Quelque part dans l’immensité intersidérale…
— Glamisync, re ja trantis ln pardzuojk ? demanda le jeune garçon à la peau bleue et aux yeux jaunes, bien emmitouflé dans la nacelle suspendue dans les airs qui lui servait de lit.
— Bristl we. Bewoijrag ? répondit sa mère, qui avait le même teint et regard que son fils.
— Ptajkornekatk ! Qtmoanekj da ptajkornekatk lawne roan tqbniebah.
— Pnqgbue qt iqmtioqb, nqie ?
Sans lui laisser le temps de répondre, la maman s’allongea dans les airs et commença son récit, en flottant dans les airs à côté du lit de son fils.
(Traduction :
— Maman, tu me racontes une histoire ?
— Bon d’accord. Laquelle ?
— Vaisseau! Celle du vaisseau et des humains!
— C’est ta préférée, hein ?)
***
— T’es pas sérieuse là?
— Parce que d’habitude, je suis du genre à raconter des blagues toutes les cinq minutes ? Évidemment que je suis sérieuse.
— Bon sang, ça fait chier. Tu es sûre qu’on ne peut pas les décongeler ?
— Ouep. Cinq dindes qui prennent un bain involontaire d’une heure dans du liquide de refroidissement spécial vaisseau spatial, crois-moi, ça ne se dégèle pas facilement et en plus, ça les rend légèrement impropres à la consommation humaine.
— Tu crois que des Blikarps pourraient les trouver à leur goût ?
— Même pas sûre que ces éboueurs en voudraient…
— Qu’est-ce qu’on va faire alors ?
— Aucune idée. Et je ne te cache pas que j’ai d’autres chats à fouetter.
— Commandant! Tu n’as pas le droit de dire ça!
— Justement, parce que je suis le Commandant, j’ai tous les droits.
— Mais Commandant!
— Pas de mais! Cette discussion a assez duré! Il me semble que tu as des choses à faire autrement plus importantes. Exécution!
La déception se peignit sur le visage du second du vaisseau ConteurGasse.
— Bien Commandant, finit-il par acquiescer. À vos ordres mon Commandant.
Il tourna les talons et quitta les cuisines pour se rendre là où il était attendu.
Maintenant seule, le Commandant Mooney reporta son regard sur le spectacle désolant devant elle : cinq dindes de premier choix reposaient sur un plateau défrigérant, qui était censé les ramener à la vie comestible, mais échouait lamentablement. Il faut dire que cet outil, très pratique pour les voyages longue distance, ne faisait pas le poids face au bain de produits hautement chimiques que ces bestioles avaient pris par inadvertance. La faute à une erreur de programmation du drone, qui au lieu d’emmener les dindes du congélateur alimentaire principal aux cuisines, a livré son colis dans les cuves. Les mêmes cuves qui contiennent les réserves de liquide de refroidissement des moteurs, liquide hautement toxique et dangereux. En temps normal, le hangar des cuves est fermé à clé et seule une poignée de membres d’équipage – dont elle – y ont accès.
Comment une telle erreur avait été possible ? Mooney n’en avait aucune idée. Était-ce une erreur de prononciation du cuisinier ? Ou bien le capteur de l’intelligence artificielle qui aidait au pilotage du vaisseau qui avait eu un loupé? Ou bien une accumulation de petites erreurs ? Peu importaient les raisons, seul le résultat final : les cinq dindes avaient pris un bain fatal, il avait fallu sacrifier deux drones pour aller les chercher au fond de la cuve – leur présence dans le liquide de refroidissement risquait d’altérer la qualité du produit, et par conséquent le fonctionnement du vaisseau -, sans compter les trois heures de décontamination pour pouvoir les amener à leur destination d’origine. Et maintenant, tout l’équipage était privé de repas de Noël, qui était un événement vital pour leur moral. C’était une tradition à bord du ConteurGasse : si la mission du moment avait lieu pendant les fêtes de fin d’année, le Commandant leur offrait un festin spécial et traditionnel, pour compenser l’absence du temps auprès de leurs familles, amis ou autres clubs de débauche. Mais cette année, c’était foutu. Le plat de résistance était immangeable, et ce n’étaient pas les petits fours restants qui allaient sauver la soirée.
Mooney était déçue, mais elle ne pouvait rien faire. C’est la mine sombre qu’elle regagna sa cabine et se laissa tomber dans son fauteuil. En tant que Commandant, elle bénéficiait d’une console de pilotage dans ses quartiers. Certes, la taille de ce privilège n’avait rien à voir avec ce qui se trouvait au poste de pilotage principal, mais il présentait l’avantage de plus de confidentialité : pouvoir donner des ordres de bon matin, au saut du lit, en étant encore vêtue que de ses sous-vêtements était bien utile parfois.
