⚠ Ce texte comprend un langage cru et il se destine principalement à un lecteur adulte.
Tout lecteur poursuivant sa découverte le fait en connaissance de cause.
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Non mais quel monde de…
— Pardon de vous déranger, mais vous ne pouvez pas rester ainsi. Ce n’est pas votre place.
La cloche de l’église sonne 18 heures.
Un petit bonhomme tout en chair, dissimulé derrière son costume beige et sa cravate noire assortie à sa ceinture et ses chaussures, vient me cacher le panorama. Je ne peux plus admirer la magnifique Renault Clio bleue électrique, un régal pour les yeux.
— C’est quoi ton problème le dégarni binoclard ?
Je vois à sa réaction qu’il n’est pas habitué à ce genre de réponse.
— Je ne suis pas dégarni, et je porte des lunettes…
— Est-ce que j’ai demandé une dissertation sur ta vie ? Tu me veux quoi au juste ?
Il se caresse les cheveux pour vérifier que sa toison n’a pas disparu. Il a du mal à maintenir le regard et se montre soumis. Il est touchant ce gars, pas vraiment le profil que l’on peut remarquer habituellement.
— Je souhaitais juste…
— Tu as vu un pauvre type assis par terre, avec une gueule de bois, des traces suspectes sur le visage et par toute la bonté de ton âme tu as espéré lui venir en aide. La veille de Noël ouvre les cœurs et pousse les gens à de beaux gestes… Connerie.
— Mais, je…
— Je te fais pitié, c’est bon ! J’ai compris.
L’homme paraît gêné et attendri.
— Vous n’avez nulle part où aller ?
— Je ne sais pas vraiment d’où je viens.
— Comment en êtes-vous arrivé là ?
C’est qu’il s’intéresse vraiment à moi cet idiot. Il me donnerait presque l’envie d’y croire.
— Une histoire comme il en existe des tonnes. Rien d’original, pas de quoi en faire un récit. Et toi ? Tu as l’air un peu perdu ?
Il relève ses mains vides, pas de sacoche, pas de cabas de course, ni de bouquet et encore moins d’alliance.
— Je suis un genre de solitaire.
— Noël n’est pas ta tasse de thé non plus à toi ?
— Je ne sais pas. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Il ne bouge pas d’un pouce et fixe le cigare que je garde au coin de ma bouche. L’odeur n’a pas l’air de le satisfaire. À moins que ce soit ma barbe noire non taillée.
— Beaucoup considèrent que c’est une fête commerciale. Je pense que chacun en voit son intérêt.
— Et quel est le vôtre ?
Il se montre toujours très frêle, mais ses questions tombent aussi rapidement qu’une averse. Il a l’habitude de manier les mots.
— De bénéficier de la générosité provisoire des gens. Quoi d’autre pour celui qui ne possède rien ?
— Il n’y a pas un centre d’accueil pour sans-abri dans le quartier ?
Je lui fais vraiment pitié ma parole.
— Tu crois que c’est un lieu pour des individus comme moi ?
— Je ne sais pas qui vous êtes.
— Et pourtant tu viens vers moi. Qui sait ce que je pourrais te faire.
Il effectue un pas en arrière. Ses yeux toujours fixés sur ma bouche comme s’il lisait mes mots.
— Je te fais peur maintenant ?
— Je… C’est que…
Voilà que je l’ai déréglé à présent. J’y suis allé un peu fort, c’est vrai.
— OK, je n’ai rien d’autre à faire après tout. Tu veux bien être mon guide ?
Ses yeux s’arrondissent derrière ses verres si nets que l’on pourrait croire que tout demeure factice. Il ne s’attendait pas à cette proposition.
— Tu as une voiture, j’imagine ?
Il se retourne et semble chercher la réponse dans la rue.
— Oui évidemment, je suis garé un peu plus loin.
— Allons-y alors qu’est-ce que tu attends ? Que je sorte une laisse ?
