Dans la longue liste des histoires qu’il vaudrait peut-être mieux taire, figure celle de Leroy Dawkins.
Né en 1967 à Dark Springs, rien ne le prédestinait à devenir un célèbre écrivain. À l’origine de sa renommée : l’histoire extraordinaire qui avait bercé son enfance, celle d’un fils comme un autre dans la petite ville de l’état de Washington.
Pourtant, à l’aube de son cinquantième anniversaire, Roy revint dans cet endroit qui l’avait vu grandir, loin de New York et des paillettes. Loin de la célébrité et des artifices.
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Roy observait la route avec attention, la paume de ses mains fermement cramponnée sur le cuir du volant. Il avait beau se souvenir de chaque détail concernant le trajet qui menait aux portes de la ville, elle lui était à la fois familière et étrangère.
L’étrange moiteur de la fin de l’été donnait à l’air du soir quelque chose de réconfortant, alors que la lumière des phares tirait la forêt de sa noirceur habituelle.
Parfois, au détour d’un virage serré, il sentait poindre une vague inquiétude qui s’évanouissait systématiquement dès qu’il retrouvait le confort d’une ligne droite. L’appréhension n’était jamais loin sur ces routes de campagne.
L’autoradio déversait, dans les enceintes de la Taurus de location qu’il avait récupérée à l’aéroport, un tube rétro d’un groupe de rock à la mode dans les années quatre-vingt.
Le téléphone portable posé devant le levier de vitesse se manifestait de temps en autre pour lui rappeler qu’aucun réseau ne lui était accessible. Lui qui n’avait pour ainsi dire pas quitté le confort des grandes métropoles depuis longtemps se sentait légèrement démuni en l’absence d’une couverture parfaitement stable.
Il était presque minuit lorsqu’il distingua au loin les lumières de la ville. Le château d’eau lui sembla plus éclatant que dans ses souvenirs ; ainsi illuminé par de puissants projecteurs, il était un phare dans la forêt de conifères couvrant les chaînes de montagnes qui encerclaient la commune.
Dark Springs se trouvait nichée au cœur des rocheuses du grand Ouest américain. Malgré les souvenirs qui affluaient, seule la tristesse de l’événement qui avait requis sa présence demeurait dans son esprit.
Il inspira profondément en dépassant la pancarte blanche annonçant son entrée dans la ville et reconnut immédiatement la courbe de la route coincée entre le lac et la voie ferrée.
Roy songea à son épouse restée seule à Manhattan et à ses enfants. Aucun d’eux n’avait jamais posé un pied sur le sol de cette ville dont il était le seul à avoir arpenté l’asphalte avant de s’enfuir aussi loin qu’il le pouvait.
La voiture ralentit près du poste de police ; le bâtiment de briques grises était devancé par un parking longeant la route principale où stationnaient trois véhicules de patrouille. À cette heure, il ne s’attendait pas à ce que son ami d’enfance - devenu le shérif de la ville - soit encore présent, mais il avait eu envie de rencontrer une figure familière avant de récupérer la clé de sa chambre au Lamson Motel.
Sans se presser, il ralentit et gara sa voiture sur l’une des places réservées aux visiteurs puis coupa le moteur. Après avoir remonté la vitre, il s’extirpa avec agilité du véhicule à peinture métallisée.
L’air embaumait d’une douce odeur de sous-bois, étrange mélange de cèdre et d’humidité qui provoqua un élan de nostalgie. Quelques souvenirs depuis longtemps oubliés refirent surface et il ferma les yeux pour les contempler de nouveau.
Roy s’inventa un millier d’excuses pour ne pas être revenu à Dark Springs depuis qu’il en avait terminé avec le lycée. À la nostalgie s’ajouta un étrange mélange aux saveurs de regret qu’il chassa pour ne pas se laisser submerger.
Lorsqu’il passa la double porte du bureau du shérif, il fut accueilli par une femme au regard inquisiteur et à la figure amère. Les lèvres pincées, elle lui faisait vaguement penser l’un des personnages de son dernier roman et s’en amusa.
Elle toussota avec distinction comme pour lui rappeler que les convenances lui imposaient à lui, le visiteur, de se présenter.
« Bonsoir, dit Roy avec quelque appréhension injustifiée. Je…
— Bonsoir, monsieur, répondit la femme avant de plonger le nez dans sa paperasse.
— Oui… Je souhaiterais voir le shérif Milestone… S’il vous plaît.
— Et qui le demande ? » s’enquit-elle en rehaussant sa paire de lunettes à monture d’écaille sur son nez un peu trop fin.
Roy réfléchit quelques secondes, mais rien de ce qui lui vint ne seyait à la conversation ; du moins, s’il voulait voir sa requête aboutir.
« Je suis une connaissance de Jeff », affirma-t-il avec davantage de conviction.
Elle soupira en griffonnant quelques notes sur le papier qui se trouvait devant elle, regarda l’horloge placée au-dessus de la porte d’entrée comme s’il n’existait pas puis souffla encore.
Voyant que le visiteur inattendu ne prenait pas la direction des bureaux, elle releva la tête, le regard plein de mépris et lui indiqua de suivre le couloir vers la gauche.
« Merci, bonne soirée, chère madame… »
Elle ne releva pas l’ironie dans le ton sa voix et se concentra de nouveau sur sa tâche.
Roy suivit le corridor aux murs chocolat, ses pas étouffés par la moquette désuète qui recouvrait le sol. Çà et là, des cadres accueillant les photographies monochromes des équipes qui s’étaient succédé dans le bureau parsemaient les murs de morceaux d’histoire.
Il ne reconnut aucun visage, mais le cliché de l’année 1967 retint toute son attention ; son père y figurait en bonne place, entouré de ses deux adjoints et d’une jeune femme dont le sourire éveilla le sien.
Il ne s’était pas vraiment attendu à les retrouver là, heureux comme dans ses lointains souvenirs d’enfant.
« Roy Dawkins ! Ça alors ! »
Brusquement tiré de ses songes par un quinquagénaire à l’allure bonhomme et au crâne dégarni, le visiteur inspira avec nostalgie et lui rendit son sourire.
« Ça fait bien dix ans que je ne t’ai pas vu ! s’enhardit le shérif.
— La dernière fois, tu avais des cheveux, répondit-il sur le même ton.
— Oh, alors je crois qu’on peut multiplier ça par deux ! »
Le visiteur fit quelques pas et ils eurent une lente accolade à laquelle Roy n’était plus habitué. Les gens à New York -et plus largement dans le monde- étaient bien plus distants ; même si l’amitié et la bienveillance demeuraient, elles s’exprimaient différemment. Ils se contentaient généralement d’une franche poignée de main.
« J’ai appris la nouvelle… Tu as tout mon soutien ! Les gars et moi, on sera là.
— Je te remercie, lui répondit-il en dissimulant la chape de plomb qui s’était brusquement abattue sur lui. Comment va Marjorie ?
— Elle s’occupe de nos petits-enfants. Hélène travaille beaucoup depuis que Jack l’a quittée. »
Roy eut un sourire compatissant pour son ami d’enfance. Le shérif éteignit la lumière de son bureau et hurla à l’attention de son second qui se balançait sur sa chaise dans la pièce adjacente.
« Tu gardes la maison Connor, et tâche de ne pas dormir pendant ton service.
— Oh Shérif, c’est arrivé qu’une fois et…
— Je ne t’ai pas demandé de te justifier. Contente-toi de faire ton boulot. »
Roy vit le jeune adjoint à la chevelure blonde gominée grimacer tandis que Jeffrey l’accompagnait d’une tape dans le dos. Tous deux quittèrent le bureau après un bref salut à la secrétaire qui rangeait elle aussi ses effets personnels ; Roy la trouva plus aimable, mais il comprit que son changement d’humeur n’était dû qu’à la présence du shérif à son côté.
« Tu devrais venir à la maison un de ces soirs. Ça ferait plaisir à Marjorie de te revoir.
— Compte sur moi, répondit-il distraitement.
— En attendant, je crois que le bar où on allait gamins est ouvert jusqu’à deux heures. »
Il était vrai que durant leur adolescence, Roy et Jeffrey avaient eu tendance à la provocation en passant leurs soirées dans des endroits où leurs parents auraient détesté les savoir. Leroy accepta de bon cœur et ils échangèrent des souvenirs pendant les deux heures qui suivirent.
Ce n’est que plus tard, sur le chemin du motel, que Roy réalisa où il se trouvait et la raison de sa présence ; les événements avaient pris une tournure particulière depuis que l’avocat de la famille l’avait appelé quelques jours plus tôt pour lui annoncer la terrible nouvelle.
Bien sûr, il s’y était préparé toute sa vie, mais la perte d’un être cher n’est pas une chose à laquelle on peut être totalement prêt. Une larme perla au coin de ses yeux et il la laissa dévaler sa joue sans tressaillir.
Après quelques formalités d’enregistrement, le réceptionniste apathique lui tendit la clé flanquée du numéro treize. Sans se considérer comme superstitieux, Roy aurait tout de même préféré hériter d’un autre chiffre banal et sans signification particulière.
Il prit sur lui et quitta la réception sans demander son reste ; de retour au parking, il déverrouilla le coffre de la berline, glissa la clé dans la poche de sa veste et tira une valise de la voiture.
De chaque côté de l'accueil, le motel s’étalait sur une vingtaine de mètres. Des portes identiques s’alignaient de façon régulière sur la façade en bardeaux de bois blanchis. Le numéro treize lui sembla se trouver à l’autre bout du monde. Quand il parvint devant l’entrée de sa chambre, il regretta de ne pas avoir déplacé son véhicule plus près ; il n’y avait que deux voitures sur le parking, mais le silence ambiant laissait supposer que leurs propriétaires avaient déjà retrouvé les bras de Morphée.
L’intérieur de la chambre était à l’image du reste du motel : coincé quelque part entre les années soixante-dix et quatre-vingt. Trop exténué par le voyage et ce qui l’attendait dès le lendemain, Roy repoussa la porte derrière lui d’un coup d’épaule, déposa la valise sur une table en bois patiné par le temps et se laissa tomber sur le lit.
Peut-être devrait-il appeler Catherine ? Ou bien le décalage horaire lui jouait-il des tours et valait-il mieux attendre le matin ?
Il se maudit de se questionner autant puis se retourna sur le dos et retira ses chaussures en faisant jouer ses doigts de pied.
La literie aussi semblait avoir vécu, mais il se contenta de fermer les yeux et de céder à son besoin de dormir.
Lorsqu’il les rouvrit le lendemain matin, le soleil inondait la chambre d’une chaleur étouffante. Roy avait la bouche pâteuse et il lui sembla qu’il n’avait pas bougé dans son sommeil ; il reposait à même la couverture.
Il se redressa en poussant sur ses coudes puis se souvint de tout ce qu’il aurait à faire dans la journée. Rendez-vous était pris avec l’avocat pour quatorze heures alors d’ici là, il aurait le temps de faire ce qui lui incombait : retourner chez lui, là où tout avait commencé.
Machinalement, il porta son regard sur le téléphone qui avait glissé de sa poche pendant la nuit et se trouvait à présent face contre terre sur une moquette épaisse à la couleur douteuse.
D’un geste malhabile, il le récupéra et constata que plusieurs notifications lui étaient parvenues durant son sommeil. Parmi elles, il découvrit un message de sa femme. Kate n’était pas du genre à s’inquiéter outre mesure et lui laissait même toute liberté tant elle savait combien son époux en avait besoin.
