Lecture d'un chapitre
5 « Les Contes d'Halloween »
12 « La tour blanche »
Publié par Beatrice Aubeterre, le mercredi 31 octobre 2018

 D'après "La Belle au bois Dormant"

 

 

« C’est une forêt de ronces, dont les tiges, aussi dures que l’acier, sont armées d’épines longues comme le doigt. Si tu parviens à la traverser, tu trouveras en son cœur un château de pierre blanche, où dorment d’incroyables richesses. Quand tu y pénétreras, tu suivras une musique silencieuse qui ne parlera qu’à ton cœur et tu trouveras une princesse endormie par un sortilège… Seul un baiser peut l’éveiller. Et ta vie lui sera dédiée jusqu’à la fin des temps… »

Jonas reposa son verre avec un bruit sec, prêtant pour la première fois attention au vieux soûlaud blotti près du poêle. Jusqu’à présent, il n’avait pas écouté une seule de ses paroles. Sa voix lui parvenait comme le bourdonnement d’une mouche, un son vaguement agaçant dans la cohue habituelle des bars mal famés.

« Qu’est-ce que tu racontes, l’ancêtre ? »

Le vieil homme tressaillit ; la vie dans ces taudis l’avait visiblement malmené.

« Payez-lui un autre verre, j’m'en lasse pas ! » hurla un ouvrier baraqué, la casquette vissée au crâne.

« Avec ta tune, alors ! », répliqua un petit maigre, tout aussi rougi par l’alcool.

Jonas tourna la tête vers le vieillard : des vêtements rapiécés, des cheveux gras qui coulaient le long de son visage, une barbe de trois jours… Il semblait échoué sous les poutrelles du plafond comme un sac de détritus. Mais lui-même n’était pas mieux loti. Il ne supportait pas de travailler dans les usines, mais il ne possédait ni fortune ni talent. Quand la vie vous refusait sa part la plus lumineuse, était-ce un mal de croire aux contes de fées ?

« Je paye pour lui ! »

Il se leva et lança vers le bar sa dernière pièce. Le patron bougea sa bedaine et remplit de pisse d’âne un godet qu’il fit glisser le long du comptoir. Une main tordue par l’âge l’attrapa ; Jonas rencontra une paire d’yeux remarquablement clairs. Le vieillard brandit un doigt vers le jeune vagabond :

« Toi… toi ! Je suis certain que tu pourrais y arriver… Loin, très loin sous la forêt d’épines… »

Il caqueta de rire ; un papier froissé atterrit aux pieds de Jonas. Il se pencha pour le ramasser.

Il s’agissait d’un morceau de plan, où figurait en blanc sur fond bleu une série de bâtiments et de données techniques. Il haussa les épaules, songeant à le jeter, mais il changea d’avis et le fourra dans sa poche.

 

 

Quinze jours plus tard, il regrettait toujours de ne pas avoir gardé sa pièce pour une dernière bière. Il avait tenté de travailler dans une fonderie, mais il avait pris la fuite après deux heures de ce labeur abrutissant. Jonas n’était pas né pour ce style d’esclavage, certainement pas ! Ni pour vivre de la charité, comme les flemmards et les impotents. Tout ce qu’il voulait, c’était s’éloigner de cet endroit. Voir le ciel bleu, pas ce plafond grisâtre envahi de fumée.

En cherchant une piécette oubliée, peut-être, dans le fin fond de ses poches, il retrouva le plan. Il se laissa tomber sous la pile d’un pont et le déplia, en le lissant sur son genou. Mais cette fois, les choses lui parurent plus claires : le site représenté lui rappelait beaucoup l’usine désaffectée au sud de la ville. Plus personne ne savait à quoi elle avait pu servir. Elle ressemblait à une forêt de tuyaux hérissés de pointes, au centre de laquelle…

Mais oui ! La tour blanche ! Enfin, blanche, c’était un bien grand mot. Un haut bâtiment industriel tarabiscoté en pierre grisâtre. Qui aurait pu mettre une princesse là-dedans ?

« Tu n’as rien à perdre, Jonas… »

Il cracha sur le sol pour se donner du courage. S’il attendait avant d’agir, il aurait le ventre encore plus vide et ses forces le déserteraient.

