Prologue
La cité D’Ebrim avait connu il y a plusieurs années une catastrophe que les habitants n’avaient ni vu venir ni pu empêcher. Depuis, ils vivaient dans la peur quotidienne, peur pour leur avenir, peur pour leurs proches et peur pour leur survie. En effet, un dragon, le dernier de son espèce, avait décidé d’élire domicile dans la montagne jouxtant la cité. Cela n’était pas forcément gênant en soi, car les habitants auraient pu interdire tout simplement l’accès à la montagne. Mais le dragon en avait décidé autrement. Il avait asservi les habitants, il avait utilisé sa magie pour créer un champ de force tout autour de la cité. La ville avait tout bonnement été rayée des cartes du monde. Plus personne ne pouvait y entrer, les voyageurs qui passaient à proximité ne voyaient qu’une inextricable forêt dont il semblait dangereux de s’approcher et s’ils tentaient de la pénétrer, ils finissaient toujours par en ressortir sans avoir trouver la cité. Mais le pire de tout était que ses habitants étaient eux aussi piégés, s’ils essayaient de sortir de la ville, ils erraient comme des âmes en peine durant des jours, oubliant pourquoi ils voulaient absolument partir. Ils finissaient toujours par rentrer chez eux sans bien comprendre ce qu’il leur était arrivé. C’est pourquoi Ebrim avait fini par être oublié des royaumes voisins et les habitants étaient condamnés à y vivre jusqu’à leur mort sans contact aucun avec l’extérieur. Mais le dragon ne s’était pas arrêté là, il avait ensuite exigé des habitants qu’ils le nourrissent, le divertissent et l’enrichissent. Les citadins n’avaient eu d’autres choix que de répondre à ses exigences.
1.
Noëllie était en train de se préparer pour la journée. Elle s’était levée avec le soleil comme à son habitude, avait déjeuné copieusement, car elle ne savait jamais ce que lui réservait la journée et à quelle heure elle pourrait à nouveau manger. Elle venait de remonter dans sa chambre pour faire sa toilette et s’habiller. Noëllie était une des conteuses de la cité. Un métier qui s’était développé depuis l’arrivée de Melckior le dragon. Auparavant, ce rôle était dévolu aux nombreux bardes qui faisaient halte à Ebrim. Mais depuis le champ de force, plus personne ne venait, les habitants avaient commencé à dépérir de ne plus avoir de nouvelles de l’extérieur. C’est alors qu’un jour, un jeune s’était lancé à raconter une légende, il avait enchanté tous les habitants qui l’avaient prié de recommencer chaque soir, encore et encore. Le jeune conteur du nom de Théodore avait fait des émules et d’autres comme lui étaient devenus conteurs, pour assurer la tranquillité d’esprit des habitants, mais aussi le divertissement. Une guilde de conteurs s’était alors créée dont Noëllie faisait partie. Elle avait su très tôt qu’elle voulait devenir conteuse, à chaque interprétation de Théodore, elle accourait pour l’écouter, les yeux emplis d’images et de rêves. Elle s’entraînait dans la petite chambre qu’elle partageait avec ses frères au-dessus de la taverne de ses parents. Noëllie avait fini par vaincre sa timidité en osant aller se présenter à Théodore et aux autres conteurs pour leur demander de la prendre comme apprentie. Théodore lui avait demandé de lui raconter une histoire et avait été subjugué par le talent de l’enfant. En effet, Noëllie avait quelque chose que les autres conteurs ne possédaient pas. Lorsqu’elle contait, les histoires prenaient vie… Des images se matérialisaient devant les yeux ébahis de son auditoire et chacun pouvait vivre le récit et s’émerveiller. Ce don, qu’aucun autre conteur n’avait manifesté, avait valu à Noëllie un statut privilégié au sein de la guilde des conteurs, mais aussi de la cité. Elle était devenue la protégée de Théodore, et la conteuse vedette que tout le monde s’arrachait. Mais la conteuse n’était pas très à l’aise avec tout cela, car elle avait toujours été très intimidée en société ne sachant jamais vraiment comment se comporter ni quoi répondre aux questions qu’on lui posait. Noëllie préférait s’évader dans ses histoires et ses rêveries. Elle terminait d’enfiler la tenue de son ordre, une longue tunique tombant sur des culottes bouffantes, une ceinture nouée autour de la taille, une veste à manches longues fourrée pour contrer le froid hivernal. Noëllie s’attacha les cheveux en les remontant sur sa nuque et mit des mitaines, après quelques hésitations et un regard vers la rue, elle enfila un bandeau fourré sur ses oreilles. Elle mit deux paires de chaussettes et chaussa ses bottes, elles aussi fourrées. Il avait neigé cette nuit, elle ne voulait pas prendre le risque de perdre un orteil à cause du froid. Son statut de première conteuse lui valait d’avoir sa chambre individuelle, ce qui convenait parfaitement à Noëllie qui ne partageait pas les mêmes envies que les autres filles et garçons de son âge. Elle passait tout son temps libre à écrire de nouvelles histoires et à lire encore et encore les quelques livres de la bibliothèque d’Ebrim. La collection avait été transférée au palais des conteurs lorsque Théodore l’avait fait construire. Auparavant ces livres étaient la réserve personnelle du maire de la cité, Dacien Vanbreck, mais celui-ci avait accepté d’en faire don à Théodore pour sa guilde qui en aurait un meilleur usage que lui. Cela faisait partie de la formation des conteurs de lire les livres de la bibliothèque pour ouvrir leur imaginaire sur d’autres histoires et pouvoir en inventer. Noëllie avait enfin fini de s’équiper pour affronter l’hiver, elle sortit.
