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9 « La fée de la fontaine et la courtisane du marais »
Publié par Louisa Treyborac, le mercredi 31 octobre 2018

 Texte 16

 

La fée de la fontaine et la courtisane du Marais

 

 

Les circonstances réelles les plus horribles de la vie de cette pauvre Manon de Livraie parvinrent en filigrane dans la correspondance que sa marraine, Ninon de Lenclos avait entretenue avec celui qui en avait fait sa protégée de cœur. Encore que le fameux plumitif avait songé à abuser d’une jeune fille que la vie avait malmenée avant d’être repris pas sa conscience.

Et un exquis parfum de lavande !

Il avait alors tracé les contours de cette affligeante vie dans un recueil qui garantirait sa célébrité.

 

Lorsque la vieille courtisane du Marais parisien hébergea la malheureuse enfant, à deux pas de la Place Royale, et ce, trois années durant, l’état de prostration de cette jeune fille était tel que rien ne savait faire émerger un pâle sourire sur son pauvre visage. Devant le mutisme aussi persistant qu’affiché de cette Mademoiselle de Livraie, Ninon avait prévu avec ses amis et amants que sa pensionnaire ne ferait plus sa chattemite et leur livrerait ses secrets. Ce fut ainsi que Mademoiselle de Lenclos, aidée de  Charles de Sévigné, Jean de La Fontaine, Mademoiselle de Champmeslé et Charles Perrault se chargea d’infliger un traitement destiné à délier la langue de cette donzelle au regard constamment vide ou affolé. Un cocktail de vin mousseux de Champagne et additionné de quelques gouttes de laudanum avait commué la muette Manon en une incohérente exaltée déversant un fleuve de larmes assaisonné d’un flot de paroles chaotiques. Agitée de mille tourment, la filleule de Ninon permit à la digue de sa retenue habituelle de voler en éclats. Sa diatribe à s’en vriller les tympans sema effroi et consternation dans les rangs des cinq auditeurs, au demeurant enivrés d’étranges effluves suaves. Ils n’étaient pourtant pas nés de la dernière pluie, mais les dires de la malheureuse enfant dépassaient tout ce qu’il leur avait été donné d’ouïr à ce jour. Malgré cela, elle ne manifestait point de désir de se revancher.

Ninon et ses amis furent atterrés. Il leur avait semblé à tous pourtant que la sordide affaire des poisons atteignait les sommets du macabre. La cour avait tenté d’éradiquer comme de minimiser les exactions des empoisonneuses et leurs cortèges de meurtres par poudre de succession, messes noires et sacrifices d’enfants. Paris fut suspendu aux exécutions sur le bûcher en Place de Grève de la Voisin et ses congénères. Et les mondains du Marais se pensaient hors d’atteinte de l’horreur depuis ces sombres années.

Las, le récit extorqué à la jouvencelle leur inspira un tel dégoût et une telle nausée qu’ils prirent mesure de leur impuissance à l’égal du trouble qui les transperça. Charles Perrault, à l’orée d’un projet d’écriture fut le plus tourmenté. Ces textes qui deviendraient dix ans plus tard les Contes de ma mère L’Oye devaient  écrire et décrire les violences faites aux jeunes filles. De ce tumulte intérieur jailliraient Peau d’âne et Barbe Bleue. Cependant, l’intensité de l’angoisse de Manon le pétrifia. Ce fut accablé et perclus de crampes qu’il quitta la maison de Ninon prétextant un travail d’importance. Son malaise déteint sur la fiévreuse Mademoiselle de Champmeslé qui, tenaillée par l’anxiété s’enfuit littéralement, le visage si jaune que nul blanc de céruse n’en fut venu à bout. Jean de La Fontaine, hagard et l’esprit en déroute, lui emboita le pas et Charles de Sévigné, éteint et piteux, bouda pour la première fois la couche de la toujours divine Ninon malgré son grand âge. Il laissa derrière lui l’enveloppe de soie que la délicatesse lui faisait déposer auprès de la cassette de la galante sans même lui baiser la main.

