Terre, 2051. France.
Les lambeaux grisâtres de brume s’invitaient dans les rues et léchaient l’asphalte, comme pour l’avaler. Même la place éclairée par des néons blancs n’était pas épargnée. Sept heures du matin sonnaient à la cathédrale.
Tout en frissonnant, Maël resserra les pans de son manteau autour de son corps éprouvé par les ans. Pas encore à la retraite, malgré ses soixante-trois ans bien tassés, il se dirigeait vers un immeuble pour s’occuper du ménage dans les paliers, l’entrée et les ascenseurs. Depuis cinq heures tapantes, il s’affairait à ses tâches. Juste avant, il avait nettoyé des locaux d’un supermarché.
Après avoir étouffé un bâillement, il jeta un coup d’œil torve vers les boîtes aux lettres du hall. Cette année, comme les autres, elles n’accueilleraient aucun cadeau, aucune enveloppe… Depuis trente ans, ces vestiges d’une tradition millénaire avaient disparu. 2020 avait sonné son glas.
Son esprit s’égara quelques minutes. Oui… La fin d’année 2020 avait été mémorable. Et ensuite, le monde avait plongé. Ils avaient vécu une crise sans précédent, qui avait duré plus de dix ans. Pour autant, les contacts à l’heure actuelle étaient formellement interdits. Un système de surveillance, composé de nano-caméras se confondant avec l’environnement, avait été développé pour à la fois prôner la distance entre chaque individu et punir ceux qui s’y aventuraient ; une technologie déployée dans la sphère publique, mais pas dans la sphère privée, même si les dirigeants y songeaient plus en plus.
Pourtant, le virus responsable de cette débandade était maîtrisé depuis dix ans. Des traitements avaient été élaborés durant des années de tâtonnements après l’échec du vaccin.
Maël étouffa une quinte de toux. Aujourd’hui, ses poumons semblaient comprimés dans un étau brûlant. Cependant, le travail n’attendait pas, lui.
En soupirant, il s’avança vers la porte du local, où était entreposé son matériel.
***
Le poing serré contre son cœur, Alice observa l’homme de ménage qui s’affairait dans la cage d’escalier. Ses parents lui avaient interdit d’aborder les inconnus. D’ailleurs, même entre personnes de la famille, c’était prohibé de se toucher…
Pourtant, du haut de ses six ans, la fillette cherchait à comprendre pourquoi. Sa mère lui serinait sans cesse qu’elle était trop petite, c’en était agaçant ! Et puis, à six ans, elle sentait que les gens n’étaient pas faits pour vivre seuls ou sans interagir avec les autres. Enfin, si, ils avaient le droit de se parler, de se regarder, mais c’était tout… exception envers les enfants de moins de trois ans et leurs parents, ou lorsqu’un couple désirait concevoir.
Pourquoi ?
Cette question résonnait au sein de sa tête. Si encore ils parvenaient à montrer leurs émotions, à s’adresser la parole, ce ne serait pas si grave qu’ils ne puissent pas s’effleurer ; malheureusement, plus personne ne communiquait.
Alice se mordilla les lèvres, puis songea à son rêve étrange de la nuit dernière. Tout le monde y était heureux, s’embrassait, dansait autour d’un immense sapin décoré de mille lumières…
Un rêve qui n’avait aucun sens. Après tout, que fêtaient-ils ? Et pourquoi y avait-il un sapin ?
Silencieuse, Alice vit l’homme de ménage emprunter la cage d’escalier. Une petite voix lui susurra qu’il fallait qu’elle lui parle. À la louche, il avait plus de soixante ans, comme ses grands-parents s’ils avaient vécu jusque-là. Il avait peut-être connu les contacts humains.
Sa silhouette se faufila jusqu’aux marches. Les descendre serait plus facile que les remonter, mais tant pis. Au moins, sa mère ne lui reprocherait pas un manque d’exercice – elle était toujours sur son dos, à faire des remarques sur son poids, ce qui énervait la fillette, qui coupait court en boudant.
***
Alors qu’il venait de fermer à clé le local, une voix aiguë l’interpella de loin :
— Hé ! Monsieur !
Surpris, Maël pivota. Une petite fille ronde aux cheveux châtains s’arrêta à deux mètres de lui et le dévisagea avec de grands yeux noirs innocents, le souffle court.
— Oui ? s’adressa-t-il à elle d’un ton doux.