Mais aujourd’hui, lorsqu’elle prit place devant son écran, ce fut pour aller consulter le budget de cette mission. Elle eut beau retourner les chiffres et comptes dans tous les sens, il n’était pas possible de demander une livraison expresse à leur prochain port d’escale. Sans plus de conviction, elle jeta un œil à la prime qu’elle était supposée recevoir à leur retour. Le montant n’était pas anodin – ce n’était pas pour rien qu’elle acceptée cette mission -, mais si elle le divisait entre tous ses membres d’équipage à titre de compensation pour ce repas de Noël raté, ils n’auraient même pas de quoi se payer un repas décent une fois sur Terre.
Malgré la fermeté dont elle avait fait preuve face à son second un peu plus tôt, la Commandant n’était clairement pas satisfaite de cet échec. Il y avait beaucoup de qualificatifs à son sujet : dure, exigeante, colérique, intransigeante, entre autres, et tous étaient vrais. Travailler avec elle n’était jamais de tout repos, mais tous les membres de son équipage s’accordaient à dire qu’elle était juste et tenait ses promesses. Mais cette fois-ci, pour la première fois de sa longue carrière, elle allait faillir à sa parole. Ce qui ne la satisfaisait pas du tout.
C’est alors qu’une alerte apparut sur son écran : leur itinéraire les faisait passer tout près de la planète Brandgrier. Rien d’exceptionnel : une simple information que leur vol se déroulait sans encombre et qu’ils n’avaient pas déviée de leur trajectoire pendant leur vol en hyperespace.
Les deux écrans – celui de sa prime éventuelle et leur itinéraire de vol – se côtoyèrent quelques instants, juste assez longtemps pour qu’une idée farfelue naisse dans l’esprit de Mooney. Ni une ni deux, elle se leva et se précipita au poste de commandement.
Taylor, son second, se trouvait dans son fauteuil, supervisant leur voyage avec un ennui non déguisé. Il se leva en hâte en voyant son commandant débouler.
— Assis Taylor! Je ne viens pas te relever. Au contraire ?
— C’est-à-dire Commandant ?
— Je te laisse les commandes pour quelques heures. Je… J’ai été appelée pour une mission annexe de toute urgence, et je dois prendre une des navettes pour gagner Brandgrier.
— Sérieusement ? !
— J’ai l’air de plaisanter ?
— Non Commandant, mais tu sais qu’il n’est jamais idéal de quitter un vaisseau en plein hyperespace.
— Et c’est bien pour ça que je ne vais pas le faire. Nous sommes à quinze minutes de notre prochain changement de cap. Tu ne vas pas l’enchaîner comme d’habitude, mais juste me laisser une minute avant de reprendre. Je vous rejoins à l’escale six d’ici trois ou quatre heures. Je te contacte si je prends du retard pour planifier un nouveau point de rendez-vous. Exécution!
Elle quitta la pièce aussi rapidement qu’elle y était entrée et fonça vers le hangar. Son plan était complètement fou, mais réalisable. Il fallait juste qu’elle ne traîne pas.
***
Six heures plus tard, Taylor faisait suspendre leur vol en hyperespace à l’escale dix, pour laisser le temps à Mooney de monter à bord. Elle l’avait contacté environ quinze minutes avant l’escale six pour l’aviser de son retard. Une fois la navette stabilisée dans le hangar, le Second relança l’hyperespace et alla rejoindre son Commandant.
— Alors cette mission ? lui demanda-t-il en la voyant descendre la rampe de chargement.
— Un peu épuisante, mais elle est terminée et c’est le principal. Rien à signaler pendant mon absence ?
— Rien, nada, le calme plat. J’ai même failli m’endormir.
— Parfait. Peux-tu aviser l’équipage de se regrouper en salle de conférence d’ici une heure ?
— Pas de problème. Des nouvelles à annoncer ? En lien avec cette mission surprise.
— Oui, quelque chose de la sorte.
— Très bien. Je retourne dans ma grotte alors. Mais je te conseille de passer prendre une douche avant de nous rejoindre. Je ne sais pas où tu as trainé, mais ça ne devait pas être des endroits très ragoutants…
— Tu n’as pas idée…
Une heure plus tard, Taylor pénétrait dans la salle de conférence, qui était pleine à craquer. Tout l’équipage du vaisseau s’y trouvait, du simple mécanicien jusqu’au Commandant Mooney – qui semblait plus fraîche qu’à son retour, malgré les cernes qui soulignaient ses yeux.
— Parfait! dit-elle en le voyant refermer la porte derrière lui. Maintenant que nous sommes au complet, nous allons pouvoir commencer. Dans cinq minutes, lorsque j’aurai fini mon discours, vous pourrez rejoindre les cuisines où vous sera servi notre traditionnel repas de Noël.
Ces mots firent naitre en Taylor un mélange de terreur et doute. Et le clin d’œil que lui adresse Mooney ne parvint pas à le rassurer.