Lorsqu’elle avait proposé de l’accompagner sur les terres de son enfance, Roy avait poliment refusé, lui expliquant qu’il ne s’agissait que de quelques formalités administratives sans intérêt et qu’il préférait la savoir disponible pour leurs enfants en cas de problème.
« J’espère que tu es arrivé sans encombre, tout va bien ici. Je t’aime. »
La simple lecture de ces mots avait gonflé son cœur d’une joie nouvelle, un véritable rayon de soleil dans des moments si sombres qu’il lui arrivait de ne pas entrevoir la sortie de l’orage.
Après s’être étiré, Roy fit jouer ses doigts pour en faire disparaître les douleurs articulaires ; il n’était pas particulièrement sujet à ces maux, mais il commençait malgré tout à ressentir les effets du temps sur son corps.
Un café. Voilà qui lui ferait le plus grand bien ! Malheureusement, il constata non sans amertume que la cafetière à disposition dans la chambre était hors service depuis longtemps.
Il déballa ses affaires avec soin, s’assura de pendre les trois chemises qu’il avait emportées dans l’armoire et récupéra son nécessaire de toilette avant de prendre la direction de la salle de bain contiguë.
L’eau chaude se fit désirer, mais il finit par se glisser sous le jet brulant. Malgré la température en hausse dans la chambre, il n’avait pas particulièrement chaud. Sans doute était-ce dû à la fatigue tout autant qu’aux circonstances de sa visite.
Après s’être habillé, il referma sa valise à clé et l’entreposa sur la commode en mélaminé faisant face à son lit. Un poste de télévision à tube cathodique complétait la collection de vieilleries de la chambre et il se dit que cet endroit n’avait jamais du changé depuis sa construction.
Il était à l’image de la ville : un lieu figé dans le passé.
« Bonjour », dit-il à l’attention de la réceptionniste.
La jeune femme semblait plus dynamique et agréable que son prédécesseur nocturne, aussi espérait-il pouvoir obtenir quelque chose.
« Vous êtes le client de la treize, n’est-ce pas ? Monsieur Dawkins ? »
Roy comprit qu’il n’avait pas affaire à une simple employée joviale et courtoise. Non, il avait affaire à quelqu’un de plus imprévisible et étrange : il le distinguait dans l’éclat particulier de son regard fixé sur lui.
« Je suis une vraie fan de vos livres !!! »
Et voilà, le ton était donné ; il sourit avec un mélange de gêne et de courtoisie qu’elle ne remarqua même pas.
« J’ai adoré retrouver Conrad Mayers dans le dernier Retour à Marble Falls ! s’enhardit-elle, excitée comme une enfant le matin de Noël. Pardon. Je manque à tous mes devoirs.
— Il n’y a pas de mal. »
Le dernier livre en question se trouvait justement sous la main de la jeune femme et ce n’était sans doute pas une coïncidence.
« Vous accepteriez de… » demanda-t-elle sans terminer sa phrase.
Elle lui indiqua se nommer Rose Johanson et sautillait d’un pied sur l’autre.
Après des remerciements en cascade et une accolade plus longue qu’il ne l’aurait souhaité, Roy obtint ce pour quoi il s’était déplacé : la cafetière défectueuse allait être changée dans la journée.
Il retourna à sa chambre pour ranger ses effets personnels et récupérer ses papiers ainsi que les clés de la voiture.
Sur le parking, il remarqua à nouveau la beauté de l’endroit : comme si sa mémoire avait soigneusement effacé toute trace de celle-ci. La ville s’étendait en un arc de cercle sur la berge du lac d’eau douce. La lumière du soleil donnait au plateau un côté chaleureux dont il ne s’était pas souvenu jusqu’à cet instant. Au loin, il entendait déjà les enfants babiller sur la plage de gravillons.
La lueur orangée de la matinée sonnait le départ d’une journée encore chaude pour la saison et après quelques instants de nostalgie, il se décida à monter en voiture afin d’aller prendre son petit déjeuner.
Il connaissait l’endroit idéal pour cela, si toutefois l’établissement n’avait pas mis la clé sous la porte depuis.
Le véhicule s’engagea sur la route longeant la plage et s’arrêta devant le vieux dîner ; le bâtiment de briques sombres n’avait pour ainsi dire pas changé. Peut-être lui paraissait-il un peu plus petit qu’autrefois, mais il demeurait identique à ses souvenirs.
Faisant face à l’étendue d’eau, le Butcher’s Old Diner était tout à fait typique de la région, un repère convivial à malbouffe, aux tartes sucrées et ailes de poulet surgelées.
Un tintement retentit lorsqu’il poussa la porte et il fut immédiatement saisi par le parfum caractéristique de l’endroit : un mélange de graisse trop cuite et de café froid. Le comptoir en demi-cercle était fermé par une rangée de hauts sièges en chrome et cuir ; une serveuse au regard noirci par un maquillage charbonneux lui adressa un sourire convenu.
« Bienvenue au Butcher’s », dit-elle mécaniquement.
L’endroit était lumineux, bien qu’un peu étouffé par son mobilier encombrant. Quelques clients avalaient un petit déjeuner en silence, accoudés au bar tandis qu’un couple d’un âge assez avancé occupait l’une des tables contre la vitrine à gauche de l’entrée. La serveuse portait un chemisier blanc et une jupe jaune sous son tablier aux couleurs du restaurant.
« Prenez place, j’arrive tout de suite », ajouta-t-elle avec chaleur.
Le passe-plat séparant la salle du lieu du crime était étroit, mais Roy devina qu’un cuisinier y sévissait au bruit tonitruant des gamelles qui s’entrechoquent.
Le visiteur s’installa à une table libre sur sa droite, préférant laisser son intimité au couple d’octogénaires ; il se glissa au milieu de la banquette en cuir noir et blanc. D’un geste ample, il attrapa la carte fichée dans son socle en plexiglas ; la montagne de pâtisseries lui donna l’eau à la bouche. La table aux bordures chromées était parfaitement propre et les sièges en très bon état teintaient l’endroit d’une vague de nostalgie.
Le souvenir de quelques déjeuners pris sur le pouce avec ses parents remonta comme un brusque rappel à la réalité.
« Vous avez choisi ? s’enquit la jeune femme qu’il n’avait pas entendue approcher.
— Un café et … une part de tarte aux pommes.
— Cannelle et crème fouettée ?
— Juste cannelle, s’il vous plaît. »
Elle lui sourit et s’en retourna au comptoir pour préparer la commande. En quelques minutes, elle revint chargée d’une assiette et d’une large tasse dont le contenu fumait encore ; il la remercia et, sans autre formalité elle approcha des clients qui semblaient être des habitués.
Le vieux jukebox à jetons trônait contre un mur entre les tables et diffusait en sourdine un tube des Old Gods of Asgard: Le poète et la muse. Les néons colorés clignotaient alternativement pour marquer le rythme de la musique ; entre chaque morceau, un bruit mécanique meublait le silence d’un déclic salvateur avant que les notes de guitare et la voix douce du chanteur n’emplissent de nouveau la salle.
Roy prit le temps de répondre à son épouse puis tira de la sacoche qu’il transportait l’ordinateur portable qui le suivait dans tous ses déplacements. Depuis l’obsolescence de la machine à écrire, il avait appris à rentabiliser chaque instant de libre. D’ailleurs, s’il avait été complètement honnête avec lui-même, il aurait cédé à son envie de se mettre à prendre quelques notes pour un projet.
Après avoir passé en revue sa messagerie professionnelle, répondu à quelques missives électroniques importantes et consulté les notifications urgentes reçues sur les réseaux sociaux, il jeta un coup d’œil à sa montre.
Il était l’heure pour lui de se rendre sur le lieu de sa naissance à la sortie de la ville, dans la maison qui l’avait vu grandir. Il paya sa note, avala la dernière gorgée de café et sortit affronter la chaleur du milieu de la matinée. La circulation était fluide, il croisa simplement quelques habitants intrigués par cette voiture immatriculée dans l’état voisin.
Après dix minutes, il aperçut au détour d’un virage la demeure familiale recouverte d’un bardage blanc ; la cime des conifères surplombant la propriété donnait à la charpente une allure irrégulière. La maison était telle que dans ses souvenirs : paisible, réconfortante et source de sentiments contradictoires. Ainsi perchée à flanc de colline, elle ressemblait à un petit manoir parfaitement entretenu. Si sa famille n’avait jamais été dans le besoin, elle n’était pas non plus l’une des plus riches de la ville lorsqu’il était enfant.
Son père avait été un shérif exemplaire et sa mère la plus formidable des épouses ; ils formaient pour ainsi dire l’image idyllique de la famille américaine. D’autres bribes de son passé refirent surface : leur mère les observant s'amuser depuis le perron, un châle sur ses maigres épaules ou encore leur père jouant avec eux pendant les longs après-midi du dimanche.
Andrew, son père, avait eu quant à lui une éducation catholique très stricte. Il avait conservé l’habitude de se rendre à l’église chaque dimanche malgré une foi érodée par les années. Tout s’était arrêté au décès de la grand-mère de Roy : Andrew ne s’y rendait plus guère pour quelques fêtes ou événements et Elizabeth n’avait jamais été particulièrement pratiquante.
Le rire de sa mère résonna dans sa mémoire, comme un écho du passé, et une ombre s’abattit sur ses traits tirés ternissant son regard.
Il regretta un instant d’avoir refusé la proposition de Kate de l’accompagner. Brusquement rattrapé par ses souvenirs, il ne se sentait plus la force de franchir le seuil de la maison de son enfance, de retrouver entre ces murs les reliques de toute une vie abandonnées par leurs propriétaires.
Il entendit au loin le grondement sourd du tonnerre approchant.
La région connaissait une météo très changeante, passant en quelques heures des chaudes journées d’été à d’interminables orages.
Roy inspira puis expira lentement pour se calmer. Il prit son courage à deux mains et gravit doucement les marches conduisant à la terrasse couverte.
La balancelle grinçait légèrement au doux mouvement initié par les courants d’air. Les feuilles séchées de l’érable avaient commencé à s’amonceler dans les recoins et entre les balustrades, annonçant l’inexorable fin de l’été.
L’émotion le submergea quand il déverrouilla la porte et la poussa pour entrer. Son retour était bien différent de celui qu’il aurait espéré, conscient que personne ne viendrait l’accueillir à bras ouverts ; cette fois, il serait seul dans le silence d’une maisonnée délaissée.
Rien ne semblait avoir bougé depuis son enfance. Les meubles avaient vieilli en même temps que la demeure familiale ; le plancher grinçait exactement au même endroit que dans ses souvenirs les plus lointains.
En face de lui, un escalier menait à l’étage, rendu plus sombre encore depuis que la couverture nuageuse s’était renforcée. À sa gauche, une arche ouvrait sur le petit salon à la décoration vieillotte.
L’âtre était noir de suie et il remarqua immédiatement les tasses du service à thé posées sur la table basse. Deux soucoupes se trouvaient là, disposées l’une à côté de l’autre et le sucrier laissé ouvert trahissait un départ précipité.
Les mots de l’avocat lui revinrent en mémoire insidieusement :
« Je suis navré de devoir vous l’apprendre ainsi Leroy, mais il s’agit de votre mère… »
Son sang n’avait fait qu’un tour à cet instant et l’homme de loi n’avait pas eu besoin de terminer son intervention pour qu’elle soit tout à fait compréhensible.
Mère n’était plus.
On frappa à la porte et Roy tressaillit, comme sorti d’un rêve ; son esprit mit quelques instants à revenir à la réalité et il comprit enfin que quelqu’un se trouvait sur le perron.
« Leroy, le salua dignement le vieil homme en costume du dimanche.