2.
Noëllie fut saisie par le froid piquant, un grand soleil perçait le ciel, mais il ne parvenait pas à réchauffer l’air. Noëllie pataugea comme ses compatriotes dans la neige transformée en gadoue par les nombreux passages matinaux. Les commerçants s’étaient levés bien plus tôt qu’elle afin de faire leurs affaires avant le début de la grande réunion. Aujourd’hui était un jour spécial, Dacien avait convoqué tous les habitants dans la halle aux marchés pour une réunion extraordinaire. Il avait une annonce à faire. Et d’expérience Noëllie savait que ce n’était pas bon signe.
Alors qu’elle essayait, sans trop de succès, d’éviter de tremper ses bottes, elle répondait d’un discret signe de tête aux habitants qui la saluaient chaleureusement à son passage. Noëllie ne pouvait s’empêcher de rougir devant tant d’admiration. Elle ne comprenait pas comment son don fonctionnait, il était là, voilà tout. Alors qu’elle s'apprêtait à tourner pour s’engouffrer dans la rue principale, elle sentit quelqu’un l’attraper par le cou.
— Alors ma chère sœur, je savais que je te trouverais sur la route. Comment vas-tu par cette belle matinée ?
— Chilpéric, mais que fais-tu ici ?
— Je suis venue accompagner ma jolie sœur… à la réunion. Je voulais papoter avec toi. Que penses-tu que le maire va nous annoncer, demanda le jeune frère de Noëllie.
— Rien qui n’augure de bonnes nouvelles, j’en ai bien peur. Durant les dernières années, nous n’avons pas vraiment eu de raisons de nous réjouir, ne penses-tu pas ?
— Sauf lorsque tu contes, frangine.
Noëllie balaya la remarque de son frère d’un geste de la main.
— Théodore ne t’a rien dit, reprit Chilpéric curieux.
— Et pourquoi m’aurait-il dit quoi que ce soit ? Et d’ailleurs qu’est-ce qui te fait penser qu’il sait quelque chose ?
— Arrête Noëllie, tout le monde sait qu’il est dans les bonnes grâces de Dacien, ce dernier n’est plus capable d’aller aux toilettes sans lui demander son avis. Vous, les conteurs, vous êtes devenus la guilde la plus puissante d’Ebrim.
Noëllie ne releva pas. Son frère avait raison, Dacien avait perdu tout son courage lorsque Melckior était venu soumettre la cité à sa loi. Lui qui avait été jadis un fier chevalier, s’était empâté et n’était plus capable de prendre une décision. Toutes ses convictions avaient volé en éclat lorsqu’il avait compris qu’il ne pourrait pas vaincre le dragon.
— En tout cas, moi je pense que si Dacien veut nous voir, c’est sûrement pour demander un nouveau volontaire, continua Chilpéric qui était un éternel bavard. À mon avis, Melckior s’est lassé du dernier, comment s’appelait-il déjà ?
— Rostang, répondit Noëllie d’une petite voix.