— Enfin, continua-t-elle. Traditionnel ne peut vraiment pas s’appliquer à ce repas. Pour des raisons indépendantes de ma volonté, j’ai dû revoir le menu et celui que vous allez déguster est un peu plus… exotique que ce dont vous avez l’habitude. Je vous demanderais donc de bien vouloir faire preuve d’ouverture d’esprit et de faire honneur à ces différents plats. Soyez assurés qu’ils sont non seulement parfaitement comestibles, mais également délicieux. Je les ai tous goutés, et je me suis régalée.
Quelques éclats de rire fusèrent autour d’eux, mais très vite, la foule présente se dirigea vers les cuisines, comme demandé par leur Commandant. Taylor, bien évidemment, suivit le mouvement, mais resta bouche bée et figé comme une statue en arrivant face au buffet.
La demande de Mooney prit alors tout son sens. En lieu de et place des traditionnelles dindes rôties aux marrons, d’énormes morceaux de viande bleue trônaient sur des plats contenant des espèces de boules rouges, des grappes de fleurs oranges accompagnant le tout. Il y avait également des gros saladiers contenant ce qu’il reconnut être de la purée de pommes de terre – et qui appartenait au menu d’origine -, et d’autres plus petits contenant une sauce couleur vert pomme. Deux tables avaient été dressées à l’écart : l’une d’elles proposait un assortiment de vins Kressoys – le meilleur en termes de vins extraterrestres – et les petits fours, et l’autre les traditionnelles buches de Noël.
— Je vais vous expliquer ce qui se trouve sur la table principale, expliqua Mooney. La viande bleue est du rôti de Mirncheecq. C’est la viande qui est traditionnellement dégustée par les riches familles de Brandgrier, et son goût se rapproche de celui du filet de bœuf. Les boules rouges sont des Damx, une sorte de baie qui se marie très bien avec la viande. Mais attention : il parait qu’en abuser peut avoir des effets laxatifs sur les organismes humains. Enfin, les fleurs orange ne sont pas des fleurs, mais des légumes, appelés Nuurlyts. J’ai personnellement trouvé que ça goûtait comme les brocolis, mais en encore meilleur. Enfin, les vins, vous l’avez, je pense, reconnu, viennent de Kress. Je n’ai pas pu tous les tester, mais on m’a assuré qu’ils se mariaient avec tout ce qui est servi ce soir, que ce soit des mets terriens ou extraterrestres. Sur ce, faites la file, prenez vos assiettes et bon appétit!
L’équipage du ConteurGrasse était très obéissant, et il s’empressa de suivre les consignes de son commandant. Taylor put alors se rapprocher de Mooney et lui poser la question qui lui brûlait les lèvres.
— Une mission annexe, hein ? Est-ce que je peux te demander combien de sauts en hyperespace tu as dû faire pour réunir tout ça ?
— Je ne t’ai pas menti. Je n’ai juste pas précisé qui m’avait affecté cette mission. Et pas tant que ça au final.
— Combien, Mooney ? Et n’essaie pas de me mentir. À vue de nez, je dirais six : un pour la viande, un pour les Nuurlyts et un pour les Damx. Je sais qu’ils poussent exclusivement sur deux planètes différentes, et l’une d’elles est à au moins deux sauts. Vu la taille de la navette, il t’en aura fallu un de plus. On est donc à quatre. Quant au vin, quelque chose me dit que tu n’as pas été le prendre au petit dépanneur du coin.
— Huit. J’ai dû m’arrêter pour refaire le plein de carburant. Mais tu as bien deviné pour le reste. Les vins viennent de Kress.
— Huit. En six heures. C’est étonnant que tu tiennes encore debout.
— Je te rassure : hors de question que je touche au vin sous peine de m’endormir sur place.
— Mange une assiette au moins avant d’aller dormir. Je pense que tu l’as amplement mérité. Faire tout ça, juste pour un repas.
— Ce n’est pas n’importe quel repas. Toute personne ici présente le mérite. Je ne pouvais pas les priver de ce moment de fête.
— C’est tout à ton honneur Commandant. Allez, viens manger de cette magnifique viande bleue. Je suis sûr que c’est délicieux.
— Tu n’y as jamais goûté ?! Pourtant, tu es Brandgrierois!
— Tu l’as dit toi-même : il s’agit d’un plat noble. Et moi j’ai grandi dans la rue.
Sans lui laisser le temps d’ajouter quelque chose, Taylor entraîna son Commandant vers les tables du festin de Noël.
***
— Et c’est ainsi que les humains ont découvert notre gastronomie, expliqua la maman Brandgrieroise à son fils. Depuis, il parait que chaque vaisseau terrien propose le même repas de Noël que celui du Commandant Mooney.
— Et qu’est-ce qu’ils ont fait des dindes contaminées ?
— La légende dit que Mooney les a échangées auprès des Blikarps pour un remède contre la fatigue et le mal de l’hyperespace. Mais elle ne l’a jamais avoué…