— Les flocons sont éphémères !
J’ai beau te le répéter, tu ne m’écoutes pas et tu continues. Armée de ton pot à confiture, tu tentes d’en attraper un au vol. Et quand tu refermes le couvercle, le flocon meurt. Alors tu pleures. Je t’observe en silence et j’attends que ta tristesse s’évapore.
Chaque jour tu reviens. J’aime ton nez rouge sous ton écharpe en laine. Tes cheveux en bataille et la joie dans ton regard. Tu me fais penser à ses flocons de neige, si volatile, si gracieuse et je n’espère qu’une chose, c’est que tu ne disparaisses pas comme eux.
— Peut-être que si je mange beaucoup de neige, je deviendrais une Givreuse ?
Ta naïveté me touche. Tu serais la plus belle des fées, c’est vrai, mais il ne suffit pas de manger de la neige pour le devenir.
— Tu vas juste te rendre malade, dis-je.
Bien sûr, tu ne m’écoutes pas et te voilà à tourner autour du sapin, bras écarté et bouche ouverte pour tenter de gober un maximum de flocons. Enfin, tu te ramasses à mes pieds, essoufflée et tu te mets à rire de bon cœur.
— Père dit que je vais attraper le mal si je reste dans le froid !
— Tu es bien couverte pourtant.
— S’il savait que je te parle, il m’empêcherait de sortir !
Je tremble d’effroi. Je redoute ces moments où tu rentres dans ta vaste demeure, où tu refermes la porte pour t’emmitoufler dans cette chaleur meurtrière. Moi je ne pourrai pas et je ne le voudrai pas, d’ailleurs. Les choses sont ainsi pourtant et tant que je peux te voir, entendre ton rire merveilleux et voir tes larmes se cristalliser, je suis heureux.
— Heureusement qu’il travaille beaucoup. Il ne regarde jamais par la fenêtre.
— C’est une chance, approuvé-je. Veux-tu faire autre chose ? As-tu décoré ton sapin ?
— Je crois que je vais devoir rentrer maintenant. Je reviendrai demain. Madame Van Vaelen, ma nounou, dit qu’il fera beau. Oh, tant que j’y pense, joyeuses fêtes d’Enahel !
Je crois que je n’aime pas ta nounou, mais je ne te le dis pas. Les adultes de ton entourage sont grincheux et acariâtres. J’espère juste que tu reviendras. Tu n’attends pas ma réponse et tu cours vers le manoir, laissant de nombreuses traînées de pas derrière toi.
Que s’est-il passé ensuite ? Je n’en ai que de brefs souvenirs. Je sais que tu n’as pas honoré ta promesse de revenir, que je t’attends toute la journée sous ce soleil horrible. Madame Van Vaelen avait raison : il fait beau, il fait chaud. Je sens le sol se ramollir, l’air se radoucir et ma peau me faire mal. Et tu n’es pas venue. Quand je me suis endormie, je crois que j’avais le cœur enseveli dans un amas de tristesse.
— Te revoilà !
Me revoilà ? Mais… je ne suis jamais parti ! J’ouvre péniblement les yeux et je te vois. Tu rayonnes. Ton sourire ravive mon étincelle de vie. Pourtant, je trouve que tu as changé. Tu as grandi, ton visage a quelques boutons et tes cheveux sont plus courts. Tu as même remplacé ta belle écharpe chamarrée pour un long manteau en laine sobre.
Je te propose que l’on joue à nos jeux habituels. Tu ne sembles pas m’entendre, le regard tourné vers le manoir et l’esprit ailleurs. Tu t’assois, les bras enroulés autour de tes jambes et tu te colles à moi. Je dois bien avouer que cela m’étonne de te voir si nostalgique, presque silencieuse. Quand tu respires, des volutes blanchâtres se forment autour de ta bouche ; c’est vrai qu’il fait froid dehors et moi j’aime quand il gèle. Le vent emporte avec lui une promesse de givre qui me rend joyeux.