C’était ce soir… ou jamais.

 

 

Il dut faire trois fois le tour de la clôture pour trouver une entrée : un barreau à demi décelé, qu’il écarta pour se frayer un chemin vers la cour des tuyaux. Mais à partir de là, les choses se compliquèrent.

Il régnait sur les lieux une étrange puanteur, mélange de végétaux en décomposition, d’eau stagnante, de charogne… mais Jonas avait bien souvent dormi dans des ruelles qui ne dégageaient pas un meilleur parfum. Le sol gras collait à ses souliers rafistolés de toutes parts, au point qu’il craignait d’en laisser des morceaux dans la fange. Tandis qu’il s’avançait dans cette forêt artificielle, il entendit le bruit d’un liquide poisseux qui gouttait dans la boue. Des ombres aux yeux luisants filaient autour de lui en piaillant. Quelques formes plus grandes sautaient d’une canalisation à une autre. L’une d’elles bondit juste devant lui et planta ses griffes dans le corps d’une proie, dont retentit la clameur d’agonie.

Troublé, Jonas s’accrocha au tuyau le plus proche. Le métal corrodé s’effrita sous ses doigts. Il sentit couler sur sa main une substance visqueuse à l’odeur méphitique, qui lui rappela celle du sang pourri. Dégoûté, il s’essuya sur ses vêtements. De toute façon, s’il trouvait la richesse de ce « château », il pourrait se payer toute une garde-robe !

La lumière descendait rapidement. Il ne devait surtout pas s’attarder ! Une fois la nuit tombée, sa misérable lanterne ne suffirait pas à éclairer le chemin.

À présent que l’ombre gagnait cette étrange « forêt », Jonas pouvait voir les pointes qui hérissaient les tuyaux crépiter comme si des éclairs miniatures en émanaient. Par deux fois, il en effleura une et ressentit un choc qui laissa son corps engourdi une poignée de secondes. Il décida de se montrer plus attentif.

Enfin, le vagabond parvint au bâtiment central. Mais hélas, même après en avoir fait le tour complet, il n’aperçut aucune issue pour y pénétrer. Il commençait à désespérer quand il entendit le bruit d’un ruisseau qui coulait.

Une tranchée qui canalisait le trop-plein d’eau se déversait dans un conduit, assez large pour qu’un humain s’y faufile. Jonas le contempla un moment, le visage renfrogné, avant de se décider. Au moins, il serait lavé de cette puanteur ! Même si c’était pour la remplacer par une autre. Il éteignit sa lanterne, en espérant qu’elle résisterait au plongeon, et bondit vers l’égout.

Le flot glacé le saisit si vivement qu’il crut en mourir. Malgré le courant, il s’en dégageait des remugles de vase et de décomposition. Il ferma les yeux et la bouche aussi fermement que possible, avant de faire enfin surface, dans un espace envahi par l’obscurité, mais vaste et haut de plafond – c’était du moins ce que lui suggérait l’écho qui y résonnait.

Le vagabond s’aperçut vite qu’il avait pied ; l’eau atteignait ses épaules, mais c’était toujours mieux que nager dans ces remous. Péniblement, il avança tout droit, jusqu’à rencontrer une margelle sur laquelle il prit pied.

C’est alors qu’il perçut la lueur. Juste un fil ténu qui courait dans la pierre et qui semblait définir un rectangle de la taille d’une porte. Encore trempé et puant, le jeune homme se hâta de gagner cette issue providentielle. Il sentit sous ses doigts une surface métallique qu’il poussa fermement. Après un peu de résistance, le battant finit par céder.

La lumière déferla sur lui, si intense qu’il dut lever le bras pour se protéger les yeux, le temps de s’y accoutumer. Petit à petit, il commença à discerner une vaste salle dont les murs d’acier s’ornaient d’arabesques étincelantes, encombrée par endroit de débris de ferraille rouillée. Jonas s’avança, pas à pas, regardant autour de lui avec déception. C’était donc ça, le château ? Où étaient les richesses promises ? Et cette soi-disant princesse ?