— Maître ? Je croyais que nous ne devions nous voir qu’en début d’après-midi.
— J’ai quelques affaires urgentes à régler à Seattle, et je ne pourrai malheureusement pas être de retour avant plusieurs jours. »
Roy l’invita à entrer et le petit homme franchit le seuil non sans difficulté ; il devait avoir près de soixante-dix ans, ses cheveux blancs encadraient un visage creusé et fatigué. Pourtant, il lui trouvait cet air sévère et un peu sec des notables qui ne supportaient pas les contrariétés.
Sans s’excuser ni se soucier des bonnes manières, Joseph Tildman s’en fût dans la salle à manger et déposa sur la large table la sacoche de cuir qui le suivait depuis toujours.
Pendant quelques instants, Roy songea à ce personnage qu’il avait construit de toutes pièces dans l’un de ses romans : un homme d’affaires qui ne voulait pas s’éteindre et avait trouvé le moyen de transcender la mort. Il chassa ses pensées du revers de la main et s’en fut à la suite de son visiteur.
Le vieil homme de loi tira une chaise, s’installa et fit comprendre à Roy qu’il devait également s’asseoir.
« Je ne pensais pas devoir vous rencontrer pour ces choses-là si rapidement, Leroy », annonça-t-il à regret.
La familiarité de l’avocat de la famille lui tapait sur les nerfs, mais il préféra garder le silence de manière à conclure au plus vite ce pour quoi il était venu de si loin.
« Enfin peu importe, poursuivit Joseph avec le même empressement. Je vais vous lire le testament de feu votre mère, comme elle l’avait indiqué dans ses volontés. Et puisque vous êtes le dernier de ses enfants… »
Insister sur ce point n’était pas une nécessité, mais il comprenait relativement bien le besoin, pour un homme de sa fonction, d’appliquer à la lettre les us et coutumes. Le souvenir lointain de son frère s’était étiolé avec le temps, aussi ne lui ne tint-il pas rigueur et le laissa-t-il poursuivre sa litanie. Son manque évident de manières le perturbait bien plus en comparaison.
La lecture fut pénible par sa longueur et la relative lenteur du vieil homme. Roy n’écoutait que d’une oreille le palabre incompréhensible et proverbial de Joseph Tildman.
« Mariés sous le régime de la communauté réduite aux acquêts… »
Il décrocha de nouveau. Qu’aurait pensé William s’il avait été présent aujourd’hui ? Aurait-il été un meilleur fils pour sa famille que lui-même ?
Bien sûr, Roy avait tenté de la convaincre de le suivre à New York après la naissance de ses propres enfants ; mais si elle n’avait jamais refusé directement, elle lui avait fait part de sa décision d’une façon assez subtile pour qu’il ne s’en vexât pas.
Elle était née sur ces terres, ses amis et sa famille avaient des racines terriblement profondes dans l’histoire de Dark Springs : la manufacture de grand-père Sanders, le poste de Shérif qu’on eût dit transmis de génération en génération aux Dawkins depuis toujours…
Toute leur histoire familiale se trouvait ici, et elle n’avait jamais été prête à la délaisser pour vivre si loin, dans une ville où tout lui était étranger. Lorsqu’elle venait leur rendre visite, Elizabeth savait dissimuler ses véritables sentiments et le malaise qui la tenaillait.
Il s’arracha à ses pensées douloureuses et se concentra de nouveau sur le monologue du vieil homme
« L’ensemble de notre patrimoine, de nos avoirs à la banque de Dark Springs, des comptes-titres enregistrés à la Seattle National Bank ainsi que l’ensemble des actes de propriété liés à l’héritage familial reviennent à mon seul et unique enfant : Leroy Edmund Dawkins. »
Il crut presque percevoir un soulagement dans le ton de Joseph lorsqu’il déposa devant Roy la feuille manuscrite qu’il devait parapher et signer afin de confirmer son acceptation du legs.
« Vous savez, Leroy, précisa-t-il comme pour mieux retenir son attention, vous devrez vous aussi faire enregistrer votre testament et je serai…
— Bien impoli de me le demander maintenant, trancha Roy avec un certain agacement. Sincèrement, Maître, ce n’est ni le lieu ni l’instant. »
Le visage du vieil homme se tourna vers lui dans un mouvement comique ; il sentit son regard plein de reproches glisser sur lui comme l’eau sur la pierre polie. Ses initiales alignées sur le papier, il apposa sa signature à la fin du document après en avoir relu les lignes du testament. Il parcourut la courbe des voyelles de l’écriture de sa mère puis releva le menton en direction de l’avocat.
Quand ils se furent salués avec courtoisie, Tildman prit congé, touché dans son orgueil. Son chauffeur lui ouvrit la portière de la berline noire garée derrière la voiture de Roy et s’en fut lentement par la route menant au centre-ville de Dark Springs.
Roy était soulagé d’être défait de ses obligations légales, il lui restait désormais le plus difficile de son voyage à accomplir. L’au revoir n’était pas quelque chose de simple à gérer. Tout avait été prévu : le cercueil, l’église et les quelques invitations des proches restés dans la région.
L’inhumation. Voilà ce qui était véritablement difficile. Au moins bénéficiait-il de quelques jours de sursis pour s’y préparer.
Le cœur lourd, il passa plusieurs heures à traverser la maison de part en part, mettant la main sur de vieux souvenirs ou se remémorant quelques anecdotes amusantes.
Bon sang ! Que Kate lui manquait. Il aurait eu besoin de son sourire, de sa compassion et de sa douceur. Il aurait eu besoin de sa voix si rassurante et de ses mots apaisants.
L’orage resta en retrait de la ville, s’éloignant simplement pour mieux se rapprocher ensuite et déverser des pluies diluviennes au beau milieu de l’après-midi. Vers quinze heures, alors qu’il n’avait rien avalé depuis son petit déjeuner au Butcher’s, Roy s’assoupit dans la banquette du salon, les albums de famille ouverts devant lui.
Lorsqu’il refit enfin surface, il faisait nuit et toute la maison était enserrée par les ténèbres. Son esprit mit quelques instants avant de revenir à la réalité qui l’entourait et dissiper le voile jeté par les rêves sur le manoir.
Lorsqu’il eut pleinement récupéré, il s’étira et attrapa le téléphone portable posé sur l’un des coussins du canapé. Il lui restait peu de batterie, mais il n’avait besoin que de quelques instants pour appeler son épouse, simplement pour entendre sa voix. Peut-être même pour pleurer un peu et l’écouter le réconforter.
« Leroy ? fit-elle en décrochant.
— Oui, ma puce, excuse-moi de ne pas t’avoir appelée plus tôt, mais je…
— Qu’est-ce qui te prend de me réveiller au beau milieu de la nuit ? dit-elle, la voix ensommeillée. Je t’avais demandé de ne plus le faire…
— Excuse-moi… Je…
— Écoute, je sais que ce n’est pas facile pour toi, mais ça ne l’est pas non plus pour moi… »
Kate avait la voix brisée, une chose qu’il n’avait encore jamais entendue avec autant de sincérité chez elle.
« Je n’en peux plus, répondit-elle entre deux sanglots.
— Pourquoi… Pourquoi tu pleures ? Dis-moi ce qui se passe… »
Roy s’était instinctivement levé de l’assise du sofa. Il passa machinalement sa main dans ses cheveux.
Son épouse renifla puis reprit :
« Ne joue pas les innocents s’il te plaît. Je n’ai plus la force de supporter ça… Ne rappelle plus, si tu ne tiens pas ta promesse, je serai obligée de le faire constater par nos avocats. Au revoir Leroy. »
Le coup était difficile à encaisser. Perdu entre le sommeil profond et les limbes d’une semi-conscience, Roy ne parvenait plus à discerner la réalité de la fiction créée par son esprit.
Le téléphone glissa de sa paume ramollie par la conversation et il lui sembla que tout lui échappait.
Tout se mélangeait dans un maelstrom invraisemblable.
Il se laissa retomber au fond du sofa capitonné puis se massa les tempes.
« Allez mon vieux, arrête de déconner maintenant. »
Lorsqu’il récupéra son téléphone, il tenta d’accéder aux messages pour se rassurer. S’il s’agissait d’un rêve, il serait incapable de lire ce qui s’y trouverait inscrit. C’était l’une des lois fondamentales. Pendant la phase de sommeil profond, le cerveau est inapte à assembler des idées cohérentes et notamment celles liées aux textes.
L’écran s’éteignit pour lui indiquer qu’il n’avait plus de batterie, mais ce ne fut pas ce qui l’inquiéta le plus. Un crépitement soudain précéda la mise en marche de la musique venant du premier étage. Elle était étouffée par l’épaisseur du plancher et circulait mal entre les murs, mais s’il ne reconnaissait pas les paroles, il identifia sans le moindre doute la mélodie de La Mer.
Délaissant le téléphone, Roy se raidit. Il sentit poindre une vive douleur au creux de sa nuque, un muscle froissé par la surprise.
Ignorant le pressentiment qui nouait ses muscles douloureusement, il quitta le salon en direction du hall. Il contourna la table basse, le bruit de ses pas étouffé par l’épais tapis sur lequel elle reposait.
Lorsqu'il arriva en bas des escaliers menant aux chambres, il n’y avait plus guère de doute sur la chanson jouée par le vieux tourne-disque. Elle se termina sur quelques notes de guitare qu’il connaissait si bien. Une lampe à huile fichée au mur sur le palier du premier étage était allumée et dispensait une lumière chaude et vacillante dans tout le vestibule ; son éclat était tranché par la balustrade finement sculptée et projetait sur le plancher de l’entrée des zébrures animées.
Son instinct lui hurlait de fuir, mais sa raison l’en empêchait. Hypnotisé par la chaleur de la flamme, il posa un pied assuré sur la première marche et entendit à peine le bois grincer sous son pas.
Roy parvint en haut et observa avec attention le couloir qui s’étirait de part et d’autre. Le feu pris au piège de son carcan de verre crépitait doucement.
Il avança lentement sur le tapis couvrant les lattes de bois du parquet et s’arrêta devant la porte entrouverte de l’une des chambres. La musique reprit du début et une ombre furtive glissa sur le sol dans l’entrebâillement.
Roy sentit tout son courage s’évanouir en lorsqu’il réalisa ou il se trouvait. Il posa une main tremblante sur le bois verni ; un léger mouvement du buste et il découvrit la chambre parfaitement en ordre d’où s’échappait une vague odeur de vanille et de pomme.
« Qui est là ? » dit-il avec appréhension.
C’est à ce moment qu’il remarqua la présence d’une femme en chemise de nuit. Assise devant la coiffeuse, elle brossait doucement sa chevelure ambrée et bouclée. Le tourne-disque à sa gauche jouait le morceau grésillant et sans paroles, accompagnant ses gestes d’une douceur surfaite.
Prise sur le fait, l’inconnue reposa délicatement la brosse ornementée sur le meuble ; la peau blême et fine de sa main laissait apparaître des veines bleutées saillantes parcourant un membre osseux.
« Que fais-tu de la politesse, Leroy ? dit-elle avec fermeté sans se retourner.
— Je… Qui… Qu’est-ce que… » balbutia-t-il, le souffle court.
Sa propre voix lui sembla étrange, moins rocailleuse qu’à l’accoutumée et s’il n’avait pas été un homme rationnel, il l’aurait pensée rajeunie.
« Ne t’apprend-on pas la correction à l’école ? »
C’est à cet instant précis qu’une main l’agrippa, une main qu’il avait aussitôt reconnue : sa mère lui lançait un regard inquiet.