Je me lève, des cendres s’effritent sur ma vieille redingote noire. Je mesure bien deux têtes de plus que lui, et ma carrure pourrait entièrement le recouvrir.
Son crâne ne bouge toujours pas, et ses yeux laissent défiler la masse qui s’étire. Oui, je suis impressionnant, plus que tu ne peux le penser.
Je passe mon bras par-dessus ses épaules et l’entraîne dans la direction qu’il avait indiquée.
— Je sens qu’on va bien s’entendre tous les deux. C’est rare de trouver une bonne âme par ici. Pour une fois qu’on s’intéresse à moi, je ne vais pas laisser la tequila se boire en attendant le citron.
— Oui, bien sûr… Vous savez je ne suis pas friand de tequila…
— C’est pas grave, c’est pas d’époque. On va bien dénicher de quoi fêter cela. Mais pourquoi tu te gares si loin ? Quelle est l’utilité d’avoir une voiture si c’est pour marcher un marathon rien que pour la rejoindre ?
Il se recroqueville, le contact le dérange. À moins que ce ne soit mon odeur très masculine.
— Nous y sommes.
— Ah… Je m’attendais pas à une formule un, mais là…
Une minuscule Clio bleue nous fait signe de ses clignotants. Je ne sais même pas si je vais réussir à grimper dedans.
— Je vais faire une recherche internet pour trouver un centre. Et je vous y déposerais.
— J’ai hâte de mettre un bonnet rouge et blanc sur ma tête en sirotant un jus d’orange millésime et me régalant de flageolets de luxe.
Mon sarcasme ne le freine pas. Il s’assied derrière le volant, en fixant son mobile à l’accroche ventousée sur le parebrise. Je me plie comme je peux pour entrer dans cette boîte de conserve.
Le pare-soleil est baissé, et je me vois dans la petite glace. Les cheveux noirs dressés sur la tête comme si j’avais deux cornes. Cela reflète bien ma personnalité. Les nombreuses cicatrices sur mon visage démontrent la dure vie qui m’a forgé. Je lui rends bien à cette chienne.
Je me tourne vers la gauche comme je peux pour décrypter mon voisin. Ses lunettes rondes lui donnent l’air d’un ahuri, creusé dans les joues garnies d’un homme à son aise.
Je ne peux en voir plus, dissimulé derrière son masque chirurgical. Je l’imagine se mordre les lèvres d’anxiété.
Rien de particulier sur un individu sans saveur. Et pourtant, je me sens comme attiré par lui, il dégage quelque chose.
— Je vous répugne ?
Il me regarde avec un recul involontaire.
— Non… C’est que dans les circonstances actuelles, il faut savoir prendre des protections.
Il désigne son masque et ma bouche.
— J’en ai pas trouvé qui permet de fumer le cigare.
— En parlant de cela…
Cette fois, son doigt indique le cendrier de bord.
— Ça existe encore dans cette voiture ? Je te remercie mais je préfère le laisser se consumer tranquillement. Tu la tournes cette clé ?
Il s’empresse de faire sonner le démarreur et s’engage avec beaucoup de précautions sous les directives de la voix numérique.
La rue est chargée en personne. Les commerces ont été rouverts dans cette dernière semaine avant les fêtes. La masse se dépêche de faire ses ultimes achats pour le réveillon de Noël. Tous les efforts précédents détruits en une huitaine pour satisfaire à une envie mercantile.
— Je me demandais, tu travailles dans quoi ?
Il toussote, mon cigare l’indispose. Je fais descendre ma vitre et pose mon coude sur la portière. L’air gelé me vivifie.
— Tu devrais retirer ton masque pour profiter de remplir tes poumons de cette fraîcheur.
— Je préfère le garder. On va dire que j’aide les gens en les protégeant de différents risques.
— J’en étais sûr. Tu es un enfoiré d’assureur. Tu t’en mets plein les fouilles sur le dos des autres. Pas vrai ?
Il est de nouveau choqué. Il fait une légère embardée sur la route.