Un grincement de métal attira son attention. Ce qu’il avait pris pour une pile de déchets venait de s’animer. Une à une, les pièces corrodées se déployèrent ; il se trouva devant une étrange créature construite de bric et de broc, massive comme un cheval de trait, munie de quatre pattes et d’une face allongée, mais aussi de grandes excroissances ornées de plaques de tôle qui évoquaient des ailes. Jonas éclata d’un rire nerveux…

Un château… Et un dragon, à présent ? Le vieux schnock était un sacré farceur.

L’automate ouvrit sa gueule de guingois. Il s’en échappa une flamme puissante, comme celle d’un chalumeau. Jonas fit un saut en arrière, bien décidé à fuir. Mais avant qu’il pût s’exécuter, le dragon mécanique avait bondi, bloquant l’accès par lequel il était entré.

Le vagabond n’eut d’autre solution que de poursuivre sa route vers le cœur de la tour. Devant lui, il aperçut un vaste escalier. Le rebord des marches s’illumina dès qu’il posa le pied dessus, d’une lueur verdâtre qui lui donnait le frisson. Les murs de métal brossé renvoyaient cet étrange éclairage en vagues fantomatiques. Des bruits bizarres s’élevaient dans le bâtiment, comme si toute une machinerie se mettrait progressivement en mouvement. Jonas se sentait comme un intrus, même si les mots du vieux conteur jouaient en boucle dans son esprit :

… tu suivras une musique silencieuse qui ne parlera qu’à ton cœur.

Mais il devait admettre que son cœur n’entendait pas grand-chose. Ses tripes, par contre, se nouaient douloureusement. Des grincements plaintifs s’élevèrent derrière lui ; il n’eut pas besoin de se retourner pour constater que le dragon l’avait suivi.

Enfin, il prit pied sur un palier, en face d’une gigantesque porte couverte de rouages, de pistons et d’autres éléments mécaniques dont il ne comprenait pas l’utilité. Il avisa un levier peint en rouge et le tira. Le contact du métal glacé sur sa paume envoya un frisson dans son corps trempé.

Les pièces se mirent en mouvement dans un cliquettement furieux ; les deux battants s’écartèrent, dévoilant une vaste salle entièrement blanche, aux murs parcourus par des dizaines, des centaines de tuyaux luisants. Certains étaient opaques, mais d’autres, translucides, transportaient toutes sortes de fluides de couleurs et de textures variées. Jonas frissonna, saisi par un mauvais pressentiment.

Autour de lui, il n’apercevait aucune des richesses annoncées !

Il remarqua alors un énorme coffre ouvragé, constitué d’une matière noire et lisse, incrustée de filaments d’or et d’argent et de joyaux qui brillaient d’une étrange lueur. Un sourire avide apparut sur son visage : il l’entendait enfin, cette satanée musique ! Et tant pis s’il ne trouvait pas de princesse. Bien au contraire ! Pourquoi s’embarrasser d’une femme inconnue quand il pouvait quitter l’endroit les poches pleines ?

Le vagabond sortit un couteau, le déplia et s’appliqua à dessertir les gemmes et le métal précieux. Alors qu’il était plongé dans ce travail, une série de cliquettements et de sinistres grincements s’éleva derrière lui. Il tourna lentement la tête pour se trouver face à face avec le dragon, qu’il avait oublié dans l’affaire. La machine s’était arrêtée à l’entrée de la pièce et le fixait de son regard rouge et brillant. De temps à autre, il secouait ses ailes dans un bruit de mécanique grippée.

Terrorisé, Jonas lâcha le couteau et se redressa en levant les deux mains. Le dragon s’avança de quelques mètres, pour s’immobiliser de nouveau.

Un claquement retentit dans son dos. Malgré la menace qui pesait sur lui, il lança un coup d’œil par-dessus son épaule et constata que le couvercle s’était soulevé, dévoilant une forme allongée sur du satin blanc.

Pouvait-il s’agir de la princesse du conte ? Il avait quasiment cessé d’y croire !