« Tu sais bien que tu ne dois pas la déranger. Combien de fois te l’ai-je dit ? » lui rappela-t-elle avec autant de colère que d’inquiétude dans la voix.
Il se retrouva tiré dans le couloir et sa mère se tint dans l’embrasure de la porte ; il imagina un sourire forcé habillant ses lèvres d’un rouge éclatant. Son angoisse était presque tangible.
« Pardon Grand-Maman, je ne cesse de lui répéter, mais…
— Si vous étiez une mère un tant soit peu convenable, cela n’arriverait pas… »
Son ombre suggérait qu’elle se tenait devant elle sans que Roy ne puisse plus voir l’intérieur de la chambre.
À ces mots, la vieille femme dont il n’avait fait qu'imaginer le visage claqua la porte. Le sourire disparut des lèvres d’Elizabeth et elle adressa un regard désolé à son fils.
« Viens avec moi à la cuisine, ta soupe va refroidir. »
Elle descendit les marches avec élégance, drapée dans sa robe d’un vert bleuté aux reflets soyeux. Ses cheveux châtains bouclaient naturellement au-dessus de ses épaules couvertes par un châle blanc.
« Ne reste pas planté là », dit-elle en s’arrêtant à mi-parcours. Puis elle poursuivit en souriant : « Ton père sera bientôt rentré… »
Maman… pensa-t-il avec un mélange de terreur et de réconfort qui lui parut encore plus étrange. Il leva une main devant lui et constata que son alliance avait disparu ; la peau lisse de son bras, l’aspect rajeuni de sa voix… Tout concordait : il retrouva l’essence d’un souvenir et de son passé. Toute cette histoire était démente.
Il prit une profonde inspiration et dévala les escaliers plus énergiquement qu’il ne l’aurait souhaité pour se réceptionner sur le tapis desservant les pièces du rez-de-chaussée. Tant de questions se bousculaient dans sa tête, mais il se sentait bien incapable de briser ce rêve et la joie qu’il ressentait de revoir sa mère.
Il fit quelques pas en direction de la cuisine et une image claire et précise de son enfance lui revint. Sa mère était aux fourneaux devant le piano en fonte, affairée à préparer des plats mijotés tandis qu’un bol de soupe encore fumante attendait sur la table en bois.
Elizabeth cuisinait avec application, semblant virevolter entre les ustensiles et les meubles peints sans jamais se précipiter. Roy prit place en silence devant le récipient creusé ; l’odeur était alléchante et quelque chose qu’il n’avait pas ressenti depuis bien longtemps s’empara de lui.
« Es-tu satisfait de ta journée ? dit-elle à son attention.
— Comment ça ? »
Elle se retourna, un sourire éclatant illuminant son visage légèrement surpris.
« Tu sais bien… te retrouver Ici ? expliqua-t-elle d’un air innocent. Toucher ces affaires, voir nos albums photo… Comprendre pourquoi il a fallu que je meure pour que tu reviennes me rendre visite… »
Son cœur se brisa et il crut qu’il allait lui-même disparaître dans la noirceur qui envahit la pièce. La lueur des lampes de la cuisine semblait s'éteindre, rafraîchissant l’atmosphère. Les fenêtres ne laissaient plus entrer aucune lumière, comme si la nuit était tombée.
« Excuse-moi, je… »
Sa mâchoire se bloqua et il crut étouffer pendant quelques instants. Elizabeth le fixait d’un regard compatissant qui contrastait avec le sourire étrange qui habillait ses lèvres.
« Peu importe, dit-elle sur un ton toujours aussi joyeux en se retournant. Le dîner sera bientôt terminé et ton père rentré sous peu. »
Tout semblait irréel, si bien que Roy se pinça le bras pour vérifier. La douleur fut vive et faillit lui arracher une larme. Il se leva et retourna dans le petit vestibule de l’entrée. Le tourne-disque de l’étage crachait la même mélodie et reprenait depuis le début dès la toute dernière note sans jamais discontinuer.
« Où cours-tu comme ça ?
— Moi ? répondit Roy. Je… Je voulais aller voir Jeffrey pour… un travail à rendre.
— Non, ça ne fonctionne pas comme ça mon chéri.
— Mais maman ! »
Elizabeth pinça les lèvres et fronça légèrement les sourcils ce qui suffit à calmer les envies de rébellion de Roy.
Tout se mélangeait en lui : la réalité et le rêve fusionnaient avec les souvenirs pour ne plus former qu’un, de sorte qu’il ne pouvait plus les discerner.
« Nous attendrons ton père, comme il était prévu, et si lui t’y autorise, alors je ne m’y opposerai pas. Est-on d’accord ? »
Un marmonnement sortit de la bouche de l’adolescent qu’il était redevenu et Elizabeth sembla s’en contenter.
Tandis qu’elle s’en retournait vers la cuisine, une sonnerie puissante et irritante s’éleva non loin de lui. Elle fit volte-face, caressa la joue de son fils très tendrement puis décrocha le combiné téléphonique.
Tout lui revint brutalement.
La sonnerie, le téléphone tombant à terre…
Roy se retourna malgré lui pour assister à la scène qui avait bouleversé sa vie.
« Famille Dawkins… Il est un peu tard pour… Oui, bien sûr… Comm… Je… »
Ses lèvres s’affaissèrent lentement. Le regard fixé sur le vide en face d’elle, Elizabeth gardait la bouche ouverte comme si les mots affleuraient sans pouvoir s’en extraire.
La pire soirée de son adolescence avait refait surface dans sa mémoire et Roy avait compris le drame qui allait se jouer.
Quelque chose s’était brisé ce soir-là.
Les lumières de la maison baissèrent en intensité et il vit Elizabeth glisser le long du mur, le combiné lui échappant des mains. La mélodie qui emplissait la demeure se fit plus forte et pressante.
Roy lui trouva un air sinistre et leva un visage marqué par la tristesse vers le palier du premier étage, où se découpait une forme drapée dans un vêtement blanc.
Un sourire habillait les lèvres fines et rosées de la vieille femme aux cheveux couleur d’ambre. Son visage émacié et ses pommettes hautes lui donnaient un air sévère que son silence ne faisait qu’accentuer. Elle restait immobile sous le regard de son petit-fils et de sa belle-fille…
Lorsqu’il fit de nouveau face au guéridon supportant le téléphone, mère n’était plus là, comme balayée par un soupir.
Le bois du plancher craqua juste derrière lui. Quelqu’un approchait lentement. Il était incapable de se retourner, incapable de faire face à sa peur.
Tout cela s’était déjà produit. Vraiment ? Non… Tout ne s’était pas exactement passé comme cela. Sa mémoire lui jouait des tours qu’il éprouvait des difficultés à discerner.
« Tu n’as rien à faire ici, murmura-t-elle dans son dos. Tu ne peux rien changer, Leroy. »
L’air s’était considérablement rafraîchi, il sentait la morsure du froid sur sa peau et remonter le long de sa colonne vertébrale. Puis la main de sa grand-mère se posa sur son épaule et il en ressentit une vive douleur ; d’un simple toucher, elle lui brûla l’épiderme.
« Ton heure viendra, comme les autres. Et je serai là quand ça se produira. »
Le décor commençait à tourner et il avait la sensation d’être aspiré ailleurs. La voix rauque et caverneuse résonna autour de lui, tant et si bien qu’il fut obligé de fermer les yeux. Tout s’arrêta : la musique, la voix et le froid s’envolèrent en l’espace d’un battement de cœur.
À bout de souffle, mais de nouveau maître de ses gestes, il se trouvait pieds nus dans la neige et cerné par des arbres si hauts qu’il ne pouvait distinguer le ciel.
La nuit avait pris possession de la forêt. Roy ne reconnaissait pas l’endroit où il se trouvait et il lui était parfaitement impossible de se repérer dans la pénombre. Le froid s’insinua de nouveau en lui : il avait l’impression qu’il se frayait un chemin dans ses chairs et que des lames tranchantes fendaient ses os.
Sans réfléchir davantage, il quitta sa position et se mit à courir dans une direction, sans savoir où ses pas le conduiraient.
Rien de tout cela ne pouvait être réel. Rien de tout cela ne devait être réel.
Ses pieds s’enfonçaient dans la neige, brûlant sa peau au point qu’il eut bientôt l’impression de marcher sur des éclats de verre. La douleur gagnait en intensité à chacun de ses pas, mais il devait continuer quoiqu’il en coûte.
Roy devait découvrir pourquoi il se retrouvait piégé à assister à l’un des moments les plus terribles de sa vie. Il n’avait plus été le même après cela.
Elizabeth non plus.
Après quelques instants qui lui parurent durer une éternité, il parvint à une route bordant la plage ; le clapotis des vaguelettes animant la surface du lac le rassura.
La gorge sèche, hors d’haleine, Roy s’arrêta au bord de la chaussée et observa les alentours : il reconnut alors l’endroit où il avait atterri, tout près de l’entrée de la ville. Dark Springs s’élevait contre l'étendue d'eau ; la lumière de ses réverbères tentait de grignoter les ténèbres qui l’assaillaient.
Le bureau du shérif se trouvait juste à côté. Il lui suffisait d'en pousser la porte et de demander de l’aide.
Roy n’avait pas encore perdu tout espoir, mais le froid risquait de l’emporter s’il ne se hâtait pas d’atteindre le bâtiment. Sur le chemin qui menait au local établi en bordure de la ville, il se posa mille questions. Ses souvenirs étaient différents de ce qu’il venait de vivre ; il n’y avait jamais eu de grand-mère à l’étage, aucun tourne-disque n’avait déversé une musique vieillotte dans les couloirs du manoir familial ce soir-là.
On jouait avec sa mémoire, avec ses souvenirs, à tel point que la confusion prenait peu à peu le pas sur sa raison et son pragmatisme. Il arriva bientôt devant la façade en brique du bâtiment d’où s’échappait une lumière diffuse.
Raidi par le froid, il franchit la porte avec appréhension pour apercevoir derrière un bureau le visage fermé de la secrétaire acariâtre. Les traits rajeunis et les yeux écarquillés derrière ses lunettes, elle le dévisagea. Son regard était sévère et s’arrêta suffisamment sur ses pieds pour qu’elle n’ignorât pas qu’il se trouvait dans une situation difficile.
« Bonsoir, je… dit Roy en s’avançant prudemment.
— Que fais-tu ici, si tard ? » lui demanda-t-elle en dirigeant son regard vers le bureau qui lui faisait face.
Elle ne semblait pas avoir appris la nouvelle pour son père, comme si l’annonce faite à Elizabeth n’avait existé que dans la bulle de leur maison.
« Je… hésita Leroy. J’ai vraiment besoin de voir quelqu’un, l’un des adjoints est-il là ? »
La trentenaire aux traits pincés lui fit un sourire de convenance ; elle pencha légèrement la tête pour regarder par-dessus la monture de ses lunettes. Ses yeux bruns lui parurent moins austères que la veille ; elle soupira puis revint dans sa position initiale et décrocha le téléphone qui se trouvait devant elle.
« Quelqu’un veut te voir. Hum… D’accord, je lui dis. »
Puis elle reposa le combiné et observa de nouveau le visiteur.
« Tu connais le chemin, hm ? »
Sans attendre de réponse, elle se réinstalla contre le dossier de son siège et reprit la lecture de son roman. Roy s’engouffra dans le couloir menant aux bureaux et observa à nouveau les cadres sur les murs. Toutes les photographies étaient blanchâtres et des visages informes se succédaient.