— Euh oui, mais non… J’aide réellement les gens… Je ne suis pas ce mot que vous avez dit. J’ai foi en mon métier.
Foi en son boulot, je vois. Encore un de ces automates qui travaillent pour gagner de l’argent et qui ne peuvent même pas l’utiliser pour vivre.
— Tu ne me demandes pas ce que je fais ?
Il quitte un instant la route du regard, pour me contempler d’un air désolé.
— C’est que je pensais que c’était évident…
Mais il me fait…
— Attends une seconde ! Arrête-toi ! Arrête-toi je te dis !
Les pneus crissent légèrement provoqués par l’action du frein à main que j’ai serré en toute hâte.
— Vous êtes fou ! Si nous étions suivis de prêts, nous aurions pu causer un grave accident !
— Là ! Ce n’était pas une illusion, allez gare-toi.
— Mais nous ne sommes pas arrivés.
— On fait une petite pause sur le parcours. Fais ce que je te dis.
Il a du mal à desserrer le frein. Je reprends la possession de la commande et libère la voiture. Il va se stationner sur la place de parking qui est miraculeusement libre à quelques mètres.
Il met une éternité à exécuter la manœuvre avec soin. Tel un taureau dans un tonneau, je monte doucement en température.
— Tu as fini ?
— Encore, une fois et ce sera parfait.
— Tu veux que j’aille mesurer si les pneus sont à la même distance du caniveau ?
Il ne répond pas. Il n’a définitivement pas d’humour. Je vais te le débrider un peu mon dégarni binoclard.
Nous sortons sur le trottoir, de la neige commence à tomber, rendant la scène de plus en plus clichée.
— Pourquoi nous sommes-nous arrêtés ?
Je le prends par le bras et le tire à quelques pas. Devant un stand de vin chaud. Deux ancêtres sont ancrés, sirotant bruyamment l’élixir de bonheur.
— Messieurs, je vous en prie. Je ne peux pas vous laisser rester ici avec les mesures sanitaires actuelles. Je n’ai le droit que de vendre à emporter.
— Vous avez entendu les croûtons ? Vous bougez vos couches de trois mètres pour céder la place aux assoiffés.
Les deux hommes se retournent et me regardent avec insistance.
— Vous ne pouvez pas parler aux gens ainsi.
Le binoclard se découvre des attributs masculins.
— Laissez gentilhomme, je trouve que cet homme a une répartie pleine d’humour. Vient Serge, on se décale un peu. C’est vrai que tu occupes toute la place.
— Voilà ! Tu vois j’ai des tonnes de choses à t’apprendre sur la vie. Allez envois deux coupes, c’est le petit qui régale.
— Excusez-moi mais je n’en prendrais pas…
— Pardon ? Tu vas refuser mon invitation ?
— C’est moi qui paie…
— Tu veux en plus me reprocher d’être sans le sou ?
— Ce n’est pas ce que je souhaitais, mais…
— Tiens ce verre et savoure-le. Tu vas enfin pouvoir enlever ce masque.
Il prend la coupe tendue en remerciant le commerçant, mais ne retire pas ce damné tissu pour autant. Il garde l’offrande à la main, attendant un moyen de s’en débarrasser.
— Vous avez vu cette femme ? Pourquoi se promène-t-elle avec une laisse sans chien ?
Un des vieux indique une personne un peu plus loin sur le trottoir. Elle se dirige vers nous, et effectivement la dame balade une bête invisible.
— Elle passe là tout le temps à une heure identique. J’ai l’habitude, ça fait trois jours que je suis installé ici, et je l’aperçois toujours faire le même parcours. Elle divague au milieu des personnes qui ne s’intéressent pas un instant à elle.
Elle s’approche, et nous pouvons l’entendre parler à son chien Enzo, totalement inexistant. Elle ne semble pas malheureuse, mais comme perdue et dans un autre monde que le nôtre.
— Elle est complètement maboule.
— Un peu de respect, je vous en prie. Elle est peut-être souffrante. Vous savez la maladie d’Alzheimer est terrible.
