Rouge. Noir. Hurlements. Cloche tonitruante et grave, tel un glas. Puis le froid. J’ouvris lentement les yeux et les clignai plusieurs fois pour effacer la brume. Des élancements douloureux traversèrent mon crâne. Quand le brouillard disparut, j’aperçus des dalles rêches contre ma joue, une bougie presque entièrement fondue. Une boite d’allumettes gisait près de ma main. Une toux sèche déchira mes poumons et je crispai les paupières, le temps que la crise passe.
Où suis-je donc ?
Je me mis à genoux. Un vertige m’assaillit et la pression sur mes tempes devint douloureuse, mais je serrai les dents et parvins à me redresser. Prenant plusieurs profondes inspirations, j’attendis que les élancements de mon crâne se dissipent, puis j’observai les lieux : j’étais dans un sous-sol, rempli de caisses, d’objets et d’étagères branlantes. Quelques bougies noires et rouges presque entièrement consumées étaient disséminées un peu partout. Une boite moisie déversait son contenu sur le sol : d’autres chandelles. Une odeur de renfermé et de pourriture envahit mes narines, provoquant une vague de nausée. Sur une table, plusieurs coupes ébréchées ou cassées gisaient sur un plateau souillé. À travers un soupirail à la vitre sale filtrait une lueur rougeâtre qui illuminait légèrement la pièce. Tout était couvert d’une couche de cendres ou de poussière qui suggérait que l’endroit n’avait pas été visité depuis longtemps.
Cependant, je discernai sur le sol et sur les murs des motifs en partie effacés, tracés à la peinture rouge : à mes pieds, on aurait dit une étoile à huit branches et sur les parois, des runes. Une image fugitive surgit dans mon esprit : un homme, de dos, les dessinait. Je crus un instant l’identifier, mais la vision disparut aussi soudainement qu’elle s’était produite. Je frissonnai et détournai les yeux.
Je ne reconnaissais pas cette pièce. Puis, alors que j’essayais à nouveau de me rappeler ce qui m’était arrivé, ma gorge se serra, mon cœur s’emballa, envahi par la panique : non seulement je ne savais pas où j’étais ni comment j’étais parvenu dans cette cave, mais je ne me remémorais pas mon identité, mon métier, mon passé... Là où auraient dû se trouver mes souvenirs n’existait plus que le néant. Tremblant, je claquai des dents. Je me levai d’un bond, vacillai, trébuchai et me cognai contre un meuble branlant. Que m’arrivait-il ?
La lumière rouge baissa en intensité, me plongeant progressivement dans le noir, me ramenant brutalement dans l’instant présent : la perspective de me retrouver dans les ténèbres me terrifiait. Je me jetai sur les allumettes puis agrippai une bougie intacte. Serrant ces trésors dans mes mains, je me relevai en tâtonnant. L’obscurité fut complète en quelques secondes ; je n’osai bouger de peur de heurter un meuble et de me blesser. J’essayais vainement d’enflammer la chandelle pendant de longues minutes, retenant des sanglots.
J’entendis alors une musique. Je stoppai tout mouvement et tournai la tête, interdit. On aurait dit des violons et un piano, qui jouaient des notes joyeuses et entrainantes… c’était une mélodie familière, mais je ne parvenais pas à me souvenir pourquoi. Elle venait du rez-de-chaussée, par la porte entrouverte au sommet d’un escalier de pierre. Elle était accompagnée d’une lumière douce et chaude, qui s’amplifiait lentement et révéla à nouveau la cave. J’entendais des cliquetis, des voix incompréhensibles, des rires étouffés. Je m’approchai des marches, attiré par la clarté comme un insecte par une lampe.
Une fête se déroulait-elle au-dessus de moi ? Je me sentis soudain soulagé, riant presque de ma terreur. Il y avait une explication logique à ce qui m’arrivait. Je devais être l’un des invités, avoir trop bu et m’être effondré dans ce sous-sol. J’avais peut-être heurté mon crâne sur le sol, d’où mon amnésie. Je souris, rasséréné. J’allais les rejoindre et tout irait mieux.
La tête et le cœur plus légers, je rangeai dans ma poche la bougie et les allumettes et me précipitai vers les marches. Je les gravis deux par deux. Les sons paraissaient de plus en plus limpides ; je percevais presque les conversations joyeuses des convives ; je sentais les odeurs des plats qu’ils dégustaient ; par l’entrebâillement de la porte, je discernai des silhouettes qui se mouvaient. Je poussai le battant, soulagé, prêt à rire de ma mésaventure avec mes amis…
Je pénétrai dans un hall obscur et désert. Mon cœur se serra. Où étaient les gens ? La lumière ? La musique ? Avais-je donc rêvé ? Un sanglot étranglé passa mes lèvres. J’avançai d’un pas hésitant et regardai autour de moi, éperdu. Le rez-de-chaussée était aussi dévasté que le sous-sol.