— Je crois que je suis amoureuse, soupire-t-elle.
Je tends l’oreille, intrigué. C’est nouveau de t’entendre parler de sentiments si forts. Après tout, je suis ton meilleur ami et je peux bien accepter que tu te confies de la sorte.
— C’est une fille de ma classe. Camille. Je pense qu’elle m’aime aussi !
— Magnifique !
— Je ne peux pas le dire à Père. Il ne comprendrait pas. Il me voit déjà amourachée d’un jeune parvenu stupide. Que dois-je faire à ton avis ?
Je suis désolé, mon amie, car je n’ai aucune réponse à ta question. Je reste muet et je vois bien que cela t’embête. Tu soupires et tu te relèves, déçue.
— Joyeux Enahel tout de même…
Je veux te retenir, mais à nouveau, tu me prends de court et te voilà déjà arrivée aux marches qui mènent à la demeure. Quand la porte claque dans ton dos, je comprends que je ne te verrai pas le lendemain. Je pleure doucement, tout doucement, avant de m’endormir.
— Comme il est laid !
Ce garçon m’insupporte. Et ses copains ne sont pas mieux. Toi, tu les regardes faire, à rire bêtement. Vous avez piqué la liqueur de ton père dans ses placards, de ce que j’ai compris et vous voilà bien amochés, à vous rouler dans la neige, à pouffer grassement et à parler avec lenteur.
Je suis déçu de ce réveil. Vraiment. Auparavant, tu pleurais pour la mort des flocons et aujourd’hui… Tu as encore changé. Tu es plus grande peut-être ? Ton visage s’est allongé et tu as décoré tes yeux avec du charbon ou quelque chose de la sorte.
Tous tes amis débiles me tournent autour. Il y en a un qui veut uriner à mes pieds et, à ce moment, j’ai encore l’espoir de te voir revenir à la raison, car tu l’en empêches. Mais au lieu de leur demander de partir, de t’insurger d’un tel comportement, tu préfères coller tes lèvres aux siennes.
J’en ai les yeux qui ont quitté leurs orbites je crois, bien. Je grogne, je râle, je te fais comprendre que tu vas trop loin. Puis un idiot qui vous accompagne me dévisage, me crache dessus et s’égosille.
— Il nous regarde mal ! On peut le fracasser ?
Tu hoches de la tête, sourde à leur question. Estomaqué, je ne peux pas bouger, juste vous voir prendre des branches mortes dans la jardinière et vous précipiter sur moi. Je hurle, je pleure, je tente de me protéger, mais c’est trop tard. On m’assaille de coups et je tombe. La douleur de mon cœur brisé me fait pleurer. Et à l’instant où des larmes givrées roulent sur mes joues, tu t’arrêtes et tu me fixes avec horreur, comme si tu avais compris ton erreur.
— Je suis désolée, souffles-tu. C’est un mauvais Enahel ! L’année prochaine, je…
L’année prochaine ? Tu parles toujours de l’année prochaine ! Je ne comprends pas cette expression ; je souffre, étalé sous le sapin, à devoir supporter les moqueries grossières de tes prétendus amis. Et plutôt que de m’aider, tu t’enfuis. Moi je m’endors, les paupières gelées, encore étourdi par la barbarie de vos actes.
— Je vais me marier demain. Pour Enahel ! Père y voit un signe. Moi j’y vois mon emprisonnement.
J’ouvre péniblement les yeux. Te voilà près de moi, plus calme, souriante et résignée. Tu es coiffée d’un chignon qui se recouvre de flocons de neige et ton manteau noir te donne l’air d’une grande dame. Tu as bien changé, mon amie. Moi je suis toujours le même : bedonnant, avec un sourire idiot et un chapeau troué. Pourtant, tu reviens et on continue de discuter.
— Et ton amie de classe ? Camille ?