— Je…
La fillette fronça les sourcils, puis tourna la tête de tous les côtés. Que lui voulait-elle ? Maël ne bougea pas afin de ne pas l’effrayer. Au bout d’un moment, avec timidité, elle s’enquit :
— Vous avez quel âge ?
Il battit des paupières. Quelle question saugrenue ! Néanmoins, il lui répondit :
— Soixante-trois ans, ma petite. Pourquoi…
— Alors vous avez connu les sapins décorés et la fête qu’il y a avec !
Bouche bée, l’homme de ménage la fixa alors que son esprit s’agitait telle une tempête de neige.
— Hein ?
— Ben oui ! rétorqua-t-elle, impatiente. J’en ai rêvé, je suis sûre que ça a existé, avant !
Le cœur de Maël s’accéléra. Cette enfant avait rêvé de Noël ? Ses parents n’avaient pas pu lui en parler, ils n’avaient sans doute jamais vécu l’époque avant 2020 ou étaient trop jeunes pour se le rappeler… Alors qu’il s’apprêtait à l’interroger, la fillette souffla.
— Je ne comprends pas. On ne m’a jamais lu d’histoire dessus. En même temps, je n’ai plus de papi ni de mamie, moi… Y a personne dans ma famille qui soit vieux comme vous.
Ah. Tout s’expliquait… L’homme de ménage toussota, puis s’enquit :
— Que souhaites-tu savoir ?
— Je voudrais que tu me racontes, répondit-elle avec un air sérieux. S’il te plaît.
Le tutoiement soudain noua la gorge de Maël. Avec un soupir, il murmura :
— D’accord, mais après le travail. Rejoins-moi à la fontaine après dix-sept heures trente.
Tant qu’ils ne se touchaient pas, ils n’auraient aucun problème. Les nano-caméras n’étaient pas en mesure d’enregistrer leur conversation, alors… Ils pourraient parler, aussi librement que possible.
— D’accord…, capitula-t-elle. Comment tu t’appelles ?
— Maël.
— Moi, c’est Alice.
Sans demander son reste, la fillette le laissa seul face à son désarroi.
***
Il n’était pas six heures du soir lorsqu’Alice s’assit sur le rebord de la fontaine, à une distance respectueuse de l’homme de ménage dont les cheveux gris, coupés très courts, se dissimulaient sous un bonnet vert. Elle aurait dû arriver plus tôt, mais ses parents lui avaient rajouté des devoirs en plus de ceux de l’école. Ils la trouvaient trop dissipée et peu soucieuse de son avenir. Cependant, à six ans, fallait-il déjà s’en préoccuper au point d’imiter les adultes, jusqu’à perdre son essence d’enfant ?
Alice fut harponnée par le regard vert d’eau de Maël. Un joli prénom, qu’elle croyait réservé aux filles à la base – à cause d’une camarade qui s’appelait Maëlle dans sa classe, sans doute.
Un silence ouaté, à peine rompu par le chant de l’eau coulant derrière eux, s’établit entre eux, avant que Maël se racle la gorge et commence à parler :
— Avant, tous les 24 du mois, les familles se réunissaient autour d’un repas : c’était le réveillon de Noël. Une occasion pour manger plein de bonnes choses, comme du saumon, du foie gras, de la dinde, de la bûche… Le lendemain, le 25, c’était le jour de Noël.
— Noël ?
— La fête se nomme Noël, lui précisa-t-il après un petit rictus. Dès le début de décembre, chaque foyer se procurait un sapin, naturel ou artificiel, qu’il embellissait avec des guirlandes, des boules. L’habitation n’y échappait pas non plus…
— Pourquoi un sapin ?
— Aaaaah… Il y a très longtemps, avant la religion chrétienne, on décorait déjà le sapin, avec des fruits, des fleurs et du blé. C’était pour fêter l’hiver.
— Le soliste, c’est ça ? s’enquit Alice avec un ton sérieux, les mains nouées sur ses cuisses.
Maël eut un rire amusé.
— Ah, tu connais le mot « solstice » à ton âge ?
— Oui. Désolée, je le dis mal, dit-elle en grimaçant.
— Ce n’est pas grave. Bref, tu as compris.