Jonas se rapprocha pour la contempler ; il s’étonna d’éprouver un peu de trouble devant ces traits d’une grande pureté et d’une merveilleuse délicatesse. Il admira la peau claire et veloutée, la légère roseur de ses joues, les cils d’argent sombre qui frangeaient ses paupières, la chevelure qui coulait le long du corps gracile comme une rivière brillant sous le soleil…

Mais en examinant ses bras et ses jambes, que laissait à nu sa robe blanche, il réalisa que les articulations de ses coudes et de ses genoux se composaient de pièces emboîtées, certes merveilleusement polies et agencées, mais qui révélaient que cette « princesse » n’était qu’une poupée à taille humaine.

Il réprima un sourire soulagé : tout s’arrangeait au mieux, finalement ! En vendant cette merveille, il pourrait se faire un beau pactole !

Mais tout d’abord, il fallait la sortir de sa caisse ! Il repéra des sangles qui retenaient le corps artificiel et s’appliqua à les détacher. Malheureusement, elles semblaient tissées de fils d’acier ; même avec tout l’acharnement possible, il ne parvint ni à les défaire ni à les arracher. À quatre pattes, il chercha son couteau tombé au sol, mais il ne le retrouva nulle part. Dans son dos, le dragon faisait claquer sa gueule et bruire ses ailes rouillées, mais ne manifestait aucune intention – pour le moment du moins – de le griller sur place. La lueur blanche qui envahissait tout l’espace semblait pulser au rythme d’un gigantesque cœur. La pièce devenait de plus en plus oppressante.

Un pas retentit derrière lui, fatigué, traînant. Jonas se releva d’un bond et regarda autour de lui : le dragon n’avait pas bougé de l’entrée… Comment quelqu’un d’autre avait pu pénétrer dans la place ? À moins, bien sûr, de se trouver sur les lieux !

Enfin, il aperçut une silhouette qui s’avançait vers lui. Celle d’un vieillard aux longs cheveux blancs, vêtu d’un sobre costume gris. Le jeune vagabond le dévisagea avec un étrange sentiment de déjà-vu. Il connaissait cet homme, mais d’où ?

Le nouveau venu l’accueillit d’un sourire :

« Soyez le bienvenu en ces lieux. Je vois que vous avez prêté attention au conte, finalement, contrairement à vos camarades ! »

Il tendit une main, dans laquelle brillait quelque chose. En se rapprochant, Jonas reconnut une petite pièce de monnaie, semblable à celle qu’il avait lancée au vieux conteur dans le tripot.

Le conteur ! Se pouvait-il que… ?

En détaillant le visage qui lui faisait face, à présent rasé de près, il vit son hypothèse confirmée – même si l’individu n’avait plus l’apparence d’une loque humaine. Jonas s’avança, mi-curieux, mi-irrité ; il croisa ses bras sur sa poitrine, malgré ses vêtements mouillés qui collaient désagréablement à sa peau.

« Quelle est cette blague ? Vous m’avez attiré ici ! Pour quelle raison ? »

Le vieil homme esquissa un petit sourire :

« Je vais tout vous dire ! Mais laissez-moi tout d’abord m’asseoir… »

Il s’approcha du mur et effleura une commande invisible. Aussitôt, une trappe s’ouvrit dans le lointain plafond de la tour. Suspendu à quatre montants métalliques, descendit un fauteuil ; ou, du moins, ce qui y ressemblait vaguement. Seule l’assise se dégageait d’un amas de tuyaux, rouages, ampoules clignotantes, tubulures de toutes sortes… Jonas contempla avec angoisse cette monstruosité.

Le conteur s’y installa et toisa Jonas avec malice :

« Je ne puis hélas vous proposer le même confort… Mais si vous avez des questions, je peux à présent y répondre ! »

Jonas sentit une vague d’inquiétude monter dans ses entrailles. À quoi jouait donc ce vieux schnock ?

« Vous pouvez garder ma pièce, déclara-t-il hâtivement, et me laisser repartir de cet endroit ! Je n’ai rien à faire de cette… poupée ! »

Visiblement irrité, le conteur se raidit dans son siège :

« Une poupée ? Comment cela, une poupée ? »

Sous l’assaut de sa colère, Jonas recula.