— Rostang c’est ça, il aura tenu pas mal de temps, n’empêche. À croire que la prestidigitation a amusé Melckior. Mais une convocation à une réunion, on sait tous ce que cela veut dire Noëllie. Le dragon a fini par s’ennuyer et a croqué Rostang.
— Arrête un peu, Chilpéric, ce n’est pas un sujet à aborder avec autant de désinvolture, s’énerva Noëllie.
— Tout doux, frangine, je ne fais que dire la vérité et contrairement à toi, je ne vais pas me désoler pour tous ceux qui échouent. Je n’ai pas de temps à perdre à cela. On a qu’une vie comme on dit.
Son frère l’agaçait, elle le trouvait bien trop immature et irrespectueux de ses semblables. Mais elle savait aussi que les garçons étaient sans scrupules entre eux. Ils cherchaient toujours à prouver qu’ils étaient les plus forts, les plus courageux, les plus ingénieux, les plus tout en fait. Et cela les amenait souvent à faire des choses inconsidérées.
— En tout cas, si Dacien a besoin d’un nouveau volontaire, il ne va pas être déçu, reprit Chilpéric un sourire aux lèvres.
— Que veux-tu dire, lui demanda sa sœur.
Chilpéric lui fit un clin d'œil et ne prit pas la peine de répondre, ils venaient d’arriver aux halles. Il lui attrapa la main pour l’entraîner à sa suite jusqu’aux places réservées par sa famille. Noëllie était heureuse de les voir, mais elle ne put s’empêcher de ressentir un pincement au cœur quant à ce qui les attendait et aux paroles mystérieuses de son frère. Elle espérait qu’il n’irait pas faire une chose stupide.
3.
Lorsque la salle fut remplie, le maire arriva sur l’estrade installée en prévision. Les marchands s’étaient empressés de débarrasser leurs étals pour faire de la place pour la réunion. Noëllie remarqua quelques morceaux de légumes oubliés par terre. Le maire attendit que le brouhaha se calme pour commencer son discours.
— Mes chers compatriotes, c’est le cœur lourd que je viens à vous ce matin. J’irai à l’essentiel, car il ne sert à rien de faire durer le suspense. Melckior réclame un autre volontaire.
À ces paroles, une femme hurla, sans doute la mère de Rostang, se dit Noëllie, et une rumeur enfla dans la salle. Les hommes et les femmes de la cité étaient épuisés, effrayés, et ne savaient plus comment réagir. Car si Melckior réclamait un autre volontaire, cela voulait dire que son frère avait raison, Rostang s’était fait manger par le dragon. Ce dernier avait la fâcheuse habitude de demander que les habitants viennent le distraire dans son repère, car il refusait d’en sortir de peur de perdre le trésor qu’il avait volé aux habitants, mais du coup il s’ennuyait à mourir. Et lorsque le volontaire ne parvenait plus à le distraire, il finissait dans son estomac.
— Vous savez comme moi que nous devons envoyer quelqu’un dès ce soir sous peine de subir le courroux de Melckior. La tradition vous autorise à vous porter volontaire, si personne ne le fait, je serai dans l’obligation de tirer au sort quelqu’un. Alors y a-t-il quelqu’un parmi vous qui consent à se sacrifier pour le bien de la communauté ?
C’est alors que Noëllie comprit les paroles de son frère quelques instants plus tôt. Il passait son temps à vanter ses prouesses acrobatiques et sa dextérité au maniement de l’épée. Elle sut au plus profond de son être qu’il allait se porter volontaire, mais non pas pour distraire le dragon, mais bien pour faire une énorme erreur. Car elle avait passé énormément de temps à le regarder s’entraîner et elle savait qu’il n’était pas si doué qu’il voulait le croire. Au début du règne de Melckior, des soldats bien plus forts que son frère avaient tenté leur chance pour terrasser le dragon, aucun n’avait survécu. Noëllie eut une vision d’elle et Chilpéric enfants lorsqu’ils jouaient dans la grande salle de la taverne de ses parents. Ils y avaient passé de nombreuses heures, Noëllie avait été heureuse avec lui. Il était un des rares à ne pas la traiter différemment parce qu’elle était une enfant rêveuse. Il entretenait même son imaginaire en lui demandant tous les jours de lui raconter des histoires qu’elle inventait. C’était en grande partie grâce à lui si elle était devenue conteuse. Elle ne pouvait l’imaginer se sacrifier, elle ne le supporterait tout simplement pas. Toute cette réflexion se fit dans sa tête en une fraction de seconde et lorsqu’elle vit son frère commençait à se relever pour s’annoncer, elle le prit de vitesse et s’écria.