Sur ma droite, je distinguai l’entrée ; à ma gauche, le couloir continuait jusqu’à une double porte vitrée, ouverte, derrière laquelle je discernai une salle à manger. Tout était plongé dans les ténèbres, à peine illuminé par une lueur rougeâtre qui me donnait la chair de poule ; la poussière recouvrait les meubles, les tapis, le sol, les objets. Les murs étaient tapissés d’horribles plaques verdâtres. L’air me paraissait d’être épais, brûlant, empoisonné. J’avais du mal à respirer. Le silence était absolu. J’étais seul.
Je me forçai à me calmer. Je devais réfléchir, comprendre où je me trouvais, découvrir ce que je faisais là, sortir de cet endroit maudit. Mais cette certitude m’envahit, prit le contrôle de mon esprit dans un élan de panique animale : je devais sortir de cette maison !
Je me précipitai vers la porte d’entrée. Au moment où je l’atteignais, je sentis une main agripper mon bras et stopper ma course. J’eus l’impression que des griffes traversaient le tissu de ma chemise et s’enfonçaient dans ma peau.
Retenant un cri, je me tournai vers la gauche. Mon cœur manqua un battement : là où aurait dû se trouver une porte semblait palpiter une silhouette faite de ténèbres épaisses et glaciales. Deux yeux de feu tourbillonnant rivaient leur éclat haineux sur moi ; une bouche remplie de crocs s’ouvrit. Elle bougea, susurrant des mots qui me déchiraient les tympans.
Je hurlai, m’arrachai à son emprise et partis en courant, trébuchant et me cognant sur les meubles, droit dans la salle à manger. Je me heurtai à une table, m’y agrippai, haletant, le cœur battant spasmodiquement. Je me retournai, m’attendant à ce que la créature d’ombre m’engloutisse, mais tout ce que je vis, ce fut le couloir banal et vide.
Un petit rire effrayé jaillit de ma gorge.
— Contrôle-toi, bon sang.
Entendre ma voix résonner dans la pièce me fit du bien. Ce que j’avais vu devait être une paréidolie, raisonnai-je. Dans mon état de nervosité, j’avais cru apercevoir quelque chose dans l’obscurité, quelque chose qui n’existait pas. Mon bras était douloureux, mais j’avais dû le heurter en courant comme un fou.
— Tu dois faire preuve de plus de sang-froid, m’intimai-je d’un ton ferme.
Mais peu désireux de retourner à la porte d’entrée pour l’instant, j’observai la pièce. Elle était de bonne taille et traversait de part en part la maison. Des baies vitrées recouvertes de lourdes tentures menaient à l’extérieur, de chaque côté. En face de moi, une énorme cheminée ornait le mur. Une large table en bois pouvant accueillir vingt convives trônait au centre. Deux portes face à face s’ouvraient sur d’autres pièces, près des fenêtres sur ma gauche.
Je l’explorai, effleurant les sièges, les dessertes et le vaisselier. Cet endroit m’était familier. Étais-je déjà venu dans cette maison ? Y avais-je vécu ? Mais j’avais beau me concentrer, aucun souvenir ne revenait. Je grimaçai de douleur quand l’effort pour me rappeler provoqua une migraine. Soudain, la musique retentit à nouveau autour de moi, lointaine et déformée. Un frisson me parcourut. Était-ce un écho du passé ou une hallucination ?
Je repérai un tas de documents, sur le linteau de la cheminée. Je pris le premier feuillet et découvris un journal : le papier jauni était déchiré et taché ; il manquait des pages. Je le dépliai doucement : c’était un numéro de l’Arkham Publisher. Les articles annoncés à la une étaient peu lisibles. Je déchiffrai la date : 9 octobre 2023. En fronçant les sourcils, j’essayai de savoir si elle m’était familière, mais ma mémoire resta désespérément vide. Je reposai le magazine avec un soupir de frustration.