« Vous ne savez rien ! Laissez-moi vous raconter une tout autre histoire, et vous verrez les choses autrement ! »

Aussitôt, il entama son récit.

 

 

Il était une fois, plus d’un demi-siècle auparavant, un scientifique de renom dont la fille unique était née si faible, si fragile qu’elle ne pouvait affronter le monde et devait vivre cloîtrée dans une chambre spéciale. Aussi décida-t-il de tout tenter pour lui offrir une vie normale. Il lui fallut quinze années complètes pour trouver une solution ! Il enferma son corps dans une enveloppe qui la protégerait du monde extérieur tout en lui permettant de le découvrir en toute liberté. Une enveloppe d’une merveilleuse beauté, qui faisait d’elle une créature d’exception et que rien, en théorie, ne pouvait entamer ni altérer.

Pour son seizième anniversaire, il organisa une fête grandiose, à laquelle il invita tous les notables de la ville, toute la haute société de la région, mais aussi les scientifiques qui l’avaient aidé à sauver son enfant. L’un de ces savants était venu avec son fils, un jeune homme de vingt ans. À peine ce garçon posa-t-il les yeux sur la jeune fille qu’il tomba amoureux d’elle. Il l’approcha et resta à ses côtés l’essentiel de la soirée ; il découvrit une personnalité aussi pure que généreuse qui acheva de conquérir son cœur. Peu lui importait son enveloppe artificielle ! Il était prêt à tout pour passer sa vie auprès d’elle.

Mais lors des recherches que le scientifique avait effectuées, il s’était brouillé avec l’une de ses collaboratrices, qu’il avait renvoyée avec fracas. Elle en avait conçu une profonde haine envers lui. Elle n’avait, bien sûr, reçu aucune invitation pour la somptueuse célébration. Par vengeance, elle avait envoyé un cadeau, une sorte de joli bibelot susceptible de plaire à une jeune fille… La reine de la fête le trouva au milieu des autres présents et s’en saisit avec ravissement. Mais à peine l’avait-elle pris en main qu’un aiguillon surgit, spécialement conçu pour franchir la merveilleuse enveloppe. Il lui perça cruellement le doigt…

Sous l’effet de cette agression inattendue, pourtant si minime, l’armure se verrouilla, pour protéger son occupante de tout mal supplémentaire. La fille du savant se retrouva plongée dans une sorte d’hibernation. Elle pouvait toujours être alimentée en oxygène et en nutriments grâce à un port prévu au bas de son dos, mais rien d’autre ne pouvait l’atteindre. Ivre de chagrin, son père fit ériger cette étrange usine conçue pour assurer sa survie.

Maintenue par tous ces appareillages insensés, elle pourrait demeurer dans cet état pendant des siècles, voire des millénaires… Mais en dépit de tous les efforts de son père, ses yeux et sa bouche restaient hermétiquement clos. Le jeune homme qui était tombé amoureux d’elle vint travailler à ses côtés et, quand le savant décéda, il poursuivit cette tâche avec le même acharnement.

Après de longues années, il finit par trouver, enfin, un moyen de la faire revenir vers lui…

 

 

« Comme vous vous en doutez, conclut le conteur, je suis ce jeune homme, dont la vie s’est brûlée dans ces recherches désespérées. Mais enfin, mes efforts ont porté ! Il ne suffit plus pour l’éveiller que d’un léger contact… à l’endroit le plus fragile de la cuirasse… »

Son regard devint rêveur :

« En résumé, un simple baiser sur ses lèvres… et ses yeux s’ouvriront enfin.

— Alors, pourquoi ne pas le faire vous-même ? demanda Jonas qui ne s’était senti ni touché ni ému par cette histoire dont il n’avait compris que l’essentiel.

