur combinaison.

 

— Qu'allons-nous faire ? demanda Galette, ses larmes ayant tout juste cessé.

 

— Nous sommes en train d'errer dans l'espace, mais je pense pouvoir, peut-être, reprendre les commandes et piloter tant bien que mal. J'aurai besoin que vous m'assistiez. Je ne pourrai pas vous apprendre à piloter puisque je suis moi-même novice, mais en quelques jours vous saurez tout ce que je sais, vous pourrez me relayer pour que je dorme quelques heures par-ci par-là, et à deux nous devrions pouvoir nous débrouiller. Qui plus est j'ai lancé un appel de détresse ; peut-être nous enverra-t-on une équipe de sauvetage d'ici quelque temps.

 

— Pour ma part, j'ai quelques notions de médecine, ajouta Galette. Je pourrais veiller à notre santé. Cela dit il serait préférable que vous n'attrapiez aucune maladie.

 

Il rit.

 

— Nous allons rentrer sur Terre, Annie. Dans plus longtemps que prévu, c'est sûr, car il me faudra du temps pour me familiariser avec les commandes et retrouver le bon cap. Or ce sera nécessaire même si on nous envoie du secours. La route durera trois ou quatre ans, peut-être même cinq, mais nous finirons par y arriver. Nous ne sommes plus que deux, il y aura assez d'oxygène et de nourriture. Il vous faudra juste me supporter pendant tout ce temps.

 

— Je pense que ça va aller, répondit-elle en souriant.

 

Elle leva sur lui un regard plein de tendresse, qui se changea en grimace d'angoisse. Lorsqu'elle ferma les yeux, des larmes de résignation coulèrent sur ses joues.

 

— Que se passe t-i...

 

Réo s'interrompit de lui-même en voyant, sur le sol entre elle et lui, une goutte de sang qu'il avait apparemment oublié de nettoyer. Ce n'est que lorsqu'il en vit une seconde qu'il eut la présence d'esprit de se retourner pour voir son reflet dans le métal poli de la porte. Le sang n'était pas un oubli, il venait de sa narine. Il se rassit.

 

Les lumières des Lucioles projetaient toujours leurs jolies couleurs sur les murs tout autour.

  
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