Mon nouvel ami a décidément un cœur sans limites, autant que ma soif. Je lui prends son verre des mains et le finis cul sec.
— Dis-moi mon petit lutin, tu as l’air bien généreux. Comment ça se fait que tu passes le réveillon tout seul ?
Son regard est vide, posé sur cette femme qui défile devant nous. La compassion le dévore.
— C’est que je ne suis pas vraiment compatible avec cette vie. Ce n’est pas ma mission. Et vous ? Vous n’avez vraiment personne ?
Son empathie s’installe sur moi à présent. Il vient de me gâcher la douce saveur du vin chaud en le rendant bien trop acide.
— Elle ne devrait pas sortir seule, c’est dangereux.
— Oui, tu as raison. Elle devrait être en famille pour passer le réveillon.
— Tu penses que nous pouvons l’aider ?
— Tout est possible avec l’esprit de Noël.
Les vieux partent en chasse et rattrapent la folle sous le regard de mon sauveur.
— L’esprit de Noël, il faut attendre ce jour pour que les gens songent aux autres, à leurs proches. Heureusement que des personnes comme toi existent pour réhabiliter l’humanité.
— Je pense que tu viens de découvrir que nous avons un bon fond. Tu es aigri et tu en veux à la vie, mais peut-être que l’esprit de Noël pourra t’aider.
Je reste là, sans répartie, il m’a cloué le bec. Me serais-je trompé sur lui ? Voyons cela.
— On poursuit notre route ?
— Je suis prêt.
— Cette fois, c’est moi qui prends le volant.
— Je n’ai pas l’habitude de confier…
Il n’a pas le temps de finir sa phrase qu’il me découvre déjà entrant dans la voiture avec ses clés dans mes pinces.
Il vient s’asseoir avec toute sa lenteur légendaire.
— Vous m’avez volé.
— Oh tout de suite les grands mots. J’ai malencontreusement laissé mes mains tomber dans tes poches. Il ne faut pas faire de raccourci dangereux comme cela. Bon, on met un peu de musique ?
Il allume la radio sur une mélodie classique. Oui définitivement, tout chez lui respire la perfection. Je tapote les touches pour changer de station.
— Allez-y doucement, c’est fragile l’électronique.
Il récupère la main sur les boutons et un grésillement émerge, puis des bribes de mots.
— Pas… Continuer… La vie… Coup… Vécu… Dois… Reprendre.
Un instant de silence, et la fréquence réapparait. Le malaise s’installe rapidement, et je n’aime pas ça. J’appuie à nouveau sur la recherche et voilà que la sonorité rock de Shoot to thrill du groupe ACDC résonne.
— Parfait. Nous sommes dans l’ambiance.
Je démarre le bolide et sors du stationnement sans prêter attention à la circulation. Des klaxons viennent rythmer la musique. Je chante à tue-tête en grillant un feu rouge.
Mon passager cri autant qu’il peut, en s’agrippant frénétiquement à la poignée au-dessus de sa portière.
— Mais vous êtes fou ! Vous allez nous tuer ! Vous ne pensez qu’à vous !
— Laisse-toi t’imprégner par les arrangements, retire ce masque et respire les paroles. Tu verras comme cela fait du bien. Laisse-toi aller.
J’ai surtout l’impression que ses doigts crispés vont rester incorporer au plastique.
La musique se termine et nous arrivons à destination. Je ralentis à nouveau à l’aide du frein à main et me gare dans le mouvement de glissement.
Je me tourne sur la droite pour découvrir un homme traumatisé, avec le masque qui est tombé sous le nez.
— Voilà, nous sommes sur la bonne voie. Tu commences à comprendre.
Il remonte automatiquement le tissu et me fusille du regard. Il sort de la voiture pour en faire le tour et juger des dégâts.
— Elle n’a rien ta limousine. Allez, accompagne-moi à l’intérieur.
