D'après "Les Fées"
Il était une fois un charmant petit village, niché au milieu des bois, où semblaient régner le calme et la sérénité. Pourtant, lorsqu’on s’y intéressait d’un peu plus près, on y ressentait rapidement un étrange malaise. Un terrible secret planait sur les habitants impuissants ; il était connu sous le nom de « la malédiction ». Elle s’invitait dans toutes les discussions et tourmentait tous les esprits, si injuste et si effrayante. Personne ne savait ni quand ni pourquoi elle était apparue ; elle était là et on ne pouvait y échapper. Certains avaient bien essayé de fuir, mais elle les avait rattrapés et quelques exemples avaient suffi à faire comprendre aux autres que prendre la poudre d’escampette n’était pas une option envisageable.
Dès que le soleil commençait à s’enfoncer sur l’horizon, on assistait ainsi à un bien étrange rituel ; les gens chassaient leur progéniture de chez eux et se barricadaient, attendant impatiemment que le jour revienne et les délivre pour quelques heures de ce terrible destin. Car la malédiction ne touchait que les enfants, ce qui la rendait si cruelle et si insupportable. Lorsque la nuit tombait, elle faisait d’eux de véritables monstres, transformant et tuméfiant progressivement leur petit corps fragile et délicat en créatures difformes, inhumaines et agressives, sans cœur et sans âme, guidées et animées par leur soif de chair et de sang. Leur voracité était telle que les chances de survie à l’extérieur étaient infimes. Les nuits n’étaient qu’angoisses et insomnies pour les adultes perturbés et terrifiés par les cris poussés par ces mutants, et inquiets pour le sort de leurs petits. Et chaque matin, le même spectacle d’horreur s’affichait dans les rues du village : des trainés de sang, des cadavres d’animaux dépecés et déchiquetés, et parfois même des corps d’enfants-monstres dévorés par leurs congénères.
C’est dans ce sympathique petit bourg, à l’orée du bois, que vivait Rose, une jeune femme, belle, douce et mélancolique. Elle s’évertuait sans relâche à se montrer la plus parfaite possible, mais ses efforts étaient vains ; quoi qu’elle pût faire, son ainée emportait toujours les faveurs de leur mère. Elle était devenue au fil des années leur souffre-douleur et le manque d’amour maternel la faisait particulièrement souffrir.
Un soir, les deux femmes malveillantes poussèrent leur cruauté à l’extrême ; elles chassèrent la malheureuse de la maison, l’obligeant à passer la nuit dehors, exposée au danger que tous connaissaient et redoutaient. Une larme coula sur la joue de la jeune sœur. À sa peur infinie se mélangeaient son chagrin et son désespoir d’être ainsi à nouveau rejetée et condamnée.
Lorsque le jour fut parfaitement endormi, elle se retrouva ainsi seule, vulnérable et tétanisée au milieu de la forêt hostile, cherchant une cachette, un refuge qui saurait lui sauver la vie. Elle marcha timidement dans la pénombre, les yeux écarquillés, tandis qu’elle écoutait avec inquiétude les bruits de la nuit. Au-delà de sa respiration paniquée, d’autres sons inquiétants parvinrent à ses oreilles aux aguets ; le vent, qui sifflait et soufflait dans l’obscurité, ce lit d’automne fait de branches et feuilles mortes qui craquaient et crissaient sous ses pas hésitants, ces cris inquiétants d’on ne sait quels animaux nocturnes. Soudain, elle reconnut les grognements caractéristiques qu’elle redoutait tant. Ils étaient là, ils se rapprochaient, ils allaient la trouver. Paniquée, elle tourna la tête dans toutes les directions et finit par apercevoir un premier monstre. Il avait une démarche chancelante, mais néanmoins rapide. On aurait dit que sa peau sombre était en train de pourrir. Son visage difforme était maculé de sang, et ses yeux vides et globuleux la fixaient inlassablement. À nouveau, il émit un son rauque et disgracieux, tandis que derrière lui apparurent d’autres de ses congénères qui s’avancèrent, les mains tendues vers elle, tels des zombies. Elle courut sans réfléchir fuyant de toutes ses forces, traquée comme un animal. Sa survie était en jeu.