Quant à Mademoiselle de Livraie, elle gisait entre le ployant et les rideaux de damas, pâle comme la mort. Cette blême demoiselle avait crevé l’abcès purulent et sommeillait comme un angelot sous l’effet des substances administrées par la bonne marraine. Aussi Ninon, soudainement désœuvrée et solitaire, fut si nerveuse que les oreilles lui bourdonnaient. Elle affuta sa plume d’oie et retranscrit de mémoire, non sans une violente émotion, le flot de la narration de la pauvrette assoupie.

Lorsque par la suite, la malheureuse Manon fut ballottée à travers l’Europe en quête d’un havre de paix, Ninon ajouta à son parchemin les nécessaires lignes portant à la complétude le roman de la vie de sa pitoyable filleule.

Ainsi, le grand Perrault s’informait, par l’entremise de Mademoiselle de Lenclos qu’il avait mandé pour cette tâche, des pérégrinations de l’oiselle blessée.

 

Voici en substance le contenu de ce manuscrit inédit de cette vieille courtisane. Charles Perrault avait dissimulé derrière son portrait exécuté par Mignard, et il s’en fallut de peu qu’il ne fut porté à la connaissance de quiconque.

 

Vie de Manon de Livraie

Par Mademoiselle Ninon de Lenclos

En résidence au XXXVI Rue des Tournelles à Paris

À l’attention de mon très cher ami Charles Perrault

 

La veuve de Livraie ne pleura pas son époux. Elle se trouvait fort heureusement catholique alors que Guillaume de Livraie, gentilhomme de Châtillon-sur-Loing, était un de ces huguenots honnis dans notre beau royaume de France. Au pays du Roi Soleil, être attaché à la religion prétendument réformée privait quiconque de tenir le haut du pavé. Écumante de rage, l’ambitieuse Anne de Livraie persiflait à tout crin à la recherche d’entrées dans le monde comme à la cour.

Aussi, maussade et renfrognée, maudissait-elle son pieux mari. En l’an de grâce MDCLXXXVII, l’odieuse créature organisa la venue des Dragons du Roi avec la complicité de son vil frère. L’infortuné Guillaume de Livraie fut égorgé en la présence impavide d’Anne sa femme, mais aussi de leurs deux filles. La mère Livraie, nullement éplorée de son veuvage, assura que nulle abjuration n’était nécessaire, vu qu’elle était née dans la religion romaine. Car si Châtillon se partageait entre la rue de l’Enfer, l’antre maudit du culte des huguenots et celle du Paradis, siège de l’évêché des Romains, Anne assurait être de l’Eden d’ordonnance royale, à savoir la religion du souverain.

Quand à sa descendance, Fanchon l'aînée lui ressemblait si fort et d'humeur et de visage, que qui la voyait voyait la mère. Elles étaient toutes deux si désagréables et si orgueilleuses qu'on ne pouvait vivre avec elles. Leur piété extérieure servait de carapace à laquelle ni mâtines, ni laudes ou même vêpres n’en feraient rien changer. La dureté de leur cœur n’avait d’égale que la laideur de leurs traits. Manon la cadette, qui était le vrai portrait de son Père pour la douceur et pour l'honnêteté, était avec cela une des plus belles filles qu'on eût su voir. Les cantiques et psaumes réformés de son père emplissaient son cœur du lever au couchant. Pour ses seize ans, son père lui avait remis son propre psautier dont elle ne se séparait plus jamais. Comme on aime naturellement son semblable, la Livraie était folle de sa fille aînée, et en même temps avait une aversion effroyable pour la cadette. Elle la faisait manger à la cuisine et travailler sans cesse. Manon était devenue servante en sa propre maison quand Fanchon et la mère Livraie se pavanaient avec force rubans, bustiers rebrodés et colifichets. Il fallait entre autres choses que cette pauvre enfant allât deux fois le jour puiser de l'eau à une grande demi-lieue du logis, et qu'elle en rapportât plein une grande cruche. Elle devait aussi trouver le bois et entretenir les feux des chambrées et se contenter, pour ne point geler, de gésir auprès des braises de l’âtre qui avaient servi à la cuisson des bouillons et des rôtis.