Une file d’attente s’allonge sur le trottoir d’en face. Je n’aurais pas cru qu’il y avait autant de malheureux. Un réveillon de Noël bien terne de ce point de vue.
Il vient se positionner à mes côtés, semblant courir pour suivre mes pas. Je l’entends maugréer, mais il est bien content de m’avoir trouvé, sinon il serait reparti.
— Toutes ces personnes sont sans logis ?
— Non la plupart n’ont pas de quoi se nourrir. Tu les aides aussi ceux-là ?
Il a de nouveau ce regard de compassion. Son pas ralenti, je le sens si triste.
— Tu sors d’où ? Tu ne connais pas notre magnifique monde ? Il faudrait un peu descendre de ta tour d’ivoire.
— Vous n’imaginez pas à quel point vous avez raison. Pourquoi êtes-vous également aigri sur la vie et ce monde ? Il n’y a vraiment rien de bon ?
— Tu vas me pointer l’esprit de Noël toi aussi ?
— Pourquoi ne pas y croire ?
— Regarde autour de toi ! Il est où ? Hein ?
Je me mets à tourner au milieu de la route, les automobilistes crachant leur venin et klaxonnant avec énergie.
Le dégarni m’attrape et tente de m’emmener sur le trottoir opposé.
— Vous allez finir pas vous faire mal.
— Et en quoi cela te concerne ? Si cela te dérange, tu peux repartir. Pourquoi es-tu encore là le lutin ?
Il me lâche et s’écarte pour se placer à l’abri. Je l’ai blessé.
— Je ne sais pas. J’ai cru…
Moi non plus je ne sais pas. Cet homme a quelque chose de différent. Oui, il n’est pas comme les autres, c’est certain.
— Allez viens, on va se faufiler à l’intérieur.
Je passe de nouveau mon bras derrière ses épaules et l’entraîne, ne prenant aucune attention à la foule qui fait entendre son mécontentement.
— Nous ne devrions pas faire la queue ?
— Pourquoi ? Tu as du temps à perdre ?
— Vous avez une telle rage en vous. Il n’y a plus une once d’espoir ?
Cette question me stoppe dans mon mouvement. Un moment d’arrêt qui semble durer plusieurs minutes. L’espoir, ce mot tourne dans ma tête. Pourquoi ? Qu’est-ce qui pourrait me faire espérer ? Je n’ai plus rien depuis longtemps. L’homme m’a tout enlevé, je n’ai plus rien, piégé dans ce rôle minable.
Je me retourne vers lui, mes yeux atterrissent sur son masque. Ce morceau de tissu qui m’interdit de lire sur ses lèvres, de découvrir le tremblement de ses traits, la morsure à l’intérieur de ses joues. De l’espoir…
— Ne te pose pas autant de questions. Regarde ce qu’il y a autour de toi et tu comprendras.
Je lui prends le bras et le tire dans la pièce principale du hangar. Nous y trouvons de nombreux étalages et bénévoles. Les mesures sanitaires sont suivies comme elles le peuvent, mais dans une période de partage et d’union, il est difficile d’empêcher les gens de s’aimer. Cela pose moins de problème tout le reste de l’année, foutu esprit de Noël.
— Tu crois que si cette fête n’existait pas, les personnes seraient plus proches ?
Il ne répond pas tout de suite, surpris par ma question.
Il fait un léger tour des environs, il découvre la vraie vie, celle qu’il ne voulait pas voir. Un homme qui souhaite aider en gardant les yeux fermés.
— Tu penses que l’esprit de Noël est la dernière magie sur cette terre ?
— Ce sujet revient souvent, vous êtes plus sensible que vous ne le montrez.
— Tu ne réponds pas. Pourquoi l’humain a besoin de l’imaginaire pour songer à l’autre ?
Il me fixe de ses yeux larmoyants. J’ai l’impression d’avoir le chat potté devant moi. On va passer à autre chose où il va vouloir me faire un câlin.
Une famille termine de se servir et s’apprête à sortir.
— Papa ! Il y a du pain d’épice ?