— Je suis volontaire.
4.
Noëllie se trouvait dans le bureau de Théodore, assise sur un des fauteuils qui faisait face à son protecteur. Il la regardait d’un air abattu. L’annonce de Noëllie avait été un coup de tonnerre dans l’assemblée. Ses parents s’étaient récriés, son frère avait tenté de prendre sa place, plusieurs habitants avaient essayé de lui faire entendre raison, argumentant qu’ils ne pouvaient pas perdre leur première conteuse. Ce à quoi Noëllie avait répondu que personne n’était mieux placé que la première conteuse pour distraire un dragon taciturne. Et en effet, personne n’avait trouvé à répondre, c’est pourquoi le maire avait fini par statuer, de mauvaise grâce, que Noëllie serait la prochaine volontaire.
— Est-ce que je peux connaître la raison de ton choix, Noëllie, demanda Théodore.
— Vous connaissez la raison de mon choix, maître. Il est fait en connaissance de cause et est le plus judicieux pour les habitants de la cité. Je ne peux plus me résoudre à laisser mes compatriotes mourir alors que mon don n’est pas utilisé à bon escient.
— Tu apportes l’espoir auprès des habitants, je n’appelle pas cela une mauvaise utilisation.
— Je sais cela, maître. Cependant, je vis depuis toujours dans un cocon protecteur, je vois les familles autour de moi souffrir. Qui n’a pas perdu un être cher depuis que Melckior a eu la mauvaise idée de se poser sur nos terres ? Chacun fait sa part, chacun paye son tribut. Je ne peux plus supporter cette hypocrisie. Nous savons vous et moi que je suis la seule à avoir une infime chance de divertir ce monstre. Vous savez que le dragon perd patience, il dévore de plus en plus rapidement les volontaires que nous lui envoyons, jusqu’à quand allons-nous autoriser cette mascarade ? Nous envoyons des innocents, leur faisant croire qu’ils ont une chance de plaire à Melckior, mais nous savons pertinemment que leurs tours sont trop simples, leurs acrobaties déjà vues, leurs histoires déjà contées.
À mesure que Noëllie parlait, elle voyait son mentor se décomposer sous ses arguments. Il n’avait rien pour les contrer et il le savait. Il avait toujours su que ce jour arriverait, mais au plus profond de lui, il avait toujours espéré qu’un miracle se produirait avant. Il ne pouvait qu’être émerveillé par la maturité et le courage dont sa première conteuse faisait preuve.
— Je vais être honnête avec toi, Noëllie, la coupa Théodore. La situation est encore plus catastrophique que tu ne l’imagines. Dacien m’a fait part de ses inquiétudes. Notre population se meurt.
Noëllie ne put empêcher un frisson de la parcourir.
— Les cultures sont mauvaises, faute de pouvoir échanger de nouveaux plants avec les cités voisines. Nos connaissances en médecine ne se développent plus, car nous n’avons pas accès aux savoirs de nos confrères. La cité dépérit petit à petit, les enfants sont de plus en plus maladifs, les récoltes s’amenuisent. Je crois bien que l’ensemble de la population s'aigrit et perd espoir.
— Raison de plus pour que ce soit moi qui aille dans l’antre.
— Je ne peux pas t’en empêcher de toute façon et même si je le voulais au plus profond de mon cœur, mon esprit sait que tu as raison. Tu es la seule à pouvoir charmer le dragon, certes. Mais pour combien de temps ?
— Théodore, je ferais mon maximum pour le divertir le plus longtemps possible, mais en échange pour que mon sacrifice ne soit pas vain, je ne vous demande qu’une chose.
— Je t’écoute.
— Arrêtez d’attendre un miracle, car il ne viendra que de vous. Alors, utilisez votre don de conteur pour convaincre la population de tout mettre en œuvre pour trouver un moyen de vaincre le dragon. Il est temps de nous lever contre son oppression et de dire cela suffit.
Théodore opina.
— Je te le promets, Noëllie, il essuya une unique larme qui coulait sur sa joue d’un revers de main.
Noëllie sourit et se prépara à partir.
5.