Levant les yeux, je croisai mon regard dans un miroir au cadre doré, accroché au mur. Je m’y examinai attentivement : des pupilles marron, dans un visage rond, aux traits tirés et pâles, entourés de cheveux bruns emmêlés et sales, une barbe de plusieurs jours sur un menton arrondi. Je portais une chemise recouverte d’un gilet. J’observai le reste de ma tenue : un pantalon gris et des chaussures de bonne qualité. J’effleurai le tissu soyeux du gilet : c’était un costume luxueux. Pourtant il était en piteux état : crasseux, déchiré et réparé à plusieurs endroits. Qu’avais-je donc fait pour me mettre dans cet état ? Je me scrutai ainsi longtemps, espérant réveiller ma mémoire. Quel étrange sentiment de voir son reflet comme si on regardait un étranger !
La surface réfléchissante s’assombrit tout à coup. Elle commença à gondoler, distordant mon visage. Il prit un air cruel ; mes yeux s’étrécirent et brillèrent d’une lueur rougeâtre. Je reculai d’un pas, mais il m’était difficile de me détacher de cette image. Ma voix déformée retentit à travers le miroir.
— Ngath tgnig Yul Ngath R’lyeh …
La bouche hideuse de mon reflet répéta ces mots plusieurs fois. Des frissons d’effroi traversaient mes muscles. Je connaissais ces termes : je les avais déjà entendus… ou prononcés. Mais quand ? Et pourquoi ? Un souvenir tentait de se frayer un chemin dans la boue de mon esprit.
Puis une clarté intense envahit mon champ de vision, occultant le miroir, occultant mon visage. Je crispai les paupières. La musique s’imposa à nouveau et fit taire les mots impies. Des voix joyeuses retentirent, puis des rires féminins et masculins, des bruits de couverts, le tintement de verres.
Je rouvris les yeux et contemplai, stupéfait, la salle à manger rutilante et lumineuse. Des convives, assis autour de la table, dégustaient des mets et des vins raffinés, échangeaient des propos badins. Ils portaient des tenues seyantes et luxueuses, tout sourire sous leurs parures et leur maquillage. Des serviteurs en livrée apportaient les plats et remplissaient les coupes. Étais-je de retour dans la réalité ? Ou était-ce encore une autre vision ?
— Mes amis, retentit une voix que je reconnus.
Effaré, je me décalai lentement, les bras serrés contre mon torse, pour mieux regarder l’extrémité de la table, la place d’honneur, la place de l’hôte. Debout, un verre rempli de champagne à la main, un jeune homme souriait. Bouche bée, je vis en chair et en os le reflet que j’avais aperçu dans le miroir ; je me vis moi en train de porter un toast, dans le même costume. Je voulus parler, crier, hurler, mais les mots restèrent coincés dans ma gorge. Mon esprit tremblait sous l’incompréhension et la terreur. Que m’arrivait-il ? Était-il moi ? Étais-je lui ? Qui étais-je ? Son ombre ? Son double ? Son fantôme ? Ou peut-être n’étais-je rien… qu’une illusion ? Un rêve ? Une folie ?
— Demain soir, 9 octobre 1923, à minuit, nous allons accomplir un miracle, déclama-t-il d’une voix claire. Nous allons enfin obtenir tout ce que nous désirons.
Les hommes et les femmes applaudirent. Je m’approchai prudemment. Puis je constatai que personne ne me voyait. J’étais invisible. J’étais là, sans être là. Un fou rire m’envahit, déchirant tel un sanglot.
Un gentleman barbu aux yeux d’un bleu glacial leva son verre et salua l’orateur.
— Bravo, Grégoire. Nous ne doutons pas que vous tiendrez vos promesses et que vous réussirez. Grâce à vous, nous ouvrirons la voie à Celui qui attend derrière la porte.
Grégoire. Ce prénom éveilla un écho en moi. Je l’entendais dans mon esprit, prononcé par une femme, sur un ton terrifié. Isabelle. Un visage au teint pâle, aux grands yeux suppliants, les joues couvertes de larmes, du sang coulant de sa tempe gauche, apparut à la surface de ma conscience et disparut avant que je n’aie eu le temps de le retenir.
Puis je me vis, dans un petit salon, tenant un livre ancien et lisant ces mots : Celui qui attend derrière la porte. Ces bribes de souvenirs m’effrayèrent. J’eus l’impression que quelque chose d’horrible s’était produit… ou allait se produire, comme si j’étais témoin d’une scène qui s’était déjà passée. Comment était-ce possible ?
Un éclat de rire perturba le cours de mes pensées. L’homme barbu ricanait à n’en plus finir. Je regardai ces gens, que je semblais connaitre. Je reculai en gémissant : leurs visages tordus prenaient des traits animaux, leur peau pâlissait et fondait, révélant leurs os blanchâtres. Puis leurs corps s’effondrèrent. La musique devint une discordance qui scia mes tympans.