— Je suis désolé mon chou, mais non il n’y en avait pas.
— Oh !
Le visage du jeune garçon s’affaisse, tout comme son père qui se sent terriblement coupable de ne pas pouvoir offrir ce que son fils souhaitait. Sa mère vient le prendre dans ses bras pour lui glisser tout son amour par un léger chuchotement.
— Je suis désolé mon chou, je vais faire mon possible pour t’en acheter. Je te l’avais promis, je le sais.
— Tu as encore de l’argent ?
— Il restait juste assez pour faire l’acquisition de gants, mais pas pour le pain d’épice.
— Tu avais pourtant fait les comptes. Les prix ont augmenté ?
— Non, l’assureur a fait ce qu’il a pu, et je n’ai pas pu avoir toute la somme que je souhaitais.
— Je comprends. Désolé trésor…
— Non, tu auras ton pain d’épice. Je n’ai pas besoin de changer de gant après tout, ils ne sont pas aussi usés.
— Mais c’est pour ton travail, tu ne…
— C’est Noël, et je lui ai promis. Remercions plutôt la personne qui m’a reçu et qui a permis que nous passions une merveilleuse journée.
— Oui, tu as raison, profitons de cet instant. L’avenir me fait peur.
Les trois individus défilent devant moi, je sens la fraîcheur d’une larme glissée sur ma joue. Mon nouvel ami s’est réfugié derrière moi, il se cache encore pour ne pas voir ce que la vie offre à certains.
— C’est déchirant n’est-ce pas ?
— Vous pensez qu’ils sont heureux ?
— J’imagine qu’ils le sont, oui. Le bonheur apparaît parce que le malheur existe. Et finalement, c’est peut-être eux qui savent le mieux ce qu’est d’être heureux.
— Ils sont pourtant tellement misérables. Vous n’avez pas envie de les soutenir ?
— Ce n’est pas ton rôle d’aider tout le monde ?
— Aider… Oui…
— Non tu es là pour moi pour l’instant.
Il se renferme et retourne dans ses pensées.
— Excusez-moi monsieur, vous pourriez me montrer vos papiers s’il vous plaît.
Il ne manquait plus qu’eux. La flicaille me présente deux de ses plus beaux représentants. Une petite femme toute frêle et un grand black taillé comme une armoire à glace, le parfait cliché. Ils le font exprès c’est pas possible.
— Vous m’avez entendu ?
La demoiselle est autoritaire, elle sait ce qu’elle veut.
— Et bien voyez-vous… Je ne suis pas habitué des lieux, alors je pense que je vais pouvoir trouver quelqu’un qui pourra mieux vous guider que moi.
— Tu te moques de moi ?
— C’est qu’ils vous ont formés à la perspicacité. Quelle évolution…
Son acolyte fait un pas en avant. Elle met sa main en opposition pour le stopper.
— Nous avons été appelés parce qu’un fraudeur venait troubler l’ordre public. Et maintenant, on vous trouve sans masque dans ce lieu clos, au milieu de dizaines de personnes. Si vous refusez d’obtempérer, je me verrais obligé de procéder à votre arrestation.
— Si je puis me permettre, cet homme vit dans la rue, il est fort possible qu’il n’ait plus de papier.
Elle ne détourne pas son regard de moi, et sans tolérance s’adresse à mon bedonnant ami.
— Vous êtes avec lui ?
— Non, nous ne nous connaissons pas vraiment. Mais je pense qu’il mérite un peu plus de respect, c’est le réveillon de Noël tout de même.
— Oh non, tu vas pas leur sortir cette excuse-là. Sois plus original s’il te plaît. Je te montre.
Je me penche vers elle avec mon plus grand sourire.
— Votre masque, vous pouvez vous le mettre…
D’un geste, elle m’attrape le bras et le fait tourner pour le coincer dans mon dos. Mais elle ne fait pas vraiment le poids face à moi. Je la repousse vers son collègue et m’applique à courir à l’opposé, entraînant mon complice dans ma fuite.