La venue des Dragons du Roi avait fait décupler sa peine. Ils s’acharnèrent à détruire tout ce qui peu ou prou rappelait la foi exécrable qu’ils combattaient avec rage au nom de Louis le Grand. Car ces mercenaires le désignaient toujours comme Notre bon Roi Très-Chrétien. Ces soldats férus des lubies des Jésuites avaient tous les droits sur leurs concitoyens hérétiques, et ce, par décret royal. Cependant, la mère Livraie avait bien précisé que la catholique Fanchon ne devait être souillée sous aucun prétexte puisque justement promise en épousailles à un capitaine de Dragons. La Manon en revanche pouvait faire office de fille à soldats pour la dizaine de soudards qui occupaient la place puisqu’elle tenait à sa religion prétendument réformée malgré l’effroi qu’avait suscité l’assassinat sous ses yeux de son huguenot de père. La pauvre enfant dut endurer d’être jetée en pâture à ces brutes par sa propre mère. Les barbares soldats ne se firent pas prier pour la faire tourner de couches en paillasses à toute heure du jour ou de la nuit, avant de la renvoyer, souillée et nauséeuse à sa cheminée fumante tandis qu’ils achevaient de boire le contenu du cellier de son père.

La lointaine source où puiser en amont du Loing, avec son lot de lourdes cruches, autrefois chemin de peine et de douleur, devint l’unique lieu de refuge où ces gens d’armes ne s’aventuraient point. Or, un jour que Manon était à cette fontaine, il vint à elle une pauvre femme qui la pria de lui donner à boire.

— Oui-da, ma bonne mère, dit cette belle fille.

Et rinçant aussitôt sa cruche, elle puisa de l'eau au plus bel endroit de la fontaine, et la lui présenta, soutenant toujours la cruche afin qu'elle bût plus aisément.

La bonne femme, ayant bu, lui accorda pour don « qu'à chaque parole que vous direz, il vous sortira de la bouche soit un parfum de fleur, soit la connaissance précise d’une bénédiction divine à prononcer envers un congénère. » Puis, la vieille femme exhiba le psautier qui se trouvait comme par magie caché au creux d’un vénérable chêne. La malheureuse enfant ne savait comment remercier cette pauvresse aux haillons hideux. Celle-ci répondit que telle une biche assoiffée près d’un courant d’eau, elle s’était désaltérée au point de ne rien souhaiter de plus. Lorsque Manon, toujours belle demoiselle malgré les sévices répétés arriva au logis, sa mère la gronda de revenir si tard de la fontaine.

— Je vous demande pardon, ma mère, dit cette pauvre fille, d'avoir tardé si longtemps.

Et en disant ces mots, il lui sortit de la bouche un parfum de rose et de lys odorant.

— Que vois-je là ! dit sa mère toute étonnée ; je crois qu'il lui sort de la bouche des parfums dignes des princesses du sang : d'où vient cela, ma fille ?

Il fut notable que ce fût là la première fois qu'elle l'appela sa fille au point que le capitaine des Dragons éructât qu’il croyait la Manon servante, et non point gente demoiselle en cette demeure. La pauvre enfant raconta naïvement à l’auditoire tout ce qui lui était arrivé, non sans jeter une infinité d’effluves qui emplissaient la pièce de leur suavité. Puis, se tournant vers le cocher de son père, elle lui sourit en lui annonçant que son épouse serait bientôt consolée de la mort de ses enfants par la venue de jumeaux qui malgré une apparente maigreur seraient robustes, vaillants et dotés d’un fort aimable caractère.

— Vraiment, dit la mère, quelle rencontre étonnante en cette bête source ! Vite, il faut que j'y envoie prestement ma fille préférée ; tenez, Fanchon, voyez ce qui sort de la bouche de votre sœur quand elle parle ; ne seriez-vous pas bien aise d'avoir le même don ? Vous n'avez qu'à aller puiser de l'eau à la fontaine, et quand une pauvre femme vous demandera à boire, lui en donner bien honnêtement.

— Il me ferait beau voir, répondit la brutale sœur de Manon. Moi, avec mes mains blanches et délicates, aller à la fontaine.