Après quelques kilomètres, à bout de souffle, elle s’agenouilla au pied d’un arbre massif le temps de reprendre sa respiration. Elle n’osait regarder ; les avait-elle semés ? Inquiète, elle se risqua à jeter un œil. C’est alors qu’une main se plaqua sur sa bouche, tandis qu’une seconde s’agrippa à son cou. Elle crut sa dernière heure sonnée. Son cœur affolé tambourina frénétiquement dans sa poitrine. Ses yeux s’exorbitèrent, paniqués. Elle poussa un cri qui s’étouffa funestement dans la paume de son ravisseur. Mais la main n’était pas molle et répugnante et son odeur n’était pas suffocante. « Chut, je ne te veux pas de mal », chuchota son agresseur. Il desserra son étreinte et elle se retourna vers son curieux interlocuteur, reprenant peu à peu ses esprits. Un être de petite taille la regardait. « Je suis un farfadet, dit-il, je me suis égaré trop loin de ma cabane, aide-moi à trouver un abri. » Sans hésiter, elle porta sur son dos l’étrange personnage et reprit sa course dans la forêt. Ils finirent par trouver refuge dans une petite grotte où ils passèrent la nuit à l’abri du danger.
Le lendemain, tandis qu’elle raccompagna son nouvel ami jusqu’à sa maisonnette, elle lui raconta son histoire. « Tu peux rentrer sereinement chez toi, je t’octroie le don de voir fleurir dans tes mains billets et pièces d’or à chaque fois que tu ouvriras tes mains », annonça le farfadet. Elle ouvrit ses poings, incrédule, et regarda émerveillée ses paumes remplies d’argent.
Forte de ce pouvoir, elle retourna au domicile familial. Lorsque sa mère aperçut ses mains chargées d’or, elle accueillit sa fille chérie à bras ouvert. Elle la questionna et Rose lui expliqua sans retenue ses péripéties.
Envieuse, la sœur malveillante ne mit pas longtemps pour aller frapper à la porte du lutin. Elle lui proposa son aide, mais il avait bien compris que sa proposition était malhonnête et purement intéressée. Avec un petit sourire narquois, il se décida malgré tout à lui octroyer ce don tant convoité sans même lui demander quoi que ce soit en retour. Elle ouvrit ses mains et jubila en y voyant apparaître l’argent. Elle rentra chez sa mère, se sentant fière, toute puissante et prête à dominer le monde grâce à son nouveau pouvoir.
La jeune sœur s’installa au cœur du village et fit profiter de sa richesse à tous ces parents désespérés et impuissants. Elle fit construire un hôpital où les enfants furent confinés la nuit, et engagea des chercheurs et autres sorciers pour tenter de guérir enfin les pauvres chérubins.
La sœur ainée fit un usage bien plus personnel de sa fortune. Elle se construisit une forteresse, et se paya les services de gardes pour se protéger des créatures. Égoïste et méprisante, elle repoussa toutes les mains tendues qui lui réclamaient de l’aide. Elle perdit même jusqu’à l’amour de sa mère que lui avait tant envié sa cadette, tant elle fut haïe de tous. Lorsqu’elle tomba malade, personne ne lui vint en aide et elle finit par mourir, seule, emmitouflée dans ses draps de soie, dans sa somptueuse chambre, à l’étage de sa grande et luxueuse demeure.
Le remède fut trouvé quelques mois plus tard et le village retrouva enfin calme et sérénité, libéré de la malédiction. Rose fut considérée comme la sauveuse et fut choyée et adulée par tous les habitants. Elle trouva l’amour et eut plusieurs enfants qui, à la nuit tombée, purent dormir paisiblement. Ils possédèrent bien sûr chacun leur personnalité propre, plus ou moins proche de la sienne, mais elle veilla toujours à leur apporter à tous la même affection.