— Je ne pense pas que ce soit la bonne solution. Nous devrions plutôt les raisonner.
— Oui surtout avec leurs matraques en main.
Nous passons derrière une table sur laquelle se trouvent différentes boîtes de conserve. Les bénévoles ne font pas de résistance et nous laissent filer vers l’issue de secours que j’avais repéré à notre entrée. On n’est jamais assez prudent.
J’appuie sur la barre de déblocage et la porte s’ouvre d’un bond et vient percuter une femme qui marchait sur le trottoir.
— Mais qu’est-ce que vous avez fait ?
D’un geste, il me fait lâcher prise et s’accroupit pour s’assurer que la victime n’a rien de cassé. Je le vois ouvrir les yeux en rond, ses doigts tremblent. Sa main se pose au sol pour ne pas s’effondrer. Ses phalanges se referment sur une sorte de stylo large.
Il remonte doucement l’objet et le choc est tel qu’il le laisse tomber à nouveau, il se relève et recule devant la femme ébahie et qui n’a pas encore retrouvé ses esprits.
Les deux flics sortent à leur tour et sautent littéralement sur moi. Je ne peux résister plus longtemps, mais l’importance n’est pas là.
— Eh Enzo ?
Il revient dans la réalité, et me voit allongé au milieu de la route, les deux agents cherchant à me menotter tout en m’indiquant mes droits.
— Comment connaissez-vous mon prénom ?
— Alors, tu y crois à ce foutu esprit de Noël ?
Son visage se transforme encore, ses lignes s’étirent, comme s’il relâchait toute la pression qu’il tenait depuis trop longtemps. Les larmes commencent à couler.
— Lâchez-le ! Tout ça pour un masque ! Regardez ce que j’en fais moi de ce masque !
Il retire le morceau de tissu et le jette par terre, tout en le piétinant. La femme cède un cri en apercevant ses traits. La policière se redresse et s’avance vers lui.
— Eh Enzo ! Il est temps que tu quittes ton vrai masque à présent.
Il se met à hurler toute sa rage tout en plaçant ses poings devant lui. Mais la matraque l’arrête tout aussi net. Le noir absolu envahit tout.
La cloche de l’église sonne 18 heures.
Je suis un peu déboussolé, comme si je sortais brusquement de mes pensées. Un instant et je me rends compte que je suis devant les trois marches de mon immeuble.
Un léger malaise me prend, je m’appuie sur la Clio bleue électrique qui est garée juste là. C’est la première fois que cela m’arrive. J’espère que je ne fais pas du surmenage, avec tous les clients que j’ai dû recevoir encore aujourd’hui.
Je suis discret, je ne parle pas beaucoup et garde mes pensées pour moi, mais je n’en pense pas moins.
J’ai reçu un homme qui m’a demandé un nouvel emprunt pour la consommation, juste pour pouvoir offrir un réveillon de Noël rêvé à son fils. Il n’a aucun moyen de le rembourser, et pour cela, je l’ai convaincu de trouver un deuxième travail. Comment les gens peuvent être aussi idiots pour se faire embobiner par la société, par mes discours enjôleurs ?
Je ne sais pas pourquoi cette pensée me donne une sensation de tristesse. À l’ordinaire, cela ne me fait rien. Je ferme les yeux et me concentre sur mon travail. Je leur donne ce qu’ils veulent après tout. Je ne suis pas responsable de leurs erreurs, je les aide en réduisant les risques.
Je ne peux pas m’empêcher de regarder ces marches, comme si j’y attendais quelque chose ou quelqu’un.
Je suis bête. Et si j’allais me faire un bon film dans ma salle de cinéma. Le réveillon de Noël n’existe que pour ceux qui veulent rêver au lieu d’avancer.
Je me redresse et laisse passer une personne âgée qui promène son chien. Un flash me transperce. L’impression d’être ailleurs, un verre à la main.