— Je veux que vous y alliez, reprit la mère, et tout à l'heure.

 

Elle y alla, la Fanchon, mais toujours en grondant. Elle prit cependant le plus beau Flacon d'argent qui fut dans le logis et son chaud mantelet doublé d’hermine.

Elle ne fut pas plus tôt arrivée à la fontaine qu'elle vit sortir du bois une Dame magnifiquement vêtue qui vint lui demander à boire : c'était la même Fée angélique qui avait apparu à sa sœur, mais qui avait pris l'air et les habits d'une Princesse, pour voir jusqu'où irait la malhonnêteté de cette méchante fille.

— Est-ce que je suis ici venue, lui dit cette brutale orgueilleuse, pour vous donner à boire ? Justement j'ai apporté un Flacon d'argent tout exprès pour donner à boire à Madame ! J'en suis d'avis, buvez à même si vous voulez.

— Vous n'êtes guère honnête, reprit la Fée, sans se mettre en colère ; hé bien ! puisque vous êtes si peu obligeante, je vous donne pour don qu'à chaque parole que vous direz, il vous sortira de la bouche l’haleine fétide d’un de ces soulards engorgés qui vomissent chaque nuit dans les paillasses de vos écuries. Et comme de l’abondance de la malfaisance perverse de votre cœur, votre bouche parle, vous maudirez en permanence ceux qui vous entourent, habitée que vous êtes de votre narcissisme égoïste.

D'abord que sa mère l'aperçut, elle lui cria :

— Hé bien, ma fille !

— Hé bien, ma mère ! lui répondit la brutale, en hoquetant tant et plus dans une senteur pestilentielle. Sois maudite, Anne de Livraie, de m’avoir envoyé quérir de l’eau comme un souillon.

— Ô ciel ! s'écria la mère, que dois-je flairer là ? C'est sa sœur qui en est cause, elle me le paiera.

Et aussitôt elle courut pour la battre.

Manon, la pauvre enfant s'enfuit, et alla se sauver dans la Forêt prochaine. Le jeune Duc du Maine, fils légitimé du Roi qui revenait de la chasse la rencontra et la voyant si belle, lui demanda ce qu'elle faisait là toute seule et ce qu'elle avait à pleurer. Elle n’avait à l’évidence aucune idée de l’identité de ce gentilhomme, aussi elle l’adressa avec l’honnêteté et la franchise les plus pures.

— Hélas ! Monsieur, j’ai pour nom Manon de Livraie. Or, c'est ma mère qui m'a chassée du logis, dit la pauvre Manon en exhalant un jardin de fragrances. Mais sachez, Monsieur, que vous serez toujours le fils préféré de votre père et que vous serez contrairement à lui empreint de bonté et de gentillesse toute votre vie durant.

Le fils du Roi, qui huma les exquis effluves, la pria de lui dire d'où cela lui venait. Elle lui conta toute son aventure. Ce prince du sang en devint amoureux, et considérant qu'un tel don valait mieux que tout ce qu'on pouvait donner en mariage à un autre, il voulut l'emmener à Versailles, au Palais du Roi son père, pour l’y présenter et l'y épouser. Manon fut charmée par tant de tendresse et d’attention. Malheureusement, à la vue de son psautier et à l’aveu de sa religion, il fut saisi d’autant d’angoisse qu’il était submergé de compassion. La mener au château exposerait à nouveau la belle aux pires exactions. La jouvencelle serait traquée pour hérésie par les Dragons du Roi qui la ferait enfermer au couvent des Visitandines. Il se devait de l’abriter en un lieu sûr. Son titre et son rang en effet n’y suffiraient point pour la soustraire à la vindicte royale. Car nul ne peut contredire l’édit du monarque suprême, en fut-il le propre fils.

Quant à la Fanchon, elle se fit tant haïr par ses paroles de haines assaisonnées d’un écœurant fiel, que sa propre mère la chassa de chez elle ; et la malheureuse, après avoir bien couru sans trouver personne qui voulût la recevoir, alla mourir au coin d'un bois.