« Fiston ? entendit-il devant lui. Qu’est-ce que tu fais ici ? »
Le cœur de Roy manqua un battement et il éprouva une grande difficulté à porter son regard vers l’homme qui se trouvait au bout du couloir.
« Leroy, je croyais que ta mère t’avait bien expliqué que tu ne devais pas… »
Sans plus attendre, l’adolescent se jeta contre son père qui, surpris par cette étreinte peu habituelle, fit quelques pas en arrière.
« Oh… laissa-t-il échapper pour toute réponse. Qu’est-ce qu’il se passe ? Et tu n’as pas de chaussures… »
Le regard circonspect d’Andrew se figea quelques secondes. Il n’avait pas pour habitude de voir son fils manifester autant d’affection envers lui.
« Okay… dit-il quand Roy relâcha son étreinte. Explique-moi pourquoi tu es là, et dans cet état.
— Je me suis perdu dans les bois… On était dehors et… mentit-il avant de croiser son regard. Je sais que tu ne me croirais pas si je te racontais la vérité. »
Andrew fronça les sourcils et l’invita à entrer dans le bureau. Mathilda, la secrétaire, était à coup sûr en train d’espionner la conversation, non par envie d’avoir de nouveaux ragots à se mettre sous la dent, mais par un besoin vital de tout savoir.
Si Roy s’était mis dans une fâcheuse posture, elle n’avait pas à être tenue informée des détails.
L’intérieur de la petite pièce était uniquement éclairé par une lampe de bureau. La lumière jaunâtre donnait une atmosphère chaleureuse et rassurante absorbée par le mobilier sombre.
Roy sentait enfin ses pieds se réchauffer lorsque son père lui tendit une couverture et une paire de baskets récupérée dans son vestiaire.
« Elles seront peut-être un peu grandes pour toi, mais au moins tu n’auras plus à traîner pieds nus, dit-il avec bienveillance.
— Merci, papa… dit l’adolescent avec une pointe de douleur dans la poitrine.
— Maintenant, raconte-moi tout, et en détail. »
Roy prit une grande inspiration tandis qu’Andrew s’asseyait en face de lui. Ce dernier fit glisser sur le bois de la table une tasse de café tout juste servie et l’invita à la tenir entre ses mains pour se réchauffer.
« Quelqu’un vous a fait du mal ? reprit son père très calmement, mais non sans une certaine tension.
— Non, papa… Mais promets-moi de ne pas m’interrompre, d’accord ? » s’enquit-il, la gorge nouée.
Le shérif approuva d’une brève inclinaison de la tête et Roy commença à lui expliquer comment il s’était retrouvé plongé en plein cauchemar. D’abord, Andrew eut du mal à considérer que son fils ne soit pas sous l’emprise de stupéfiants, avant de trouver dans son attitude et son histoire un écho à ses propres souvenirs d’enfance qui refaisaient surface. Une somme de détails minimes dans le discours qui n’auraient jamais dû lui paraître si familiers.
« Tu dis que ta grand-mère se trouvait dans la pièce quand vous avez reçu ce coup de téléphone ?
— Elle était à l’étage, mais je ne sais pas vraiment à quel moment elle est descendue.
— Et ta mère… Est-elle… »
Le shérif toussa, mal à l’aise.
« Elle a disparu juste avant que je me retrouve dans les bois…
— D’accord, donc elle n’est probablement plus là-bas … Enfin, je l'espère. »
Andrew déboutonna le col de sa chemise kaki comme s’il allait manquer d’air, et toussa de nouveau pour faire passer la gêne installée dans sa voix. Il se pencha légèrement sur son bureau et croisa les doigts avant de plonger son regard dans celui de son fils.
« Il y a… Des histoires qui circulent dans notre famille depuis… Très longtemps.
— Des histoires ? intervint Roy, incrédule.
— Les Dawkins sont présents à Dark Springs depuis sa fondation et le manoir a été construit peu de temps après leur arrivée ici, expliqua-t-il sur le ton de la confidence. Notre passé est lié à celui de cette ville. Il y a toujours eu quelque chose que l’on cachait aux autres, comme un squelette que personne n’avait envie de voir refaire surface. »
Andrew trouvait difficilement ses mots et réfléchit un instant avant de poursuivre.
« Qui est-elle ? trancha Roy dans un élan de courage. Qui est cette femme ? »
Les Dawkins avaient une histoire familiale complexe et émaillée de secrets. D’aussi loin que remontaient les souvenirs de Andrew, l’ombre avait toujours été présente sous une forme ou une autre depuis des générations. Ses propres parents l’en avaient préservé jusqu’à son adolescence et sa malencontreuse rencontre avec l’esprit noir. C’est ainsi qu’il le nommait.
C’est alors qu’on lui avait expliqué que la chose prenait le pouvoir sur un membre de la famille et patientait dans les ténèbres que quelque descendant affaibli puisse servir ses sombres desseins.
Miranda, sa propre mère, avait changé après sa naissance, quelques mois seulement après leur emménagement. Elle était progressivement devenue une autre femme, un être profondément triste et malveillant. Une femme dont les intentions n’étaient jamais clairement dévoilées. Andrew se souvint de l’histoire que lui avait révélée son père, de rumeurs invraisemblables sur un saule immense se tenant à l’endroit même où avait été érigé le manoir.
L’histoire restait vague et basée sur des superstitions d’un autre âge.
Les racines de l’arbre s’étendaient bien au-delà du monde réel, et plongeaient dans d’autres univers, dont certains étaient quasiment identiques à celui qu’ils connaissaient.
Même lorsqu’il fut abattu, cet arbre avait le pouvoir de conférer la vie éternelle à quiconque lui cédait une partie de son âme. Plus il prolongeait l'existence, plus il corrompait ce qu’il restait de l’esprit soumis, jusqu’à lui ôter toute trace d’humanité. Le prix à payer était lourd, mais terrifiés par la mort, certains cédèrent à l’appel de Ceïba.
« Si tout ce que tu m’as dit s’est réellement passé… Alors il va falloir faire en sorte que Miranda ne puisse pas quitter cet endroit. Si ta mère… »
Andrew réprima une larme malgré ses yeux humides.
Il faisait preuve de beaucoup de retenue et tenta de ne rien laisser paraître. Roy voulait croire qu’il ne s’agissait que d’un rêve, une mise en scène illusoire dans un esprit soumis à quelque influence extérieure. Mais il n’y parvenait tout simplement pas.
« Si nous sommes tous les deux partis, alors tu devras t’occuper de ça pour nous, d’accord ?
— Comment ? répondit Roy.
— On va devoir essayer quelque chose, mais je ne sais pas si ça fonctionnera. »
À ces mots, il se leva, prit sa veste et récupéra son arme enfermée dans un tiroir verrouillé quand il ne la portait pas.
« Qu’est-ce qu’on peut faire ?
— Botter le cul de Miranda. Ça devrait pouvoir te permettre de quitter cette foutue ville.
— Le quitter ? Mais, je…
— Cet endroit est une prison Leroy. Ceux qui ne sont plus en vie de l’autre côté ne pourront pas s’en échapper. »
Sa voix s’était affaiblie et l’aveu était terrible.
À dire vrai, Roy n’y avait pas encore pensé. Si ce monde n’était pas le sien, alors tout ce qui existait ici et avait disparu dans sa propre réalité ne pouvait quitter la première sans retourner au néant. Sa perception était biaisée par l’enchantement, altérée par un mélange de souvenirs et d’une vie fantasmée par la femme à l’origine de tout, mais certaines choses étaient immuables.
Ses parents étaient partis et il ne pourrait pas les ramener. L’infime partie d’eux qui subsistaient dans le songe de Miranda était purement factice, un grain de sable indésirable enrayant une mécanique dans laquelle elle s’était enfermée. En effet, si elle avait modelé sa prison à volonté, elle ne pouvait prendre directement le contrôle d’Andrew et Elizabeth. Roy avait compris que ses parents demeuraient eux-mêmes ici, bien qu’ils soient soumis à l’illusion du Miranda dans laquelle ils subsistaient.
Les voir ainsi, tels qu’ils avaient été pendant son enfance rendait les choses plus compliquées encore.
Malgré tout, il avait appris ce pour quoi il était ici : il devait mettre fin au règne de l’entité dont le seul désir était de vivre pour l’éternité, quoi qu’il puisse en coûter.
Andrew donna une veste à son fils et récupéra un fusil à l’armurerie. Il n’avait pas été difficile à convaincre, mais ce n’était que la première étape. Ils devaient impérativement contraindre la vieille femme à céder son emprise sur ce monde ; Roy n’avait aucune idée de la marche à suivre, mais il avait une entière confiance en son père.
Roy avait l’impression de redécouvrir sa famille. Il arrivait à peine à imaginer ce que cette part de son ascendant abandonnée à l’entité pouvait ressentir. Le pouvait-il ? Leroy lui trouva un courage sans borne qui ne ferait que renforcer l’image qu’il avait conservée de lui dans sa mémoire : un homme vaillant et prêt à tous les sacrifices pour sa famille.
Le shérif ouvrit la voiture à distance en passant devant le bureau déserté par la secrétaire ; Roy imagina qu’elle n’était qu’un pantin, un vague simulacre destiné à donner le change dans son univers trop vide.
Mais pour l’instant, ils ne devaient avoir qu’un seul objectif…
« Je suis désolé, s’excusa Andrew en allumant le moteur.
— Pourquoi ?
— De ne pas avoir été là. »
Il ne laissa pas le temps de répondre à son fils que le tout-terrain faisait déjà marche arrière ; les pneus crissèrent sur le bitume gelé et la voiture démarra en trombe en direction de la demeure familiale à l’autre bout de la ville. Dark Springs était morte et seuls les véhicules garés rompaient la monotonie du décor grisâtre.
La création de l’entité noire n’était pas seulement une reproduction fidèle de la bourgade, elle en avait profondément modifié les fondements et l’essence. Il ne s’agissait qu’une version de Dark Springs enlaidie par le pouvoir et la noirceur, définitivement plongée dans un cauchemar qui influait sur son architecture délabrée et inquiétante.
Andrew leva le pied de l’accélérateur en passant devant le Butcher’s Old Diner à mi-parcours. Plusieurs véhicules se trouvaient renversés un peu plus loin ; tandis qu’un break familial s’était encastré dans la vitrine d’un magasin, une jeep aux gyrophares étincelants était retournée sur le sol au beau milieu de la rue.
La voiture s’immobilisa au niveau de l’accident et, pour mieux vérifier si quelqu’un se trouvait en danger dans l’habitacle, le shérif déboucla sa ceinture.
Roy observait la scène avec effroi ; sous la force de l’impact, les vitres du tout-terrain avaient explosé, constellant le bitume d’un milliard de paillettes tranchantes.
Son sang ne fit qu’un tour en comprenant ce qu’ils avaient sous les yeux.
Tout se trouvait à l’arrêt, plongé dans une inertie totale ; l’odeur de l’acier en surchauffe se mêlait au parfum plus ténu et ferreux du sang. Roy quitta lui aussi la voiture pour tenter de stopper Andrew alors qu’il s’apprêtait à s’agenouiller devant la carcasse retournée.
Les éclats de verre effilés craquèrent sous les semelles de ses baskets. Des ondes de lumières rouges et bleues illuminaient le goudron mouillé par intermittence. Le logo doré peint sur la carrosserie brune ne laissait planer aucun doute dans l’esprit de Leroy concernant l’identité de son conducteur.
Andrew était bouleversé par la découverte de son propre corps reposant à même le sol à l’endroit même où aurait dû se trouver le pare-brise et défiguré par les éclats de l’explosion. En croisant son propre regard, la conversation avec son fils lui revint en mémoire comme un électrochoc.