Je me sens à nouveau étourdi, je dois rentrer chez moi pour me détendre. Je progresse difficilement et commence à monter les marches. Lorsque la porte s’ouvre et vient me percuter.
Je suis propulsé en arrière et atterris douloureusement sur le trottoir.
— Oh nom d’un esprit de Noël ! Excusez-moi, je ne vous avais pas vu !
Une jeune femme s’avance à mes côtés pour m’aider à me redresser. Elle semble totalement choquée par les évènements, pas autant que moi.
— Vous devriez vous asseoir un instant pour être sûr que vous n’avez pas de traumatisme.
Elle me guide sur les marches.
— Je vais vous chercher à boire, ne bouger pas, j’arrive tout de suite.
Elle disparaît dans l’immeuble.
Mais que se passe-t-il ? Cette drôle de sensation de déjà-vu. Je ne comprends pas, ces visions, ces impressions, ce n’est pas réel. Je perds la tête.
Des personnes défilent sur le trottoir, sans même voir mon désarroi et mon trouble. Une odeur vient me tirer de toutes ces pensées, comme un hameçon emporte sa proie.
Non, je ne peux pas le croire. Mes yeux fouillent la foule, je cherche, je veux être certain. Et soudain, je m’arrête un peu plus loin sur la bordure, un cigare lâche sa légère fumée parfumée et significative.
— Eh Enzo ! Il est temps que tu quittes ton vrai masque à présent.
Ces mots résonnent dans ma tête. Je passe mes deux mains sur mon visage.
Je revois cette grand-mère qui tire sa laisse vide, et me projette plus loin dans le passé, lorsqu’un spécialiste me tendait le rapport qui diagnostiquait la maladie d’Alzheimer à ma mère. Je me souviens avoir pensé à ce que ça allait me coûter, et l’avoir reniée. Cette femme qui promène son chien mort il y a plus de vingt ans et à qui elle a donné mon nom, comme pour oublier mon absence.
Je revois cette famille qui lutte pour vivre, et qui paraît si heureuse. Mon dédain pour eux, mon sentiment de supériorité, tout disparaît lorsque je vois cet homme se sacrifié pour offrir le sourire à son fils. Un sourire qui vaut tout l’or du monde.
Je revois cette femme étalée au sol, comme elle l’était sur mon bureau un mois auparavant. La nouvelle assistante qui m’avait tapé dans l’œil. À moi, malgré mon allure, elle disait aimer ma gentillesse enfouie. On s’était tourné autour pendant quelques semaines, et nos attirances communes nous avaient envahis un soir, sans réfléchir. Le lendemain, je m’étais empressé de mettre fin à sa période d’essai, je ne pouvais pas sacrifier ma carrière pour une passion soudaine. Ces deux lignes bleues… Cette sensation de bonheur qui m’inonde. Cette colère qui se retourne contre moi.
J’ai une douleur si subite à la tête que je viens y poser ma main. J’y découvre une bosse. Je me lève pour me voir dans la vitre du véhicule. J’ai bien un hématome, là où la matraque m’a frappé dans mes rêves.
— Un rêve… Vraiment ?
Pourquoi suis-je devenu cet homme ? Qu’est-ce qui s’est passé pour que je gâche tout ?
Je vois mon reflet dans la vitre du véhicule. Je fais glisser mon masque, la ressemblance avec mon père est flagrante. Mon cœur se resserre… Il me manque.
La radio de la Clio se met en route et je reconnais Shoot to thrill.
— Il est temps que je l’enlève ce masque.
Je regarde l’heure sur le clocher de l’église. J’ai encore l’opportunité de passer dans une pâtisserie pour acheter l’indétrônable pain d’épice de la ville. Elle se trouve là où ma mère habite, je pourrais aller au fleuriste aussi, et réserver une table pour trois au meilleur restaurant que je connaisse, c’est moi qui l’assure, j’arriverais bien à avoir une place. Il y a les deux femmes de ma vie que je dois reconquérir.
Un sourire se dessine sous mon masque chirurgical.
Foutu esprit de Noël.