Manon n’en était point quitte pour autant. À la merci de soudards qui traquaient l’hérétique, le jeune Duc du Maine dut se résoudre, pour la sauver, à lui désigner une étrange marraine. Il advint qu’elle se présenta chez moi qui suis une courtisane ouvertement athée et atrocement libertine. Tel fut le choix du bâtard royal pour cacher cette pauvre colombe blessée. Il était paradoxal qu’au royaume de France, les lieux de perdition les plus raffinés pussent être des remparts salvateurs contre la furie des Jésuites. Partageant la dissipation de leurs contemporains, ces derniers traquaient le débauché pour la forme, mais sans efficacité voulue. En revanche, ils pourchassaient le protestant pour la faveur royale, et ce, sans y mettre de mesure. Manon de Livraie trouva ainsi refuge en ma maison, chez Ninon de Lenclos, au milieu des tentures luxuriantes que m’avaient offertes tous mes amants. Cependant, ma vie de plaisirs et de dissipation lui inspirait autant de dégoût que d’apaisement. Prostrée de jour comme de nuit, l’encombrante offrande du Duc du Maine ne quittait point un ployant auprès du feu et son psautier réformé qu’il fallait cacher à la venue des abbés libertins. Mais cette curiosité notoire fit que mon salon obtint un regain d’intérêt au Marais lors que je me trouvais déjà bien décatie.

Assurément, le tout Paris mondain se précipita de cinq à neuf heures dans ma demeure sise au numéro XXXVI de la Rue des Tournelles pour observer cette étrange jeune mutique. Pourtant, muette, elle ne l’était point. Si l’un ou l’une de mes nombreux amis, voire même mes amants se risquaient à lui présenter quelque douceur, un massepain, une confiture sèche ou bien une tasse de ce chocolat qu’appréciait tant feu la reine de France, elle prononçait un timide merci qui embaumait tant le muguet ou le jasmin que l’odeur de la fange et du ruisseau crotté, si prégnante à la capitale se trouvait chassé comme par enchantement. Ces messieurs essayèrent de l’enjôler, et ces dames de la cajoler sans n’y point réussir. Elle demeurait enfermée dans un monde intérieur qui semblait aussi impénétrable qu’une pâle nonne des Ursulines.

La résistance tenace toute empreinte de résignation de l’effarouchée me rappela Françoise d’Aubigné, la jeune veuve Scarron, telle qu’entrevue à notre première rencontre. Cette nigaude affichait, dans ces heures anciennes, une extrême pruderie due à son héritage huguenot ancestral. Je tentai de narrer la vie de cette dernière à Manon, pensait qu’elle s’y reconnaîtrait quelque peu. Françoise dès l’âge de seize ans n’avait-elle pas dû subir tous les attouchements de ce vieux pervers cul-de-jatte de Scarron et chauffer sa couche pendant les huit années de leur mariage ? N’avait-elle pas fini par effacer sa résistance aux plaisirs de la chair dans les bras de mon beau Louis de Mornay, précieux Marquis de Villarceaux ? Mais Manon semblait affecter un tel désarroi à ce récit libidineux que c’en était, selon moi, pitoyable. L’idée même d’un épanouissement charnel lui paraissait incongrue et je lisais cette outrance à mon goût de l’exaltation des sens dans ses yeux effrayés. Je pensais malgré tout ajouter pour bonheur l’histoire de l’ascension de cette ancienne amie. Comme Manon, je l’avais bien reçue chez moi, et ce fut à son bénéfice. L’ingénue siégeait timidement quelques années auparavant sur ce même ployant, désormais fané de teinte et défraîchi, que la petite Mademoiselle de Livraie occupait en cet instant. Elle s’ingéniait à allumer des flammes dans le cœur de mes amis qui se consommaient en frustrations aigües et sans consentement. Il m’était plaisant de narrer à Manon par le détail l’élévation sublime et soudaine de cette pauvre Scarron. Françoise n’avait-elle pas été la nourrice de ce même petit Duc du Maine qui fut légitimé fils du Roi ; celui-là même qui escorta de sa main Manon de Livraie jusqu’à ma porte sans pour autant daigner pénétrer dans mon antre de perdition ? L’obscure d’Aubigné n’était-elle pas de venue l’une des favorites du Roi Soleil avant d’obtenir d’être désignée comme Marquise de Maintenon par Louis XIV en personne. N’avait-elle pas épousé en noces secrètes ce même Louis le magnifique et ne dictait-elle pas sur Versailles sa loi de pieuses dévotions, toutes catholiques et romaines fussent-elles ?