« Papa ! murmura Roy à son attention.
— Je… Laisse-moi juste… Un instant. »
Andrew avait l’air sonné. Leroy avait beau avoir imaginé de nombreuses histoires dans sa vie, jamais il n’avait confronté l’un de ses protagonistes à la vision de sa propre mort ; il ne parvenait pas à savoir quelle réaction avoir. Devait-il lui parler ? Le réconforter ? Ou au contraire, l’aider à reprendre pied sans ménagement ?
En vérité, il se sentait totalement impuissant à voir cet homme à la respiration saccadée et sifflante tituber et prendre appui sur la carrosserie.
« Papa ! » tenta Leroy avec plus de conviction et de force.
Lorsqu’il sentit sur son épaule la main bienveillante de son enfant, Andrew se retourna, comme s’il avait été brusquement sorti d’un rêve. Son regard était lourd de sens.
Leroy aida son père à se relever. Malgré les circonstances, il lui trouvait une force de caractère et une volonté exceptionnelles.
« On doit continuer, lui dit-il tandis que le shérif s’asseyait sur le rebord du trottoir.
— Ce n’était pas au programme ça… répondit-il, hagard.
— Je ne savais pas non plus.
— Non, ne t’excuse pas… Ce n’était pas un reproche. »
Il se releva avec une extrême précaution et tendit une main rassurante à l’attention de son fils. Roy lui trouva cet air déterminé dans le regard. Quand bien même tout cela n’était qu’une succession de constructions mentales sur lesquelles il avait un pouvoir limité, son père avait la force de se battre.
Bien qu’incapable de comprendre comment tout cela pouvait exister et quelle était exactement la part de vérité dans ce monde, il restait confiant.
« Je ne savais pas ce que c’était arrivé ici… expliqua Roy, du regret plein la voix. Sinon, je ne t’aurais pas…
— Hé, mon grand, dit-il en posant ses mains sur les épaules de son fils pour le regarder droit dans les yeux. Tu n’as pas à t’excuser de quoi que ce soit. Elle cherche à nous détourner de notre objectif, ce n’est rien de plus. Salement. Mais cela veut aussi dire…
— Qu’on est sur la bonne voie ? »
Andrew lui adressa un sourire compatissant et ils s’en retournèrent vers leur véhicule.
La découverte était macabre. Assister à sa propre mort était bon à vous propulser au dernier stade de la folie. Andrew n’avait pourtant pas le temps de s’y attarder : en l’état des choses, sa seule et unique préoccupation était de mettre un terme à tout cela, pour son fils et ses descendants.
Le véhicule était de nouveau lancé à vive allure sur l’asphalte blanchi.
Roy en était conscient : Miranda les attendait et elle ne se laisserait pas oublier si facilement.
« Qu’est-ce qu’on va faire ? s’enquit-il auprès de son père, devenu simple spectateur d’un drame qui s’acheminait lentement vers une conclusion terrible.
— Je sais comment la détruire. Je crois que je l’ai toujours su.
— Vous ne pourrez rien y faire sans en payer le prix. »
La voix s’était élevée depuis la banquette arrière. Par surprise, le conducteur écrasa la pédale de frein de toutes ses forces et la voiture dérapa sur une trentaine de mètres.
« Maman ? » dit Roy en se retournant.
Andrew fronça les sourcils et attrapa l’arme rangée dans le holster sur sa poitrine. Avant même qu’il ne puisse la pointer en direction de l’intruse, l’ombre noire tomba en poussière et se matérialisa à nouveau dans la lumière des phares de la voiture.
« C’est elle, dit-il à l’attention de Roy auquel il tendait le fusil positionné entre eux. Tu te souviens comment on fait ? »
Pour toute réponse, l’adolescent arma le canon et quitta le véhicule, bientôt imité par son père.
« Vous ne pouvez rien contre moi. Vous êtes chez moi ici !
— Où est-elle, Miranda ? Où est Beth ? s’emporta Andrew.
— Oh… Vous croyez encore que vous pouvez quelque chose pour elle ?
— Où est ma mère ? »
Elle tourna un regard amusé vers Roy, son visage redevint celui de la vieille femme qui se réjouissait de la tristesse des souvenirs retenus dans la maison.
« Elle est morte, petit. Comme presque tout ce qui se trouve ici, je pensais que tu l’aurais compris ! »
Il pressa la détente, non sans subir l’effet du recul, et la vieille femme fit quelques pas en arrière, touchée par le projectile métallique. Jouant avec les sentiments de Roy, elle raffermit son sourire. Vêtue de noir et les cheveux tirés en arrière, Miranda portait un voile de deuil devant ses yeux. Elle lui parut capable de modeler ce monde volonté.
Ses lèvres violacées s’étirèrent au-delà ce qu’il semblait d’ordinaire possible et dévoilèrent ses dents grisâtres.
Andrew était tétanisé. L’apparition lui adressa un regard vainqueur tandis qu’une goutte de sueur dévalait la tempe encore palpitante du patriarche.
Miranda avait compris qu’il ne représentait pas la plus grande menace pour elle.
« Je ne crois pas avoir autorisé cela », murmura-t-elle de sa voix rocailleuse en désignant les armes.
Pour appuyer ses paroles, elle leva un poing décidé qu’elle serra si fort que les os de sa main apparurent nettement sous sa peau fine. Le fusil encore fumant de poudre que Roy tenait entre ses doigts lui échappa. L’acier se plia dans une cacophonie assourdissante tandis que le manche en bois se brisait sous l’effet d’une force invisible.
« Vous êtes en tous points consternant. Elizabeth, au moins, comprenait qu’elle ne pouvait pas gagner ici…
— Quoi ? Qu’est-ce que tu lui as fait ? s’emporta Andrew, serrant les poings.
— Enfin un peu de courage ? »
La grand-mère disparut un instant, enveloppée dans un brouillard obscur avant de reparaître juste devant Andrew qui, surpris, tenta de reculer sans succès. Il était immobilisé par quelque force invisible.
« Votre génération est décevante, cracha-t-elle, amère. Aucune bravoure, aucune loyauté à la famille. J’ai engendré bien malgré moi une descendance sans valeur. »
Elle mima le dégoût en tordant son visage d’une affreuse grimace révélant les rides et les cernes profondément marqués dans sa peau blême.
« Elle n’a pas supplié, n’a pas pleuré quand j’ai brisé mes chaînes… Son cœur encore chaud palpitant comme celui d’une vulgaire volaille dont on a tranché la tête. »
Les mots étaient durs, blessants. Sans doute volontairement.
Roy se sentit défaillir, pris d’un vertige en imaginant l’horreur de ce qu’avait vécu sa mère.
« Mais toi… Toi, bien sûr… Tu ne t’es rendu compte de rien », reprit-t-elle d’une voix adoucie.
Elle fit glisser le dos de sa main gauche contre la joue d’Andrew et laissa échapper un soupir de résignation, satisfaite de son effet.
« Tu es mort comme tu as vécu avant d’être oublié.
— Qu’as-tu fait… À ma femme… »
Miranda lui avait déjà tourné le dos et Roy vit son sourire grandir encore.
« Ce que je fais depuis toujours… »
Et elle s’éclipsa, s’envolant dans une brume noire et insaisissable qui disparut dans la nuit.
Andrew avait repris le contrôle de son propre corps, et Roy ne lisait plus sur son visage qu’une profonde détermination et une rage dont il ne le pensait pas capable. Pas après ce que l’entité lui avait lancé.
« Monte dans la voiture, ordonna-t-il sans ménagement. Allez ! »
Le regard posé sur lui par son père avait effrayé Roy qui se maudissait de ne plus être un adulte rationnel. Il se sentait bien incapable de le raisonner, redevenu l’adolescent un peu peureux et immature qu’il était autrefois.
« On ne peut rien lui faire ! dit-il enfin lorsqu’ils furent remontés dans le véhicule.
— Ce n’est pas elle qu’il faut abattre », suggéra Andrew en démarrant le moteur.
Tout s’éclaira sous un jour nouveau. Dans le récit que lui avait rapporté Andrew, l’entité en Miranda n’était qu’un parasite abreuvé par quelque chose d’ancien et de terrible.
S’il leur était parfaitement impossible de se débarrasser d’elle, ils devaient s’en prendre à la source même de son pouvoir. Les racines de l’arbre Ceïba s’étendaient sous la maison, entremêlées dans les fondations. D'après la légende, il traversait toutes les dimensions comme un pont que son bois formait.
« Il faut le détruire… murmura Andrew sans faillir. C’est le seul moyen. »
Ils arrivèrent devant la demeure tandis qu’un orage sans pluie illuminait le ciel d’éclairs silencieux.
Ainsi plongé dans le noir, le manoir familial avait l’air encore plus grand et effrayant que dans ses souvenirs. Hérissé de lances acérées, le toit s’allongeait vers la voûte céleste.
Puis il remarqua les larges racines échappées des fenêtres du premier étage et descendant en spirale le long du bardage en bois. Toute la maisonnée était envahie par la plante.
« Ce n’est pas comme dans la réalité, dit Roy à son père. Les racines viennent de la chambre de Miranda dans ce monde.
— Sa chambre ?
— Elle s’y trouvait quand je l’ai vue. »
L’adolescent désigna la fenêtre la plus à gauche d’où s’échappait une lueur jaunâtre.
« Depuis le début, l’entité n’a jamais quitté cet endroit. Quel rôle jouait Maman dans tout ça ? »
Le visage de son père s’affaissa tandis que Roy se sentait grandir à nouveau. Sa voix changeait, ses réflexions aussi et bientôt le rêve se désolidarisa complètement de ses souvenirs. Tout lui paraissait plus clair, bien que surréaliste. Il avait l’impression de se trouver piégé dans un de ses romans, comme un rappel à tout ce qu’il avait pu faire endurer à ses pauvres personnages.
Andrew l’observait avec attention. Son fils avait changé et il était désormais cet homme qu’il n’avait jamais eu l’occasion de connaître. D’un regard entendu, ils firent quelques pas en direction du perron de la maison. Elle semblait déserte, mais la noirceur s’était répandue à l’intérieur.
« Il faut la brûler, c’est bien ça ? déclara Roy sans quitter la façade des yeux.
— Ce ne sera sans doute pas aussi simple.
— Maman, elle est là-dedans, quelque part…
— Qu’est-ce que vous faites chez moi ? » intervint une voix juvénile derrière eux.
Les deux hommes sursautèrent et firent demi-tour pour poserleurs regards sur un enfant aux prunelles claires. Habillé d’un short brun et d’un t-shirt bleu, il les observait, à la fois étrange et imperturbable.
Ses cheveux noirs en bataille encadraient un visage encore arrondi par son jeune âge. Il était tel que Roy se souvenait de lui, affichant un air innocent en toute circonstance.
Le simple fait de le revoir rendait les choses plus difficiles pour lui qu’elles ne l’avaient jamais été.
« Will ? » dit Andrew, l’émotion brisant sa voix.
Son incrédulité face aux deux hommes laissait entendre qu’il n’avait aucun souvenir. À l’image d’Andrew dont l’esprit avait été endormi par l’illusion créée par Miranda, le jeune garçon ne voyait rien d’autre que de simples étrangers.
Sans plus attendre, il s’élança vers son fils disparu. Son corps s’évapora à l’instant même où ses bras entraient en contact avec lui. Miranda continuait à se jouer de lui.
Roy était perdu dans ses pensées, depuis qu’il avait reconnu l’apparition.
