Il s'étendait en contrebas de la falaise, sous mes yeux émerveillés. Immense, étincelant, magnifique. L'océan. Je le contemplais pour la première fois de ma vie et je ressentais déjà une attirance presque magnétique pour ses eaux de saphir.
En un instant, toutes mes peines de la journée avaient été oubliées. Le réveil aux aurores, la préparation précipitée, le départ sans mon fidèle valet, les longues heures de sh'levauchée… tout cela s'était évaporé à la seule vue de ce bleu infini.
"Veux-tu que nous descendions sur la plage? Me proposa mon frère. Nous pourrions nous y baigner.
- Oh oui!" M'écriai-je, sans dissimuler le moins du monde mon enthousiasme.
Nous étions à la veille du solstice d'été. La journée avait été chaude, et nous l'avions passé en selle. Je me sentais sale de poussière et de sueur. Rien n'aurait pu me sembler d'une perspective plus agréable qu'un bain.
"Sais-tu seulement nager?" M'interrogea le roi sur ton cassant.
"Nager? … Non, Père, je ne sais pas…" Répondis-je. Je me ne connaissais encore que les sources chaudes d'Ecphrasis, le domaine de ma mère et les grands bains du château. Ces bassins peu profonds n'étaient, bien sûr, agités d'aucune vague. Jamais encore je ne m'étais plongé dans une eau où je n'aurais pas eu pied.
"Hé bien, ce sera une excellente occasion pour toi d'apprendre. Allons-y. "
Cette déclaration aurait certainement provoqué chez moi plus d'enthousiasme s'il n'avait eu sur les lèvres un petit sourire peu engageant. Néanmoins, je savais qu'une fois qu'il avait pris une décision, il était exceptionnel qu'il ne s'y tînt pas. Astéisme et lui dirigeaient leurs montures vers un renfoncement rocheux. Il dissimulait l'entrée d'un chemin de la largeur d'un sh'la, taillé à flanc de falaise, qui serpentait jusqu'au rivage. Je les y suivis, le cœur battant d'excitation.
Plus nous avancions dans notre descente, plus ce que j'avais vu de là haut comme de petits remous devenait une forte houle. Les blancs rouleaux déferlaient avec vigueur sur la surface d'un bleu profond jusqu'à se fracasser violemment sur les récifs qui encadraient la baie en contrebas. Alors que le choc aurait dû apaiser leur fougue, ils trouvaient encore la force de rouler jusqu'à la plage. À mesure que nous en approchions, leurs têtes coiffées d'écume me paraissaient plus hautes et leurs traînes plus profondes. Je ne pouvais détourner les yeux de leur bal perpétuel et magnifique, depuis l'entrée en piste des vagues dans la baie, jusqu'à la fin de leur danse sur le sable dans un foisonnement de dentelles éphémères.
Ce spectacle tumultueux me fascinait autant qu'il m'effrayait. Allais-je vraiment réussir à nager dans un tel chaos de crêtes et de creux ?
Nous posâmes pied à terre et entravâmes nos sh'la. J'approchai de ce bouillonnement sauvage, tentant de mater la crainte qu'il m'inspirait, me répétant qu'il serait ridicule d'en avoir peur.
"Viens par ici, Apodioxe." Appela mon père.
Il se dirigea vers une arche que les efforts conjugués des éléments avaient creusée dans la roche blanche. Je lui emboitais le pas, jouant à sauter de l'une à l'autre des empreintes qu'imprimaient ses bottes sur le sable encore humide. Marcher sur une plage était pour moi une expérience encore inédite, qui suffisait en elle-même à m'amuser. Absorbé par ce petit manège, je ne vis pas le dos qui me précédait s'arrêter et m'y cognai le nez.
J'entendis un rire léger derrière moi et Astéisme me frotta la tête.
"Cessez donc tous deux vos pitreries et prenez garde de ne point glisser ou vous pourriez bien vous rompre le cou." Gronda notre chef de famille.
Nous gravîmes à sa suite les marches irrégulières que formaient des rochers plus sombres que les hautes murailles de craie que nous venions de descendre. Après avoir franchi un dernier degré, je pus enfin me redresser et contempler l'endroit où nous étions arrivés. Nous nous trouvions dans une petite crique encadrée et en partie surplombée par les parois de pierre. Lavée de son sable, la plage avait laissé place à un rivage de roches façonnées par les caprices de l'océan. Je fus surpris de découvrir, à quelques pieds en dessous de nous, une large cuvette naturelle et pourtant presque parfaitement circulaire. Il y dormait une eau calme, dont la transparence turquoise appelait à la baignade. Une lame plus audacieuse que les autres venait parfois s'y déverser.
"Dévêts-toi." Ordonna notre souverain. "C'est ici que je vais t'apprendre à nager. Tu te noierais à coups sûr si tu allais batifoler dans les vagues sans t'y être préparé."