— Stephane est… gentil, murmures-tu. Père pense tellement avec son portefeuille. Il ne pense qu’à l’argent et la gloire de son sang. Il s’imagine déjà avec un petit-fils prêt à reprendre son affaire. Et moi, hein ? Que dois-je faire ? M’enfuir ? Dire non ?
— Tu pourrais dire la vérité ! Que tu ne veux pas d’un homme dans ta vie ! Que tu préfères être avec Cam…
— Qui suis-je pour dire cela ? Je ne le ferai jamais, je me connais ! Je suis lâche…
Tu baisses la tête et tu inspires profondément.
— La fête sera grandiose !
— Tu le mérites… j’imagine ?
— J’aimerai tellement que tu puisses y assister. Cela me ferait au moins un ami.
Tu soupires.
— J’essayerai de passer demain, d’accord ? Joyeux Enahel mon ami !
Je te souris et tu m’étreins rapidement. Je tente de te retenir ; c’est pourtant inutile. Je n’ai pas ma place parmi vous et je sais que tu finiras par m’oublier. Vos unions d’humains ont pour effet d’éloigner les cœurs. Le mien te sera toujours ouvert cependant. Alors cette nuit, je tâche de chasser mes vilaines pensées et je garde le regard rivé sur ta fenêtre. Tu apparais de temps à autre, silhouette noire auréolée de lumière. Enfin tu fermes les rideaux et la nuit m’emporte à mon tour.
Quelle heure est-il quand tu reviens auprès de moi ? Tu grelottes dans ta magnifique robe en velours. Et malgré la coupe de champagne entre tes mains, tu ne parais pas heureuse. Ton visage est marqué par la… résignation ? Je ne vois pas d’autres mots. Enfin je vois le fil d’or du mariage noué autour de ton poignet et je comprends le problème.
— Je suis désolé, dis-je simplement.
Combien de tes larmes ai-je cristallisé ? Tu es entourée d’une nuée d’étincelles glacées. Elles flottent autour de toi à mesure que tu déverses ta peine. Tu restes un moment, frigorifiée, le corps secoué par les sanglots. Et puis on t’appelle. Une voix forte, masculine, autoritaire. Stéphane, j’imagine. Tu sursautes, t’essuies les yeux et te précipites vers le manoir, prête à te noyer dans la musique tonitruante.
Moi, je suis prêt à te voir m’ignorer.
Tu ne viens plus, ne sors plus, comme si l’hiver te répugnait. Je m’endors doucement, le cœur lourd et je m’écrase au pied du sapin, seul. Je ne dois pas m’en formaliser ; je devrais même valdinguer ailleurs, à chevaucher les flocons de neige, à m’amuser dans le ciel ou à m’endormir sur un nuage gelé. Pourtant, je m’accroche à ce lieu, en proie à un sommeil lourd, difficile, qui ressemble à une mort lente et douloureuse.
Je ne peux m’empêcher de rester ici, à espérer revoir le manoir et garder tes nuits. J’espère ? Ou je meurs ? Je n’en fais plus la différence. Mais un beau jour, mes yeux papillonnent. Je crois d’abord à un cauchemar, car je suis trop habitué à l’obscurité ; tout est trop lumineux. Les images m’agressent et…. Il y a ce visage qui me fixe, à la peau marquée par les rides et les cheveux parsemés de gris.
— Beaucoup de temps a passé !
Tu souris. Je te reconnais enfin. Mon cœur bondit. Ce n’est donc pas un cauchemar. Tu me réveilles, tout bêtement. Je ne suis pas à la même place, mais tant pis : j’ai vue sur la fontaine et sur la partie ouest du manoir ; je ne peux que m’en réjouir puisqu’ici, le vent est plus froid. De quoi me faire gigoter ma bedaine d’allégresse.
— Tu m’as manqué, articulé-je d’une voix embourbée.
— Stéphane n’aimait pas Enahel, expliques-tu en t’agenouillant devant moi. Rassure-toi, je l’ai mis dehors ! Il ne m’empêchera plus de quoi que ce soit ! Et je commence par te retrouver toi ! Tu vas bien ?