Quelque chose l’avait frappé : en dehors de lui-même, tous ceux qui se trouvaient dans ce monde étaient des personnes décédées dont l’esprit avait manifestement été touché par Miranda.
« C’était elle ? dit-il en faisant de nouveau face à la maison.
— De quoi tu parles ? »
Mais Andrew n’obtint aucune réponse. Sa propre mémoire était défaillante et certains détails du fantasme lui échappaient encore.
Le songe était une illusion. Ceux qui en étaient prisonniers se trouvaient incapables d’en voir les incohérences. C’était la seconde loi.
Roy connaissait ces lois par cœur pour les avoir énoncées dans le livre qui l’avait rendu célèbre.
« Elle a pris possession de la prison et c’est comme ça qu’elle vous manipule et qu’elle parvient à dissimuler la nature même de tout ça ! »
Tout s’éclairait sous un jour nouveau : la ville de Dark Springs dans laquelle ils se trouvaient tous enfermés reposait sur les seuls souvenirs de la grand-mère habitée par l’entité. Corrompue par un pouvoir dont elle était proprement incapable de contrôler l’essence, Miranda n’existait plus depuis bien longtemps.
« Et si elle pouvait d’influencer le monde… Le vrai monde ? C’est elle qui a assassiné William… Elle a provoqué ton accident et… Dieu seul sait ce qu’elle a pu faire à Maman…
— Mais c’est impossible, elle est piégée ici.
— Les racines de Ceïba... Tu as dit qu’elles s’étendaient au-delà de cette dimension, jusque dans la réalité et peut-être même…
— Dans tous les univers… » conclut Andrew en comprenant le cheminement de sa réflexion.
Tout convergeait inexorablement vers cet arbre et ses racines se frayant un chemin au travers du tissu de la réalité. S’il était capable de traverser les frontières, alors Miranda pouvait simplement vouloir en prendre le contrôle. Son pouvoir sur la le monde des vivants était limité par son enfermement dans le rêve et c’était sans doute pour cette raison qu’elle n’avait pas pu agir directement sur le destin de ses descendants.
Céïba était le meilleur moyen de briser ses chaînes.
« C’est comme ça qu’elle veut quitter sa prison.
— Si jamais elle parvient à s’en échapper, on ne sait pas ce qu’elle sera capable de faire…
— Je vais l’en empêcher. »
Andrew chercha son fils du regard avec une anxiété particulière ; il ne voulait pas le voir se mettre en danger. Pourtant, il savait ne pas être en mesure d’affronter l’entité tout seul.
Miranda avait ce pouvoir sur lui, cette capacité à influencer ses actes de telle sorte qu’il avait passé l’essentiel de son existence dans un rêve, sans voir la véritable nature de ce qui se tramait sous ses yeux. Il n’était qu’un figurant, simple spectateur dans un décor dont il était incapable de percevoir l’illusion.
« Tu restes ici, je m’occupe d’elle. »
Mais Andrew sentit une main qui le retenait par le coude ; la poigne était ferme et décidée.
« Elle a une emprise sur toi qu’elle n’a pas sur moi.
— Mais je…
— S’il te plaît. Fais-moi confiance. »
Andrew était réticent à laisser son unique enfant encore en vie s’engager dans la lutte contre l’entité noire. Roy était confiant quant à sa propre capacité à gérer la situation, mais il imaginait combien cela pouvait coûter à Andrew d’admettre qu’il ne pourrait l’aider.
« Tu sais que je dois y aller seul, n’est-ce pas ? »
Roy avait ce regard particulier en observant la maison, un éclair traversant ses pupilles à mi-chemin entre fureur et détermination. Il déverrouilla le coffre de la voiture de service de son père, en tira un bidon d’essence à moitié entamé et une petite mallette contenant le kit de survie.
« Je suis vraiment désolé… s’excusa Andrew, à la peine.
— Tu n’as rien à te reprocher, dit-il avec sincérité.
— J’aurais aimé être là… Enfin, le vrai moi aurait pu être avec toi.
— Tu l’étais. »
Il mit la main sur son cœur en signe de remerciement et lui adressa un sourire plein de compassion. La fierté que dégageait le regard d’Andrew était plus expressive que toutes les réponses qu’il aurait pu formuler.
« Juste, sois prudent une fois là-bas, fiston. »
Roy approuva et contourna le véhicule ; il posa le bidon sur la terre durcie par la nuit. Sa respiration formait des volutes de vapeur blanche devant lui, mais il n’avait pas vraiment froid.
Saisir pleinement ce qui les entourait et les subterfuges préparés par l’entité pendant ses années d’enfermement leur donnait l’impression d’un réveil brutal, d’une prise de conscience percutante.
Avec dextérité, il ouvrit la mallette et s’empara des torches rouges qui s’y trouvaient.
« Les racines de Ceïba sont censées se trouver sous la maison, mais même si je ne comprends pas pourquoi, ici, la seule possibilité que tu auras d’y accéder est en haut. »
Andrew avait désigné la chambre de Miranda ; c’était la source du mal et il devait s’agir du seul moyen de mettre un terme à ses méfaits.
« Bonne chance, fils. »
Après un dernier regard, Roy referma une main déterminée sur le bidon et s’employa à gravir les marches du perron menant à l’entrée. La porte s’ouvrit d’elle-même comme pour l’inviter à la franchir puis il s’engouffra dans la demeure sans regarder en arrière.
Quand la porte se referma derrière lui, il eut tout d’abord l’impression de se trouver dans un endroit connu et rassurant, mais la façade sa mémoire pervertie par le souvenir récent de Miranda se fractura. Avant ce soir-là, il n’avait jamais entendu son nom, jamais vu son portrait ou lu quoi que ce soit se rapportant à elle. Ses parents restant évasifs au sujet de ses leurs ainés, comme des secrets de famille que l’on préfère taire et enterrer.
Mais elle existait et vivait ici depuis plus longtemps que n’importe quel autre être humain.
« Tu n’aurais pas dû venir ici, Leroy… »
La voix provenait de toutes les directions, comme si la maison elle-même avait prononcé ces paroles et déversé sur lui une plainte incroyablement puissante. Mais il n’était plus effrayé. Il était guidé par un sentiment bien plus fort que la volonté d’une âme noire damnée par le pouvoir : l’espoir.
« Je n’ai pas peur de toi et je connais ton nom…
— Oh, voyez-vous ça… Penses-tu vraiment que je te donnerais ce pouvoir ?
— Tu n’es pas celle que tu prétends.
— Ah… susurra-t-elle avec une délectation particulière. Toutes les jeunes pousses ne sont peut-être pas aussi fragiles que je le pensais finalement. »
À ce moment-là, un bruit sourd en provenance de l’étage fit vibrer toute la structure de la maison.
La vieille femme au voilage noir apparut quelques mètres derrière lui et il tourna légèrement la tête pour l’apercevoir. Elle avait ce regard étrange et l’absence de lueur dans ses yeux l’effrayait plus qu’il ne voulait l’admettre. Ne disait-on pas que les yeux sont le reflet de l’âme ?
Pour Miranda, c’était étrangement vrai et la savoir désertée de toute vie lui donna un frisson.
« Tu ne trouveras pas ce que tu es venu chercher ici. Ni réconfort ni pardon.
— Je ne suis pas là pour ça, répliqua Roy en lui faisant face. Je ne suis plus ce gamin que vous pouviez effrayer. »
Elle rit si fort que le son de sa voix emplit tout l’espace autour d’eux.
Un nouveau coup fut porté au plancher au-dessus de lui et Roy avança vers elle ; elle disparut aussi vite qu’elle était apparue en s’évanouissant dans la pénombre. Seuls ses yeux et le contour de sa bouche à la dentition terne ressortaient dans les ténèbres.
« Tout ton monde sera bientôt à ma portée. Peu importe ce que tu feras, rien de tout cela ne pèsera dans la balance, essaya-t-elle de le décourager pour rompre le charme.
— Je connais votre nom. Je sais qui vous êtes et pourquoi vous êtes ici.
— Si vraiment tu avais été capable de faire ce que tu crois possible, je ne serais déjà plus là. J’ai vécu bien plus que tu ne serais en mesure de l’appréhender.
— Je ne m’adresse plus à Miranda… Mais à Ceïba. »
La vieille femme se figea. Son sourire disparut de son visage blanc et elle retrouva son masque de neutralité. La mélodie de La mer reprit à l’étage et Roy s’aperçut qu’elle était tout aussi surprise que lui de l’entendre.
Quelque chose venait de s’enrayer dans les projets de Ceïba.
Il prit son courage à deux mains et monta les escaliers au pas de course. En arrivant dans le couloir menant à la chambre de la grand-mère, Roy se trouva face à une porte close. Il déposa ses munitions sur le sol et fourra les deux torches dans la poche arrière de son jean avant de tenter de l’ouvrir.
Elle était verrouillée.
Au-dessous du battant, dans le mince écart qui séparait la porte du plancher, il vit à nouveau l’étrange lueur jaune pulser régulièrement. Il se fit la réflexion que le rythme présentait quelque chose de familier. La luminosité marquait les battements d’un cœur ; Leroy pouvait presque entendre les contractions tout juste couvertes par la musique.
Un coup d’épaule. La porte ne bougea pas. Un second, puis un troisième.
Rien ne semblait pouvoir y faire, mais il ne renoncerait pas.
Le temps pressait : la conclusion de toute cette histoire était proche, presque à portée de main.
Dans un ultime effort qui lui arracha un cri, la porte céda sous son poids ; l’intérieur de la chambre était simplement éclairé par un cristal luisant au nœud des racines.
Ces dernières formaient un nœud sur le lit ; entre les branchages épais parcourus par une ondoyante lumière, il distingua la forme d’un cœur.
« Roy… Tu ne devrais pas être ici… Elle va te trouver.
— La ferme, Elizabeth, il serait temps que vous appreniez à rester à la place qui est la vôtre. »
Si la voix de sa mère s’était clairement manifestée dans cet environnement étrange, il n’avait pas pu l’apercevoir dans la pièce ; Miranda, elle, se tenait debout devant la coiffeuse, un sourire machiavélique animant ses lèvres noircies.
« J’espère que tu mesures les répercussions que pourraient engendrer tes actions, Leroy. »
L’air déterminé sur la figure du fils d’Andrew et Elizabeth, ne déstabilisa pas l’apparition qui reprit aussitôt le fil de la conversation, comme si elle cherchait à le provoquer :
« À qui crois-tu qu’appartienne ce cœur ? »
L’évidence de la situation le rattrapa. Il ne voulait pas céder, quelle que puisse être la menace que la vieille femme s’apprêtait à lui présenter.
En y réfléchissant, elle n’avait de toute façon pas la nécessité de le lui expliquer : Elizabeth était au cœur de son éveil, celle par qui tout semblait recommencer et la clé dont elle avait besoin pour ouvrir la porte de sa geôle. Avec Andrew, son époux, ils avaient prêté serment de garder sa prison fermée, liant leur propre destin à celui de l’entité retenue hors de la réalité.
La mort d’Elizabeth était la seule chose qui entravait encore la conscience noire ; malgré le temps nécessaire pour rompre le charme, Miranda devait regagner en puissance avant de pouvoir s’échapper et nourrir la source de son pouvoir en était la seule contrainte.
« Ma mère… n’est plus. »
Sa gorge se serra. Le penser était une chose, mais le dire à haute et intelligible voix rendait la disparition encore plus douloureuse.
Consciente d’avoir touché son adversaire, Miranda sourit de façon insensée, ses lèvres s’étirant sur une large partie de son visage. Il était évident que la matriarche n’était plus qu’un vulgaire pantin de chair dans lequel la chose qui l’avait remplacée pouvait se manifester.