Les néons blancs de la place s’allumèrent sans bruit ; leur lumière fantomatique louvoya jusqu’à eux, sans pour autant les réchauffer. Bientôt, le couvre-feu. Il leur fallait rentrer, mais ni l’un ni l’autre n’esquissa le moindre mouvement. Dans un murmure, tout en frottant ses doigts engourdis malgré ses gants en laine, Alice demanda :
— Pourquoi fêter l’hiver ?
— Pour que le printemps revienne, avec la vie, tu vois, lui expliqua Maël tout en réajustant son écharpe autour de son cou noueux. L’hiver permet à la nature de se reposer avant de s’éveiller, plus belle que jamais.
— Comme la Belle au bois Dormant ?
— Oui, on peut dire ça. Bon. La religion chrétienne a gardé cette tradition et a décrété que le sapin était l’arbre du paradis. Puis, petit à petit, il est devenu le symbole des cadeaux du Père Noël, qui les plaçait à son pied, à côté de la crèche quand il y en a une.
Les pieds bottés d’Alice se balancèrent, les talons cognant contre la pierre de la fontaine.
— C’est quoi une crèche ? le questionna-t-elle.
— Comment dire…
La fillette pouvait entendre les réflexions qui tournoyaient dans la tête de l’homme de ménage. Ses parents lui reprochaient souvent de se montrer trop curieuse. Pourtant, ici, elle se sentait encouragée à y être, jamais Maël ne la sermonnerait à ce sujet.
— Grâce à des figurines représentant une étable, des animaux un homme et une femme avec un bébé, il est possible de mettre en scène la naissance de Jésus Christ, finit-il par lâcher après s’être raclé la gorge.
— Ah, oui… On en a causé en classe en plus… Et si le sapin s’est transformé en arbre du paradis, alors c’est normal qu’il y ait une crèche et qu’on fête l’arrivée de Jésus.
— C’est tout à fait ça, approuva-t-il.
— Mais du coup, ça a encore changé, parce que tu parles de cadeaux, du Père Noël…
Un sourire effleura les lèvres de Maël. Pour Alice, il se teintait d’une légère nuance moqueuse, mais elle n’en fut pas vexée.
— Parce que le Capitalisme s’est installé. Tous les ans, Noël était devenu l’occasion de pousser à acheter, à consommer. Les gens passaient leur année à économiser ou recevaient des primes. Grâce à ça, ils préparaient leurs cadeaux. Aux enfants, jusqu’à un certain âge, les parents faisaient croire que c’était le Père Noël qui leur offrait ce qu’ils voulaient s’ils avaient été sages.
— Ça devait être cool…
L’homme de ménage tourna la tête vers elle.
— D’un côté, oui. D’un autre, tu sais que…
— … Ce n’est pas bien pour la planète, ou même pour nous, parce qu’on oublie le bonheur, le plaisir. Oui, maman me le rabâche souvent. Ma mamie et mon papi m’auraient expliqué plus de choses, s’ils étaient encore là…
Les yeux d’Alice se voilèrent. Elle se força à reprendre la parole :
— Les câlins de ma maman ou de mon papa me manquent… Pourquoi c’est interdit de se toucher ? Maman me dit que c’est parce qu’on va se donner des maladies, mais…
— Tu ne trouves pas ça normal, hein ?
La fillette tressaillit au son de la voix de Maël. Avec timidité, elle acquiesça.
— Alice, tes parents ont connu une maladie en particulier, qui nous ont éloignés les uns des autres.
— Le président et le gouvernement ont profité de l’arrivée de cette maladie pour qu’on n’ait plus le droit de faire certains trucs ?
Maël esquissa une grimace.
— Pas que dans notre pays, mais oui, c’est plus ou moins ça. Et Noël, ainsi que d’autres fêtes, ont disparu. Depuis que l’on a supprimé une grande partie des loisirs, les gens restent chez eux quand ils ne sont pas au travail et achètent beaucoup sur Internet.
— On ne peut pas changer tout ça ?
Une note d’espoir perçait dans la voix d’Alice.
— Ce serait difficile. Il faudrait…
Soudain, un vent glacial mordit la peau des joues de la fillette. En avisant l’air surpris de Maël, elle sut que lui aussi l’avait senti. Tous deux regardèrent autour d’eux. Rien. D’un ton craintif, elle souffla :
— On devrait rentrer. Le couvre-feu…
Le vent s’intensifia. Alice resserra les pans de sa veste contre elle et se releva. Son premier réflexe fut de venir se réfugier contre Maël, bien que ce soit interdit. Les nano-caméras, les policiers, tant pis. Sa peur prédominait. Elle n’eut pas le loisir de s’appesantir dessus : le brouillard crépusculaire se rassemblait petit à petit, finit par former une silhouette féminine. Bientôt, une femme apparut devant eux. Sa mère la trouverait laide car elle n’était pas mince, mais pour Alice, elle était magnifique. Et puis, ses cheveux étaient comme les siens, frisés et d’un châtain clair, autre source de moquerie de la part de ses camarades.