Las ! Ce discours restait lettre morte. Le regard de Manon en disait long sur la désapprobation teintée d’effroi qui s’esquissait sur sa peau diaphane de morte vivante. Ombre décharnée, elle déambulait en ma demeure comme une âme en peine que les plus belles fables de Jean de la Fontaine ou les mots d’esprit de Charles Perrault ne savaient dérider. Elle persistait à se détourner de mes amis libertins et libres penseurs en leur opposant un mutisme dépourvu d’exhalaisons. J’en conclus que toute la simplicité de la pureté virginale que les Dragons de notre Roi dit Très-Chrétien avaient piétinée sans relâche avait conféré à cette étrange beauté un abyme infini de tristesse moribonde. Seul son psautier, rescapé du vieux chêne et une Bible écornée de la réforme qu’un abbé de mes amants avait détournés d’un pillage des Jésuites semblaient toucher son âme. Je n’y voyais goutte, si ce n’est un récit de douleur mortifère. Cependant elle y puisait intense consolation et affabilité égale. Ses chants embaumaient le thym, le musc ou la lavande. Et mon salon ravissait par les sens de ces délicates senteurs. Les mois passèrent avec leur lot de monotonie, la douceur de Manon et les douleurs de mes rhumatismes.

Et pourtant, ma maison a permis à Manon de retrouver peu à peu un pâle sourire. J’étais résolue à l’issue de son effroyable récit à la faire sortir du royaume de France. Cette habile manœuvre me libérait du joug de sa présence sans alerter le Duc du Maine. Je voulais aussi la soustraire à la traque des Jésuites afin de la remettre entre des mains issues de la foi réformée. Je pensais que fréquenter ses coreligionnaires fût finalement l’unique truchement pour déposer un baume sur son indicible souffrance. Seulement, les régiments de Dragons quadrillaient toujours le pays, traquant le huguenot en fuite et les sans-papiers sur les frontières. Honni était qui tentait de sortir de France sans la royale permission. La quête n’était point aisée pour la vieille courtisane cloitrée en son Marais et percluse de rhumatismes que j’étais devenue.

C’est alors que la providence vint au secours de Mademoiselle de Livraie, ma malheureuse protégée. Mon amie Christine de Suède, dont les mœurs s’apparentaient à mes goûts, demeurait en correspondance avec moi depuis les presque trente années de son abdication dans son refuge italien. Je lui avais décrit les cauchemars endurés par la jeune fille miséreuse. Elle me proposa lors de nos échanges épistolaires de faire mener ma frêle filleule vers l’Italie. Elle proposait de  la dissimuler habilement dans un convoi de calèches. Affrété par une délégation de Suède de ses amis, ce train de trois coches devait quitter Paris sous peu en direction de Rome. Le mutisme et la pâleur souffreteuse de la jeune fille la donneraient pour issue des Vikings dans les auberges et à tous les postes-frontière. Nul n’en concevrait le moindre soupçon. La pauvre enfant accepta ce transfert de sa personne dans l’espoir de rejoindre, depuis l’infâme cité papale, le doux pays de Suisse où la communauté huguenote était légion.