J'obéis prestement, aussi soulagé de ne pas devoir affronter tout de suite les flots déchaînés que pressé de me pouvoir baigner. Une fois nu, je repérai un accès qui ne fût point trop escarpé et m'y dirigeai.
Mais alors que je contournais mon ascendant, celui-ci me saisit soudainement les jambes et le torse, me soulevant de terre. Un large mouvement de balancier, et il me jeta à l'eau. Mon cri de stupeur prit la forme de grosses bulles rondes et les silhouettes au dessus de moi prirent des formes étranges, méconnaissables. Le manque d'air me força à sortir de ma stupéfaction. Je me débattis de tous mes membres pour ramener ma tête hors de l'eau puis regagner un bord moins profond.
"L'eau est elle bonne?" Me railla-t-il, tandis que je crachais tout le liquide que j'avais avalé contre mon gré.
"Non, Père!" Parvins-je à articuler entre deux toux. "Elle a… Un affreux goût de sel…!" Ma réponse n'eut pour effet que d'accroître son hilarité.
"Est-t-elle chaude?" reformula Astéisme. Il me fallut bien admettre qu'elle l'était. Pas de la même chaleur que les sources thermales auxquelles j'étais habitué, toutefois. Celle-ci avait quelque chose de plus doux, de solaire.
"Parfait." D'un sort, notre roi se défit de ses épais vêtements de voyage. Il prit son élan et effectua un magnifique plongeon, me survolant l'espace d'une seconde. Son visage souriant émergea à l'endroit même où il m'avait lancé un instant auparavant. Je sentis poindre en moi un sentiment d'admiration et d'envie.
"Hé bien, Astéisme, qu'attends-tu donc pour nous rejoindre?" "J'arrive tout de suite, Père." Mon frère répéta aussitôt ses gestes, et sauta juste à côté de lui de façon à l'éclabousser copieusement. Je pensais qu'il allait se fâcher, mais il s'en amusa et lui lança de l'eau au visage "Sale petit insolent! Dépêche-toi de fuir si tu ne veux pas que je te fasse boire la tasse!"
J'avais peine à reconnaître le patriarche que je craignais tant, d'ordinaire si sévère et intransigeant. Il semblait joyeux, et détendu, presque joueur. Mon aîné riait, lui aussi, mais j'étais encore trop intimidé pour oser l'imiter.
"Apodioxe, tente de revenir vers moi, à présent. "
Je n'avais nulle envie de prendre un tel risque, en vérité. Mon immersion brutale m'avait coupé tout élan aventureux. Cependant, s'il était quelque chose dont j'avais plus peur que de la noyade, c'était bien de décevoir l'auteur de mes jours – ou pis, de le contrarier.
Je marchais donc prudemment sur le fond, jusqu'à ce que, me tenant sur la pointe des pieds, l'eau me montât jusqu'au menton.
"Ce n'est pas ainsi que tu dois t'y prendre." Me glissa mon frère. "Il te faut t'allonger sur le ventre. Tu ne risques pas de couler: ton corps flottera de lui-même. Ensuite, fais ce mouvement avec tes bras et tes jambes. " Rassuré par sa présence à mes côtés, je faisais de mon mieux pour copier ses gestes, mais je ne parvenais qu'à avaler des rasades de tisane marine. Comme je buvais une tasse de plus, je sentis de larges paumes soulever mon ventre et ma poitrine et ramener mon corps à une position horizontale.
"Là. Garde ton calme." Je fus surpris par le ton apaisant de la voix paternelle. "Ne te précipite pas. Tes mouvements doivent être amples et souples. Ils ne seront pas efficaces s'ils sont trop courts et trop rapides. Applique-toi. Je te tiens." Je lui obéis, calmé par sa douceur tellement inhabituelle. Je réussis enfin à avancer, guidé par ses conseils et par l'exemple de mon frère juste devant moi. Il me lâchait peu à peu mais je ne m'enfonçais plus.
"Bien, très bien! Tu sais nager, à présent. Viens avec moi." Il sortit de l'eau et grimpa jusqu'au rocher le plus haut surplombant le bassin. Je le suivis, non sans inquiétude, toutefois. Il se retourna alors vers moi et, à ma grande surprise, me prit ma main.
"À trois, nous sauterons. Une, deux…" Impossible de m'échapper. Sa poigne était ferme sur la mienne. Ferme, mais chaude et rassurante. "Trois!" Je bondis. En cet instant, j'aurai pu m'élancer dans les enfers avec lui de bon cœur.
Lorsque je me couchai ce soir là, sur une couche rudimentaire de mousses apprêtée par nos gardes, ma tête résonnait encore de nos rires, des cris des mouettes et du fracas des vagues et mon cœur était gonflé de joie et de fierté.
Cette journée est celle des meilleurs souvenirs que je garde de mon père. D'aussi loin que porte ma mémoire, ce furent ses seuls gestes attentionnés à mon égard et les seuls compliments que je reçus jamais de lui.
C'est cette douceur que m'évoque désormais le goût du sel.