Elle se volatilisa d’un seul coup et reparut très proche de lui, tant et si bien qu’il faillit perdre l’équilibre. Elle n’avait pas d’emprise sur lui.
« Je ne voulais pas en arriver là, dit-elle d’une voix dénuée de toute humanité. Mais que fait-on aux enfants qui n’obéissent pas ? »
Un couteau apparut entre ses doigts blancs et elle se pencha vers Roy pour lui murmurer :
« Je déteste les enfants, mais crois-moi quand je te dis que je n’ai plus besoin de toi depuis que je sais comment tu as ouvert la voie jusqu’ici. »
La vieille femme serra les mâchoires et brandit la lame étincelante au-dessus d’elle. Roy tenta de reculer, mais il buta contre le mur du couloir.
Une détonation assourdissante retentit sur sa gauche et toucha l’âme noire en plein cœur. Il n’y eut pas une goutte de sang, pas un bruit de chair déchiquetée par l’impact, mais un cri tonitruant et menaçant à l’attention de l’auteur du tir.
Roy releva les yeux et distingua son père en haut de l’escalier. Il le fixa avec inquiétude avant de réitérer son coup et de frapper à nouveau le maigre corps.
Sans plus s’occuper de Roy, Miranda disparut et Andrew fut projeté en bas des de la rampe.
Le manoir familial tremblait jusque dans ses fondations ; la colère de l’entité semblait y provoquer un écho qui animait le bois de craquements lugubres.
Sans attendre, Roy récupéra le bidon d’essence et commença à le verser sur le lit envahi par les racines. Les battements se firent plus rapides, plus irréguliers aussi, mais il ne céda pas et jeta le jerricane vidé de son contenu. Plusieurs coups de feu retentirent encore dans le vestibule, mais son regard était capté par le cristal ambré au cœur de la plante.
« Tu n’as pas le choix, intervint de nouveau la voix douce d’Elizabeth. C’est le seul moyen d’en finir avec tout ça. Elle ne doit jamais s’échapper d’ici.
— Je suis désolé de ne pas avoir été là… dit-il sur le ton de la confidence. »
Pour toute réponse, il n’obtint qu’un soupir éthéré et lointain.
« J’ai eu la chance, au contraire, d’avoir un enfant merveilleux… De connaître mes petits-enfants. Ne laisse pas les remords gâcher ta vie.
— J’aurais voulu pouvoir faire mieux.
— Tu en auras l’occasion, quand tout sera terminé. Protège ta famille, sois présent pour eux comme nous aurions dû vous protéger William et toi. C’est la seule chose qui compte. »
Il approuva en silence et craqua la partie supérieure de la torche rouge ; une vive lumière crépita à son extrémité. Il fit quelques pas en arrière. Les bruits avaient cessé en contrebas et il ne pouvait pas se permettre d’attendre plus longtemps.
« Je t’aime, » murmura-t-il, les yeux emplis de larmes.
Le bâton incandescent retomba dans les nœuds de bois qui se contractèrent sous l’effet de la chaleur induite par la poudre enflammée. Le feu se répandit plus vite qu’il le pensait possible et il dut descendre en courant les escaliers.
Andrew gisait à côté de la porte, une plaie traçant sur son front une ligne sanglante. D’un geste malhabile, il aida son père à se relever et supporta l’essentiel de son poids sur ses épaules un peu trop frêles.
Lorsqu’ils furent enfin dehors, Roy remarqua à quel point il se sentait étrange ; son cœur battait plus fort et plus vite. Ses tempes étaient douloureuses et une céphalée intense avait envahi sa conscience et entravait dorénavant ses pensées.
Il laissa son père appuyé contre le capot de sa voiture et observa la ligne d’horizon. La nuit cédait place à une lumière terne qui rongeait le décor. Peut-être était-ce enfin la fin ? Miranda s’était évaporée comme une ombre disparaît au soleil de midi.
Le manoir était en flammes derrière lui et une vive explosion fit trembler la terre autour d’eux.
L’odeur âcre du bois brûlé et des fumées lui piquait la gorge, mais il était assailli par autre chose de plus tenace ; il vit s’éloigner la maison, son père, comme si son corps était attiré très loin par quelques fils invisibles.
La réalité redevenait tangible sous ses yeux et dans les flammes de la demeure il apercevait encore les limbes du rêve disparaître dans la chaleur du petit matin.
À travers le miroir, son père se redressa, ultime pont entre le fantasme et son monde. Il leva une main en signe d’adieu et tout s’estompa doucement dans un dernier soupir.
Roy laissa couler ses larmes en silence. Il en avait fini avec cette histoire, mais la confrontation avec son passé et l’impact de son éloignement avait été plus douloureux qu’il ne le pensait.
Que dirait-on de lui s’il venait à évoquer cette nuit avec ses proches ? Le prendrait-on pour un fou ? À coup sûr !
Il avait suffi de quelques instants pour que les pompiers parviennent au manoir dont la structure cédait sous son propre poids. Ils décidèrent de circonscrire l’incendie afin qu’aucune flammèche n’embrase la forêt toute proche.
« Vous allez bien ? s’inquiéta le chef des soldats du feu… Monsieur, vous m’entendez ? »
Pour toute réponse, Roy lui adressa un simple signe de la tête. Il était exténué et son cerveau refusait encore d’admettre ce qui s’était réellement passé, l'existence de ceux qu’il avait rencontrés de l’autre côté.
Ses pensées étaient noyées par un flot d’images et de questions sans réponse que son esprit ne parvenait à relier à la réalité. Comment croire, après avoir couché sur le papier tant d’histoires mystérieuses et sombres que quelqu’un était capable de faire ce que Miranda Dawkins avait fait ?
Bien plus que les ténèbres, c’était la noirceur de cette âme qui l’effrayait. La simple idée qu’un être si abject existe et puisse mener ses projets à terme le révulsait.
Pendant les jours qui suivirent, des questions qui demeurèrent sans réponse lui furent adressées. L’arrivée de Catherine dès le lendemain apaisa sa souffrance. Les mots durs qu’elle avait eus au téléphone n’avaient été qu’une conséquence malencontreuse de son passage dans un autre monde, une vision déformée de la réalité. Peut-être même un écho d’une existence bien différente dans laquelle ils étaient séparés ?
Il délaissa bien vite ses sombres souvenirs pour se recentrer sur le présent.
On lui confia l’alliance qui avait été retrouvée dans les décombres de la maison, seul vestige de plusieurs générations passées sous ce toit, face au lac bordant la ville.
Il pleura beaucoup, mais expliqua à son épouse qu’il avait obtenu ce qui lui faisait défaut depuis si longtemps : une chance de dire au revoir.
Après la tristesse viendraient l’acceptation et bien plus tard, le pardon.
Epilogue
Catherine s’installa confortablement dans son canapé, le regard tourné vers l’écran de télévision où un générique annonçait l’arrivée imminente d’un présentateur populaire des émissions nocturnes. Elle jeta un plaid sur ses jambes et saisit le saladier empli de pop-corn disposé sur la table basse devant elle.
L’appartement qu’elle occupait à Manhattan avait de hautes fenêtres donnant sur Central Park et la lumière tamisée des lampes conférait un peu de chaleur aux murs bleus du salon. L’ameublement était chic et raffiné, dans la plus pure tradition new-yorkaise.
Le présentateur captivait son audience par un discours rythmé et volontaire qui, sous quelques traits d’humour, déclenchait des rires trop francs pour être vrai.
Mais Kate savait que l’émission était en direct parce qu’une heure plus tôt, elle avait attendu que Roy s’engouffre dans le taxi le menant aux plateaux de télévision.
Il était le premier invité à intervenir ce soir et elle était si fière de lui. Comment aurait-il pu en être autrement ?
Elle s’était empressée de mettre ses enfants au lit avant de s’installer devant l’écran.
« Et sans plus attendre, il est l’écrivain le plus en vogue depuis dix ans et Hollywood adaptera bientôt l’un de ses plus gros succès, Mesdames et Messieurs, Leroy Dawkins ! »
Les haut-parleurs diffusèrent le jingle de l’émission tandis que l’invité saluait l’auditoire et prenait place dans un canapé sous les applaudissements nourris du public. Elle se félicita de l’avoir incité à ne pas mettre de cravate : Roy avait l’air plus détendu.
« Parlez-nous de votre nouveau livre, Roy ! Vos lecteurs, dont je fais naturellement partie, sont plutôt impatients de le découvrir. »
Quelques fans glissés dans le public répondirent en cœur et le présentateur l’invita à poursuivre :
« Peut-on connaître son titre ?
— Et bien, je pense que Janice, mon agent, ne m’en voudra pas trop, le titre est L’arbre d’entre les mondes. »
Le titre était limpide et Kate ne put réprimer un sourire de fierté ; il s’était ouvert à elle au sujet de son rêve étrange quelques jours après leur retour à New-York. Un songe dont il avait accepté de s’inspirer pour son nouveau livre, comme une façon de dire au monde ce qu’il avait vécu.
Elle attrapa la tasse de thé fumant et l’enserra de ses deux mains. Elle avait eu beaucoup de mal à convaincre son mari d’écrire ce livre qui lui servirait d’exutoire.
C’était nécessaire et même si Roy avait refusé de lui expliquer en détail ce qui s’était passé pendant son voyage, elle savait qu’il n’en était pas ressorti indemne.
« Mamaaaaan », intervint son fils depuis le vestibule de l’entrée derrière elle.
Kate se leva et se dirigea vers l’enfant en pyjama, passa une main délicate sur sa joue et s’accroupit pour se mettre à sa hauteur.
« Qu’est-ce qu’il y a mon ange, tu devrais dormir à cette heure…
— Je sais, mais je n’y arrive pas… Tu peux venir avec moi ?
— D’accord, juste un instant, mon chéri. »
Elle s’en retourna vers la télévision et enclencha l’enregistrement de l’émission puis elle revint dans le couloir et, d'une main le raccompagna jusqu’à sa chambre.
Une étrange odeur flottait dans la pièce, un effluve sucré et entêtant.
« Tu ne sens pas quelque chose de particulier, lui dit-elle, amusée ; l’enfant haussa des épaules et s’enfouit sous les draps.
— Vanessa a mis du parfum sur mon ours ! »
Le jeune garçon s’empressa de tendre la peluche à sa mère qui le huma avec attention ; la baby-sitter attitrée de la famille était une perle qui ne ratait jamais une occasion de leur faire plaisir.
« Oh… Il sent très bon cet ours, mais je n’arrive pas à savoir ce que c’est, feignit-elle pour l’encourager.
— Je sais ! dit-il avec entrain… Ça ressemble aux pommes à la vanille de la fête foraine ! »
Cette odeur lui rappelait quelque chose sans qu’elle soit capable de la replacer son contexte.
Soudain, elle sentit un souffle froid sur son épaule, un effleurement à peine perceptible ; il n’y avait personne quand elle se retourna sous l’effet de la surprise, mais la sensation sur sa peau demeura quelques minutes encore.
Lorsqu’elle eut réussi à aider son fils à se rendormir, Catherine tira doucement la porte de la chambre et entra dans le bureau de son mari par automatisme.
Le souvenir qu’elle cherchait lui revint d’un seul coup et les mots qu’avait couchés Leroy sur son manuscrit rejaillirent :
« L’entité était maligne et se répandait dans les ténèbres comme un cancer, toujours précédée d’une note sucrée et enfantine : celle de la pomme caramélisée à la vanille. »