— Alors on peut jouer ? Tu veux manger des flocons ? Jouer au cache-neige ? Faire des dessins avec un bâton ?
— Il est temps que je reprenne le contrôle de mon existence, mon ami. Peu importe mon âge, ne crois-tu pas ? Je veux aimer à nouveau, je veux danser, chanter et fêter. Je veux retrouver le plaisir aussi.
— L’âge ? Je ne comprends pas !
— Stéphane croyait pouvoir me manipuler. Oh, il a réussi, un temps. Jusqu’à la mort de Père. C’était sans doute le déclic dont j’avais besoin.
— Donc il n’y a plus que toi et moi ?
— Par chance, je n’ai jamais eu d’enfant et je n’en ai jamais voulu. On pensera sans doute que je suis une vieille folle. Peu importe. Je veux vivre pour moi ! Qu’en penses-tu ?
Quelle riche idée. Pendant un temps, tout est merveilleux à nouveau. Tu cours dans la neige malgré les douleurs à tes genoux. Tu rigoles, tu t’amuses et à chacun de mes réveils, tu rayonnes malgré le blanc de tes cheveux et la fatigue dans tes yeux.
Je ne peux m’empêcher de penser que nous jouerons tout le temps ainsi. Nous ne sommes pas comme les flocons éphémères, nous sommes… éternels ? Je me réveille et tu joues. Je me réveille à nouveau et tu souris. Je me réveille encore et tu es plus petite, tu trembles. Un autre réveil à nouveau, tu me promets qu’on se reverra l’année prochaine.
Je n’ai jamais compris cette expression « année prochaine ». Vous, les humains, vous avez tendance à tout temporaliser. Moi, je me contente de dormir et me réveiller, de voir les journées s’illuminer de ta présence et d’espérer ton retour.
— Joyeux Enahel, déclares-tu de ta voix éraillée. À l’année prochaine ?
Et quand cette « année prochaine » arrive, je ne peux m’empêcher de crier.
Les ruines du manoir sont recouvertes par un épais manteau de neige. La fontaine est brisée et sa statue a disparu. Quant à toi… Tu es devant moi, toute frêle, et tu as oublié de mettre tes gants. Ta peau est translucide, tâchée et tes doigts sont noueux. Tu as tellement changé. Ne t’inquiète pas, tu restes magnifique, mais je sens que quelque chose ne va pas, que ton corps est malade.
— Mon amie !
— Oh, je suis si heureuse de te revoir. Ah, attends, il te manque le nez !
Tu approches une carotte de mon visage et tu l’enfonces doucement. Je te remercie d’un léger sourire, inquiet de te voir si fragile.
— Voilà, tu es parfait comme ça !
— Toujours bedonnant j’espère ?
— Je t’ai mis l’écharpe de mon enfance. Je l’ai retrouvé dans les décombres.
Je baisse les yeux sur le morceau de laine troué qui entoure mon cou. J’en suis honoré.
— La guerre a fait tellement de ravages.
— La guerre ?
— Heureusement que je me suis souvenu de ce jardin. J’ai mis du temps à me souvenir. Tellement de temps… Ma mémoire. Ma pauvre mémoire.
— Que veux-tu dire ?
— Toi je ne t’ai jamais oublié pourtant. Tu es mon ami fidèle ! Dans mon cœur, toujours dans mon cœur !
— Nous sommes éternels !
Quelques larmes coulent sur tes joues, malgré le rire sur tes lèvres. Je souffle dessus pour les transformer en poudreuse étincelante. Je vois tes yeux se fermer, tout doucement. Puis, doucement, plus aucune vapeur blanche ne s’échappe de ta bouche. Tu continues de sourire, allongée à mes pieds ; ainsi recouverte de neige, tu ressembles à une Givreuse, une fée des neiges. Alors je ne peux m’empêcher de te demander :
— Est-ce que l’on se reverra « l’année prochaine » ?