Or, la cité romaine et la compagnie de la frivole ancienne monarque de Suède assénèrent un coup de grâce et d’effroi à cette pauvre enfant. Elle fut en effet tourmentée par le récit ancien d’un assassinat qu’elle discerna par un enchantement cauchemardesque. En MDCLVII, la reine Christine fit périr par le poignard Monaldeschi son l’écuyer dans la royale résidence du château de Fontainebleau. Le revenant de cet amant trahi hantait chaque pas de la souveraine du Nord sans qu’elle ne s’en doutât un instant. Seule, la sensibilité spirituelle de Manon percevait la sanguinolente présence éthérée. Déjà, savoir que le lieu de cette tragédie était celui même où le Roi Louis XIV avait rédigé l’édit de Fontainebleau torturait la malheureuse enfant. Or cet édit, révoquant celui de Nantes, avait précipité l’exécution par les dragons du gentilhomme de Livraie, son propre père. Cette similarité de circonstances porteuses de morts était un supplice sans nom. Ainsi percevoir la visitation du fantôme dans cette ambiance de forfaiture et de meurtre dépassait l’entendement dans le cœur meurtri de Manon. J’avais pensé abriter la pauvrette en l’expédiant vers Rome et voici qu’en chemin, l’horreur absolue et ineffable s’attachait toujours plus à ses pas. Ce fut dans un déluge de fragrances toutes plus exquises les unes que les autres, laurier, lavande, muguet et fleur d’oranger que Mademoiselle de Livraie exposa à Christine de Suède la pourriture de cet environnement fantomatique maudit. Puis elle l’exhorta à une de ces repentances contrites dont les huguenots ont le secret. Christine m’écrivit qu’elle n’eut plus qu’une quête obstinée : se débarrasser de l’encombrante fausse muette et des tourments occasionnés par ses propos  austères.

 

C’est alors qu’un autre oiseau blessé fit son apparition. Jorgen Sorensen, âme en peine et essence jumelle insoupçonnée de la douce créature était venu de la lointaine Suède pour payer un compliment à sa royale tante et parfaire son inclination pour la peinture classique auprès de maîtres italiens. Il se perdait en désolation dans ses mélancoliques toiles quand les chants tirés du psautier firent écho au penchant de luthéranisme dont il était issu.

Leurs regards se croisèrent et ils se reconnurent comme s’ils s’étaient connus depuis toujours. À l’instar du Duc du Maine, il était un bâtard royal de la cour de Suède, vrai prince du sang à la recherche de cette âme sœur que moult voyages au travers de l’Europe n’avaient conduite jusqu’à lui. Il n’eut de cesse de l’épouser au plus vite tandis que mon amie Christine les expédiait par la première calèche dans le nord glacé. Je demeure émue à la pensée que cette chère Manon incomprise ait pu sortir du royaume de France pour proférer librement ladite religion qui fit condamner son père tout en convolant en justes noces avec le romantique Jorgen entre psaumes et langueurs parfumées.

Adieu Manon de Livraie ! Bonjour Madame Sorensen !

Je tressaille à la pensée que depuis le Marais, moi, la vieille libertine du salon de la rue des Tournelles ait pu orienter la vie d’une enfant si malheureuse pour qui tout semblait ourdi à dessein pour parachever sa destruction. L’infortunée fut en effet maltraitée par la vie, sa mère, les soudards et les édits de son Roi. Cependant, je supputai que le Dieu de la Réforme se servait de la Marie-Madeleine que je suis pour sauver sa perle précieuse aux parfums capiteux. Ah, mon cher Charles ! J’en contiens à peine ma liesse à tel point que j’embrasserais presque leur religion prétendument réformée. Cependant, je me sens trop vieille pour subir les dragonnades du Roi Louis, même si à quatre-vingts ans passés, je ne bouderais jamais la venue d’un nouvel homme sur ma couche, jeune de surcroît.

Mais cela, vous ne le savez que trop bien.

 Charles Perrault tira des mésaventures de Manon de Livraie son récit nommé Les Fées. Il eut dans l’idée que Ninon était décidément une surprenante et merveilleuse marraine. Nonobstant il y fit ajout comme il n’est pas courant, de deux moralités. Elles auraient ravi la jeune madame Sorensen s’il lui avait été donné d’en connaître la teneur.

Moralité

Les diamants et les pistoles,

Peuvent beaucoup sur les esprits ;

Cependant les douces paroles

Ont encore plus de force,

Et sont d’un plus grand prix.

 

Autre Moralité

L’honnêteté coûte des soins,

Et veut un peu de complaisance,

Mais tôt ou tard elle a sa récompense,

Et souvent dans le temps

Qu’on y pense moins.

  
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