Captivée par l’apparition, ni l’un, ni l’autre n’osait souffler mot. La fillette relâcha toutefois son étreinte et s’éloigna de Maël. Les lèvres de la femme laissèrent alors échapper ces quelques mots.
— Je n’ai pas beaucoup de temps.
Alice ouvrit la bouche de saisissement.
***
Maël considéra le fantôme – il ne voyait pas comment nommer les choses autrement – avec un regard empli de gravité. Le couvre-feu de dix-neuf heures sonnerait bientôt – à moins qu’il soit déjà passé, avec le ciel qui flirtait bien plus qu’entre chien et loup…
Comme si elle lisait dans leurs pensées, l’apparition renchérit :
— Vous ne risquez rien. Les caméras ont été gelées.
Quelques flocons échouèrent sur leurs vêtements et le sol. Des flocons de brouillard et de neige. Pourtant, Maël n’osa pas rompre le silence cotonneux pesant sur leurs épaules tremblotantes de froid. Le givre ourlait le bout de leurs nez.
— Je suis venue vous demander de ramener Noël, déclara-t-elle d’un ton suppliant.
Maël et Alice se regardèrent en écarquillant les yeux.
— Ramener Noël ? finit-il par articuler.
— Vous avez oublié l’essence même de Noël.
Elle ponctua son constat d’un geste candide : paumes tournées vers la voûte céleste, elle essayait de recueillir les minuscules étoiles de glace. Le cœur de Maël se serra de tristesse.
— Moi, je n’ai pas oublié, répondit-il d’une voix chevrotante, mais je suis vieux, maintenant.
— Tu peux encore transmettre, tu peux encore réapprendre aux autres que nous ne sommes pas faits pour vivre sans interactions sociales, sans magie, rétorqua la femme avec détermination.
— J’ai rêvé de Noël même si je ne l’ai jamais fêté, intervint Alice avec fébrilité. J’ai pas oublié, je ne connais pas, c’est tout ! Pourtant, j’en ai rêvé…
— C’est parce qu’il se niche aux tréfonds de votre âme.
La femme ramena quelques mèches folles derrière ses oreilles.
— Maël, Alice, regardez-moi. N’avez-vous pas deviné qui je suis ?
La perplexité s’empara de lui ; qu’insinuait-elle ? Il riva ses iris aux siens, si noirs, de l’apparition. Aussi noirs que ceux d’Alice, à bien y réfléchir. Et leurs cheveux, leur visage…
À peine l’évidence s’imposa à lui que la fillette s’exclama d’une voix tremblante :
— Tu es… moi.
La femme acquiesça avec gravité. Le souffle polaire de la bise leur arracha un frisson.
— Oui. Je viens de votre futur. Enfin, ce qu’il deviendrait si vous ne ranimez pas Noël, entre autres.
— Comment t’es au courant pour Noël ?
Alice adulte esquissa un sourire mélancolique, puis fixa Maël.
— Je t’ai bel et bien rencontré lorsque j’avais six ans. J’en ai vingt-six désormais. Nous avons discuté jusqu’à l’heure du couvre-feu, assis sur le rebord de cette fontaine. Nous avons parlé de Noël, de mon rêve, et puis nous sommes rentrés chez nous, en nous disant que nous verrions cela l’année prochaine, peut-être. Par la suite, nous nous croisions parfois, bavardions un peu au détour de la cage d’escalier. Cependant…
— On a rien fait, hein ? devina Alice fillette, le regard triste.
— En effet. Pas parce que vous ne le vouliez pas, mais parce que Maël est tombé malade et est décédé l’été suivant.
— Je suis déjà malade, la corrigea Maël avec gravité. D’un cancer des poumons. Tu l’ignorais à l’époque, je l’ai caché jusqu’au bout.
Les deux Alice murmurèrent d’une seule voix :
— On ne peut changer ça, mais on peut changer d’autres choses.
L’homme de ménage renifla pour chasser la goutte au nez.