Comme à leur habitude, tous les habitants avaient tenu à venir saluer la volontaire lors de son dernier départ. Ils avaient décoré l’ensemble des rues avec des fanions multicolores, ils avaient suspendu des bougies aux rebords des fenêtres, et disposé des pétales de fleurs dans des paniers le long de la chaussée. C’était très joli et Noëllie observait pour retenir le plus de détails possible du monde qu’elle quittait. Ses parents n’avaient pas réussi à venir, elle leur avait donc dit au revoir plus tôt dans la journée. Sa mère avait passé son temps à pleurer et à lui demander de renoncer alors que son père s’était muré dans un silence déchirant. Noëllie avait mal vécu cette séparation et s’était débrouillée pour vite l’expédier. Au moment de partir, Chilpéric qui lui en voulait encore énormément était tout de même venu la trouver pour la prendre dans ses bras. Il lui avait glissé à la main son poignard en chuchotant qu’il lui serait plus utile à elle qu’à lui désormais. Elle avait caché l’arme dans une de ses bottes. Arrivée à l’entrée de la caverne qui jouxtait la sortie de la cité, Noëllie hésita. Elle refusa de se retourner de peur de perdre tout son courage. Elle respira profondément et sans plus réfléchir elle avança.
6.
Cela faisait maintenant plusieurs jours que Noëllie avait rejoint Melckior. Le dragon s’était installé dans la plus grande salle sous la montagne afin d’y être à son aise. La conteuse avait découvert l’ensemble des richesses de la cité entreposées au sol. Il y avait aussi bien de l’or, que des bijoux, mais aussi des œuvres d’art ou encore des armes de belles factures. Le dragon n’en tenait même plus compte, il ne s’en intéressait pas, les richesses semblaient abandonnées là où elles avaient été déposées. Sa rencontre avec Melckior s’était bien passée, étant donné qu’il ne l’avait pas encore dévoré. Et Noëllie avait conclu un pacte avec lui. Elle le divertirait toutes les nuits au moment du coucher du soleil, lui promettant qu’à ses côtés, il ne s'ennuierait pas, mais en contrepartie, elle voulait que la journée il lui raconte sa vie. Intrigué, le dragon avait accepté. Le don de Noëllie avait fait le reste, le dragon n’avait jamais rencontré quelqu’un qui puisse donner vie à ses histoires et cette nouveauté avait suscité son intérêt pour la jeune femme. Une routine s’était alors installée entre eux. Cependant Noëllie ne doutait pas un instant que son avantage pouvait tourner du jour au lendemain. C’est pourquoi elle se tenait sur ses gardes. C’est pourquoi elle avait mis au point un plan. Il était hors de question qu’elle attende bien sagement que le dragon se lasse d’elle et la dévore.
Lorsque le soleil se coucha ce jour-là, Noëllie se sentait prête et presque confiante. Comme elle le faisait chaque soir, elle vint s’asseoir sur un rocher à côté du dragon. Devant eux, elle avait libéré un espace suffisamment grand pour projeter les histoires qu’elle racontait. Melckior était installé, s’impatientant comme un enfant à l’idée de découvrir une nouvelle aventure.
— Il était une fois, commença Noëllie, un jeune homme avide de richesse et de pouvoir. Il n’en avait jamais assez. C’est pourquoi il n’hésitait pas à mentir et tricher pour en obtenir toujours plus.
L’image se matérialisa devant eux en même temps que Noëllie parlait, elle se mouvait, évoluait, créait des paysages, des personnages qui bougeaient au rythme des paroles de la conteuse.
— Le jeune homme se croyait supérieur à ses semblables, il n’hésitait pas à les trahir pour obtenir ce qu’il voulait et si jamais certains lui tenaient tête, il entrait alors dans des colères énormes qui pouvaient se finir en drames. Ses compatriotes en eurent bientôt marre de sa tyrannie et décidèrent de le bannir. Mais le jeune homme ne l’entendait pas de cette oreille. À l’annonce du verdict, il entra dans une colère folle et tua tous ses congénères.