Je quittai la pièce en courant, m’engouffrai dans le vestibule et ouvris la porte à la volée. Je stoppai net, au sommet des marches… Tout autour de la maison ne se trouvait qu’un abysse sans fond ni limites, des ténèbres tourbillonnantes, traversés par des éclairs rougeâtres. Cet étrange orage dévoilait par à-coup les avenues défoncées, les immeubles en ruines, les arbres déracinés d’une ville en contrebas et tant de silhouettes humaines, déformées et brumeuses, qui erraient en gémissant.
J’écarquillai les yeux, tentant de comprendre. Au fond, à l’horizon, un éclair immense et tonnant révéla une ombre monstrueuse, titanesque. Un grondement, suivi du tintement tonitruant d’une cloche, fit trembler la demeure. J’eus l’impression d’entendre sonner le glas. Tout autour de moi, un son se précisa ; une voix qui répétait les mêmes mots en boucle : ma voix qui répétait « Ngath tgnig Yul Ngath R’lyeh ». Étais-je en train de prononcer ces mots sacrilèges en cet instant ? Était-ce un autre écho du passé ? Des larmes coulèrent sur mes joues alors que l’horreur de ce que je faisais – ce que j’avais fait, ce que je ferais ? – planta ses griffes dans mon âme.
La chose se rapprochait, à pas lourd, écrasant les bâtiments, marchant sur le vide. Je distinguai deux énormes bras, deux mains griffues, deux ailes gigantesques qui engloutissaient le monde, des yeux rouges, ardents, brillants d’une intelligence millénaire et mauvaise, une gueule qui s’écartait en un sourire immense et terrifiant. Je reculai, le sang glacé, le cœur battant, l’esprit en fuite. Je m’éloignai de ce monstre, m’engouffrai à l’intérieur, pris la première porte à droite et me cognai contre un fauteuil. Les ombres me suivirent dans la maison – dans ma maison – et m’enveloppèrent. Agrippé au dossier, comme s’il s’agissait de ma seule planche de salut, je fermai les yeux et m’abandonnai au tourbillon de ténèbres et de chuchotements entremêlés. Juste avant de disparaitre, j’entendis un murmure à côté de moi : « Grégoire ! »
* * * * * *
— Grégoire, murmura une voix de femme. Grégoire !
Je gémis et je me retournai loin de cette voix irritante. Une main me secoua l’épaule et j’ouvris une paupière lourde pour jeter un coup d’œil agacé à Isabelle, ma sœur. Les brumes de mon cauchemar noir et rouge s’accrochaient encore à mon esprit. Je n’aurais pas dû abuser de ce champagne au banquet. Mon dos et mon bras se plaignirent de ma position inconfortable dans le fauteuil.
— Dépêche-toi. Ils sont tous là. Ils t’attendent.
Un froid glacial m’envahit soudain. La douleur sourde dans mon bras gauche s’intensifia. Je le massai distraitement. Mon trouble dut se voir, car Isabelle haussa un sourcil et prit un air amusé.
— Ne me dis pas que tu as peur… C’était ton plan, je te rappelle.
— Mon plan ?
Mon esprit était encore au ralenti. Puis tout me revint en mémoire : la veille, j’avais accueilli mes clients, des membres de la haute société d’Arkham férus d’ésotérisme, pour un banquet. Je leur avais fait mon petit discours pour les mettre dans l’ambiance. Et ce soir, nuit de pleine lune, j’allais leur montrer un spectacle qu’ils n’oublieraient jamais.
— Tu as trop bu, continua-t-elle. Je t’avais prévenu pourtant.
— Il fallait bien que je joue mon rôle, fis-je en me levant.
— Tu en as surtout profité.
J’étirai mon dos et réajustai ma tenue. J’attrapai le vêtement posé sur le dossier du fauteuil et l’enfilai.
— Toi aussi, si je me souviens bien, rétorquai-je avec un clin d’œil.
Elle leva les yeux au ciel sans répondre.
— Comment suis-je ? fis-je d’un ton badin en tournoyant.
— Un vrai mage noir, commenta Isabelle en se dirigeant vers un guéridon.
Cette toge sombre brodée de symboles ésotériques dorés était parfaite pour le spectacle. Les membres de mon « culte » porteraient leurs propres tenues, similaires à la mienne. Je contournai la table du salon et m’avançai vers la cheminée. Je décalai le tableau qui ornait le linteau, dévoilant mon coffre-fort encastré dans le mur.