— Regardez-moi ! »

Le conteur posa une main sur son cœur :

« Je ne suis plus qu’un vieillard. Si elle ouvre les yeux sur ce visage sillonné de rides, elle ne me reconnaîtra pas et prendra peur… »

Jonas haussa les épaules :

« Qu’importe, elle est à moitié poupée, de toute façon… »

Le vieil homme posa les deux bras sur les accoudoirs et leva les yeux au ciel :

« Oh, je comprends parfaitement votre réticence. Pour tout vous avouer, j’aurais voulu trouver un autre candidat, moins… cupide, peut-être ! Mais je ne doute pas de sa capacité à changer votre cœur. Promettez de veiller sur elle et vous hériterez des biens considérables de son père ! Vous n’êtes pas mal fait de votre personne… Vous me ressemblez un peu, tel que j’étais dans ma jeunesse. Elle pourrait apprendre à vous aimer. »

Jonas baissa les yeux sur la créature dans le sarcophage : d’accord, c’était une poupée, mais elle n’était pas vilaine. Au pire, il pourrait la laisser enfermée dans une pièce et vivre la belle vie. Cela valait bien un baiser sur ces lèvres artificielles !

Le vagabond se rapprocha lentement ; il éprouvait un peu de doute, ainsi qu’un léger dégoût en songeant aux organes humains piégés dans cette carcasse. Il lança un dernier regard vers le conteur, qui lui sourit avec encouragement, puis plaça les deux bras sur le rebord du sarcophage et se pencha vers la jeune fille…

 

 

Avant que ses lèvres n’eussent atteint celles de la belle endormie, des tuyaux jaillirent des côtés du coffre. Ils s’enfoncèrent un par un dans son corps, d’abord son ventre, puis sa poitrine, son cou, son visage, ses membres enfin… Ils creusaient leur passage comme des vers monstrueux plongeant avidement dans le terreau fertile de sa chair. Hurlant de douleur, Jonas tenta de les arracher, mais ses doigts tremblants ne trouvaient aucune prise sur les tubes lisses comme des boyaux. Ils se mirent à pulser puis à s’enfler comme des sangsues qui se gorgeaient de sang, vidant le malheureux de ses éléments vitaux.

Le visage impassible, le conteur regarda le corps de Jonas perdre toute substance et se ratatiner comme une pomme en hiver. Rapidement, il ne resta plus que lui que de la peau sur un squelette tordu. Son cadavre s’écrasa sur le sol, avec le bruit d’une branche morte heurtant le pavé.

Pendant ce temps, deux autres tubes avaient plongé dans les bras du vieillard. Il ferma les yeux, un sourire douloureux sur des lèvres qui se défripaient lentement. Ses rides s’effacèrent, son dos se redressa, ses cheveux redevinrent sombres et abondants. Bientôt, descendit du fauteuil un jeune homme qui semblait âgé tout au plus d’une vingtaine d’années. Il repoussa nonchalamment du pied le corps de Jonas, puis esquissa un signe discret. Aussitôt, le dragon vint saisir dans sa gueule les pitoyables restes humains, pour les emporter vers le bassin où ils seraient recyclés en énergie et en nutriments.

Le conteur goûta la souplesse et la vigueur de ce corps rajeuni. Durant toutes ces années, il ne s’était pas contenté d’étudier un moyen pour réveiller sa dulcinée… mais il avait tout mis en œuvre pour se donner le temps de trouver une solution qui lui échappait toujours. En outre, il pourrait l’accueillir avec le visage qu’elle avait connu et aimé.

Il s’approcha, presque intimidé, du sarcophage où dormait sa princesse ; sa main caressa la joue veloutée, qui imitait si bien la tendre peau d’une femme. Cette nature singulière la rendait plus fascinante encore à son regard… Jamais il n’aurait permis aux lèvres d’un rustre de seulement l’effleurer !

Il prit une longue inspiration et se pencha sur elle. Fermant les paupières, il posa sa bouche sur la sienne, goûtant la douceur des lèvres closes. Quand l’air vint à lui manquer, il se redressa et rouvrit les yeux sur le même visage assoupi.

Bien entendu, il n’y avait que dans les contes qu’un baiser pouvait réveiller une princesse.

Mais il gardait espoir. Son récit disait vrai, après tout ! Tant que des fanfarons avides entreraient dans ce sanctuaire, attirés par les richesses censées s’y trouver, ils offriraient leur vie à celle qui y dormait. Car grâce à eux, il disposait d’assez de temps pour trouver moyen de la ramener à lui…

Même si cela devait lui prendre cent ans.

  
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