Noëllie profita de raconter la terrible bataille qui s’ensuivit pour observer Melckior. Le dragon était hypnotisé par l’histoire comme elle l’avait espéré. La conteuse avait profité des journées où Melckior lui racontait sa vie pour découvrir qui il était réellement, elle avait découvert qu’il nourrissait une énorme culpabilité, car il était en effet le responsable de la disparition des siens. Noëllie avait donc imaginé une histoire proche de la sienne qu’elle avait décidé de lui raconter afin de le garder concentré sur l’histoire et non sur ce qu’il se passait à côté de lui. Noëllie sortit délicatement le poignard de son frère de sa botte tout en poursuivant ses paroles. Elle se trouvait vraiment très près de Melckior, mais elle voulait être sûre de ne pas rater son coup. Elle se mit donc debout doucement, arma son bras tout en continuant à parler. Puis elle frappa. Là où le dragon lui semblait le plus fragile, le creux du cou, un endroit qu’il ne pouvait atteindre, ni avec ses griffes qu’il balança dans tous les sens pour l’attraper ni avec ses crocs qu’il claqua dans le fol espoir de l’arrêter. Noëllie enfonça profondément sa dague encore et encore. Des gerbes de sang vinrent l’éclabousser, mais elle n’en avait cure, elle repensait à tous ses frères, sœurs, cousins, parents, enfants qui étaient morts en essayant de divertir cet horrible dragon égoïste. Il était responsable de l’éradication de sa race, mais cela ne lui avait pas suffi. Il avait fallu qu’il s’en prenne aux habitants d’Ebrim, qu’il les affame, les enferme, les terrifie et même les massacres. Noëllie avait décidé que la tyrannie de Melckior s’arrêtait avec elle. Lorsque le dragon cessa enfin de bouger, Noëllie attendit encore un peu, incapable de se mouvoir, soutenue par le corps sans vie du dragon, ses jambes refusant de lui obéir.
7.
En ce doux matin d’hiver, Théodore se rendait à la maison du maire pour tenir une réunion avec le conseil. À la suite du discours et du sacrifice de Noëllie, Théodore avait choisi de l’écouter. Il s’était armé de courage et était devenu en quelques jours le porte-parole de la rébellion. Depuis, les habitants se mobilisaient encore et encore pour trouver une solution pour venir à bout du dragon. Alors qu’il marchait, perdu dans ses pensées, Théodore se fit bousculer. Il regarda mécontent ce qu’il se passait dans la rue avant de découvrir qu’un attroupement l’empêchait de poursuivre sa route. Il entendait les habitants s’écrier, rire, et les voyait se prendre dans les bras, pleurer de joie. Théodore joua des coudes pour fendre la foule. Il déboula enfin au centre de l’attroupement, manquant de tomber par terre dans la neige. Lorsqu’il releva les yeux, il mit quelques instants à comprendre ce qu’il voyait. Devant lui se tenait Noëllie, elle avait sa tunique gorgée de sang. Est-ce le sien, se demanda-t-il avant de comprendre qu’elle n’avait pas l’air blessée. La première conteuse affichait un sourire perturbant au milieu de tout ce sang, elle portait une énorme sacoche en bandoulière et il remarqua qu’elle traînait aussi un sac derrière elle. Elle déposa le sac et ouvrit la sacoche dont elle sortit de l’or et des bijoux sous les exclamations de la foule. Noëllie s’approcha d’un badaud et lui tendit un bijou, elle donna de l’or à un autre, puis une magnifique arme à un troisième. Noëllie poursuivit sa distribution de cadeaux jusqu’à ce que ses deux sacs soient vides. Elle annonça alors que les habitants pouvaient désormais reprendre goût à la vie, foi en l’avenir et profiter des merveilleuses richesses entassées dans la montagne, elle leur offrait de bon cœur. Noëllie riait et pleurait en même temps, les gens la prenaient dans leur bras, se fichant de se mettre du sang partout.
Théodore se vit offrir un magnifique manuscrit relié d’or qui comprenait des histoires qu’il ne connaissait pas. Il remarqua que les dernières pages étaient vierges. Il décida alors d’y raconter la légende de Noëllie qui devint une fête attendue chaque année par les habitants d’Ebrim.
Désormais, tous les ans, le soir des premières neiges, les habitants d’Ebrim se réunissent lors d’une veillée pour se raconter l’histoire de renaissance de la cité. Ils décorent les rues, les habitations et font la fête jusque tard dans la nuit. Le lendemain, tout le monde offre des cadeaux à ses proches en souvenir de Noëllie arrivant les bras chargés de trésors…
On raconte que cette tradition s’est étendue à l’ensemble des royaumes voisins, car Noëllie a débarrassé Ebrim du dragon et de sa magie la cachant aux yeux de tous. Théodore lui a même trouvé un nom : Noël.