— Le sous-sol est prêt ? demandai-je, en l’ouvrant.
— Bien entendu, fit la jeune femme. Il ne reste plus qu’à placer les bougies.
— J’espère bien. C’est pour cela qu’ils nous payent très cher. Le spectacle doit valoir le coup. Il faut qu’ils en aient pour leur argent.
Je sortis un épais volume et refermai la porte. Isabelle, le regard fixé sur l’ouvrage que je tenais dans mes mains, ne répondit pas. Elle serra ses bras contre sa poitrine, comme si elle avait froid. Sa bonne humeur avait disparu.
— Tu es certain que c’est sans danger.
— Ce n’est qu’un livre, Isabelle.
La jeune femme scruta la couverture encore un moment, puis se détourna.
— C’est vrai, fit-elle.
Elle prit la boite remplie de bougies noires et rouges, posée sur le guéridon, me sourit, puis quitta la pièce. Je rejoignis mon bureau, face à la fenêtre. Entre les hauts arbres de la haie, on discernait la rue calme, puis un peu plus loin la cité, en contrebas. Je soulevai la tasse de thé que ma sœur m’avait apportée et en but une gorgée savoureuse. Les pâles lueurs de la lune effleuraient les toits des bâtiments, réveillant les ombres et soulignant les fumées noires des cheminées. Un souvenir tenta de se frayer un chemin dans mon esprit et ma main trembla, faisant s’entrechoquer ma tasse et sa coupelle. Je clignai des yeux, pour effacer les images de la ville en ruines. Ce n’est que la réminiscence de mon cauchemar.
Je secouai la tête. Je me répétai une dernière fois le poème que j’allais réciter pour le « rituel ». C’était un art de la représentation et de l’illusion que je devais maitriser à la perfection. Les mots devaient avoir l’air vrais et convaincants : mes clients devaient être persuadés, le temps d’une nuit, qu’ils étaient en train d’invoquer une entité ancienne.
Je puisais ces incantations dans des livres ésotériques que je chinais chez les bouquinistes et dans les librairies spécialisées. Ils étaient nombreux, à Arkham, à proposer leurs pseudo-connaissances sur le mysticisme et les créatures surnaturelles. Moi-même je n’y croyais pas, mais la haute société de la ville, comme celle de Boston, en étaient friandes.
Mon dernier achat était une merveille acquise à prix d’or ; rien que le titre me faisait frissonner : le nécronomicon. Le libraire avait insisté sur la couverture en peau humaine, mais je ne l’avais pas cru. Il m’avait aussi fait l’article avec passion ; il m’avait parlé de sorts d’invocation, de maitrise du temps, de destruction. Je l’avais écouté avec magnanimité, puis lui avait payé une belle somme pour ce codex.
Je caressai le cuir craquelé. Puis je quittai le salon, traversai le hall et m’arrêtai au sommet de l’escalier menant à la cave. Une coupe de champagne à la main, mes ouailles bavardaient à voix basse autour d’un petit buffet. Lorsqu’ils me virent, les conversations s’éteignirent. Le spectacle pouvait commencer. Je descendis les marches d’une démarche digne et hautaine. Isabelle était en train de poser les dernières chandelles, sur les emplacements que j’avais marqués au sol. J’avais minutieusement recopié les symboles représentés dans le livre : une étoile à huit branches et des runes. Les illustrations étaient accompagnées d’un texte, une sorte de poème, écrit en une langue incompréhensible pour moi. Quand je prononçais ces sons, j’avais l’impression délicieuse de jouer à un jeu interdit, comme si l’air tremblait autour de moi.
Je me positionnai sur l’une des pointes et fixai un regard décidé sur chacun de mes invités. Les yeux brillants d’anticipation, ils se hâtèrent de se placer au bout des autres branches de l’étoile. Je soulevai le livre pour qu’ils le voient bien et l’ouvrit à la page que j’avais marquée : je n’en avais pas besoin, connaissant les mots parfaitement, mais cela rendait la scène encore plus grandiloquente. Le silence tomba sur la pièce. Nous attendions l’heure adéquate. Seule la respiration excitée des mondains le perturbait. Je souris intérieurement ; je les avais en mon pouvoir. Puis l’horloge du rez-de-chaussée retentit ; les sonneries sourdes se répétèrent lentement onze fois. J’eus l’impression funeste d’entendre un glas, mais je la repoussai au fond de mon esprit. Au douzième coup, j’entonnai l’incantation…
« Ngath tgnig Yul Ngath R’lyeh ».