— C’est-à-dire ?
— En offrant des cadeaux aux personnes qu’on aime, souffla Alice fillette.
— En leur souhaitant « Joyeux Noël » même si elles ne comprennent pas, renchérit Alice adulte. Leur dire que vous tenez à elle. L’essence de Noël, c’est aussi la réunion des cœurs et de l’amour que vous vous portez.
— Comment t’as réussi à venir là ? l’interrogea Alice fillette.
— Grâce à la technologie et à la science. Je ne suis pas un fantôme, mais… une projection, une sorte d’hologramme. Trop compliqué à expliquer.
— Je vois, murmura Maël.
La femme recula.
— Je ne peux rester plus longtemps. Joyeux Noël à vous, et dépêchez-vous de rentrer. Le couvre-feu commence dans cinq minutes. Les nano-caméras se réactiveront à ce moment-là.
Elle disparut telle une flamme de bougie soufflée par un vent vigoureux. Une fois seuls, Maël et Alice se regardèrent.
— On ramènera Noël, promis ! s’exclama-t-elle. C’est injuste de nous mettre en prison pour ça !
Maël ébouriffa les cheveux de Alice fillette. Autant se le permettre tant que les nano-caméras étaient gelées...
— Ce n’est pas aussi simple, mais nous le ferons, parce qu’il est temps de retrouver notre humanité.
En son for intérieur, il se jura qu’il tiendrait parole. Sa femme l’écouterait et le soutiendrait et, si besoin, ils apporteraient leur aide à Alice.
Le lendemain, il lui déposerait un cadeau dans la boîte aux lettres.
***
Avec appréhension, Alice s’engouffra dans l’appartement. Aussitôt, la voix de sa mère s’éleva :
— Alice ! Où étais-tu passée ?!
Sa silhouette se découpait dans l’encadrement de la porte de la cuisine, à gauche de l’entrée au papier vert. Alice déglutit, mais affronta son regard avec courage.
— Je voulais discuter avec l’homme de ménage.
La femme ravala un hoquet.
— Pourquoi ? En plus, on ne s’adresse pas aux…
— Ce n’est pas un étranger, il vient cinq fois par semaine ici pour travailler, rétorqua Alice.
Sa mère soupira en se massant le visage. Derrière elle, son père grommela :
— Tu seras punie pour être sortie sans nous prévenir, avoir parlé à quelqu’un que tu ne connais pas et pour être rentrée après le couvre-feu. Imagine si les policiers t’avaient attrapée !
— Maman, papa… J’avais une minute de retard, c’est bon. Et puis je m’en fiche d’être punie. Quel jour on est aujourd’hui ?
Alice serra les poings ; ses parents se regardèrent avec un air confus, puis se tournèrent vers elle.
— Le 24 décembre, mais…
— Non, c’est pas juste le 24 décembre. C’est le réveillon, où on doit partager un repas, les cadeaux et se dire qu’on s’aime.
À la façon dont sa mère se figea, Alice sentit qu’elle avait effleuré un point sensible.
— Et demain, ce sera Noël. Vous ne le saviez pas, parce qu’on ne vous a jamais expliqué, mais moi, je vous souhaiterai « Joyeux Noël » quand même. C’est pas normal que ça n’existe plus !
— Alice…
— C’est pas normal qu’on n’ait pas le droit de s’approcher ou de se toucher, même quand on se connaît, comme si nous sommes tous des monstres. Les animaux se font des câlins, eux, et nous non. Depuis quand, pourquoi ?
Les sanglots envahirent la fillette. Sans attendre leur réaction, elle se précipita vers sa chambre au fond du couloir et claqua la porte.
— Alice !
La voix étouffée de son père lui parvint à travers la cloison. Cependant, il ne tenterait même pas de régler la situation. Sa mère non plus.
Ils penseraient que ça lui passerait. Alice ne cesserait de leur donner tort à chaque instant.
Devant sa fenêtre, elle donna libre cours à ses larmes ; pas des larmes de tristesse, mais débordantes d’une résolution nouvelle et d’un espoir qu’elle caressait malgré son jeune âge.
Tous les jours, elle leur poserait des questions. Tous les jours, elle mettrait ses parents en face des contradictions qu’ils subissaient.
Et demain, elle leur souhaiterait un « Joyeux Noël » irradiant d’un amour qu’ils avaient oublié de lui transmettre dès ses trois ans révolus.