Savez-vous qu’il peut faire jusqu’à -50°C en Alaska en hiver ? C’était une information que j’ignorais jusqu’à mettre les pieds dans le 49ème état américain. Et encore, quand nous avons débarqué à Anchorage, il ne faisait que -10°C. Certes, c’est froid, surtout pour un gars de Louisiane comme moi, habitué aux cyclones et autres cadeaux des climats presque subtropicaux. Mais là tout de suite, je donnerais cher pour revenir à cette température.
J’ignore quelle est la température actuelle, si elle est plus proche des -50°C ou pas. Mais alors que j’essaie d’avancer vers la base militaire de Denali, avec pour seule compagnie les sommets blancs enneigés de la chaîne d’Alaska, je ne parviens à tenir qu’en repensant à mon enfance. Les barbecues estivaux en famille, où l’on se relayait auprès du grill pour éviter l’insolation ; mon père qui utilisait le tuyau d’arrosage pour nous rafraîchir ; ma mère qui nous pourchassait pour nous mettre de la crème solaire ; la chaleur humide de nos visites dans le bayou ; et ce soleil implacable qui brillait dans ce grand ciel bleu dénué de tout nuage.
Des souvenirs de chaleur pour ne pas se laisser endormir par le froid mortel qui m’environne. Sans mes lunettes de protection, la blancheur immaculée de la neige m’aurait déjà brûlé les yeux. Le blizzard - qui, par chance, souffle dans mon dos et m’aide à avancer - parvient à transpercer les multiples épaisseurs de vêtements que je porte. Et pas n’importe lesquels ! Des tenues créées spécialement pour pouvoir évoluer en environnement polaire. On a beau être assez loin de l’Arctique, j’ai l’impression par moments de ne porter qu’une simple chemise en coton…
Ma progression n’est pas rapide dans ces conditions. Même avec des raquettes aux pieds, à chaque pas, je m’enfonce d’au moins quinze bons centimètres dans la poudreuse. Mon paquetage sur le dos et mon arme en bandoulière m’alourdissent, mais ils représentent deux éléments vitaux de ma survie dans ce milieu hostile. Et c’est la base de mon entraînement : survivre, coûte que coûte. Je suis un soldat, mais au-delà de ce métier de combattant, j’ai trois vengeances à accomplir, et baisser les bras maintenant, pour quelques degrés en dessous de zéro, n’est pas une option envisageable.
Le vent se calme un peu, et le soleil parvient à percer la couche nuageuse de ses rayons. C’est qu’il me manquait ce petit gars ! J’en profite pour m’arrêter un peu, et baisser le bas de mon masque anti-froid pour inspirer quelques bouffées de cet air pur. Puis je jette un œil à mon GPS. Ma destination finale est droit devant, j’ai réussi à ne pas dévier malgré les éléments déchaînés. Mais il me faudra encore une bonne journée de marche pour y parvenir, et avec la pause obligatoire pour dormir, si tout se passe bien, je serai arrivé pour le dîner. Ils ont intérêt à avoir des vivres bien chauds, j’en ai ma claque des sachets de soupe lyophilisée et des morceaux de viande séchée.
Ma brève pause s’arrête là et je reprends ma marche. En temps normal, j’aurais couru pour arriver plus vite, si l’environnement avait été différent. Sur du sable, de la roche, même une longue ascension, j’aurais pu alterner petits sprints et marche rapide. Mais cette neige est vraiment le pire des terrains qu’il m’ait été donné de fouler. La seule solution, c’est d’être constant, de s’appliquer à chaque pas, comme un enfant qui apprendrait à marcher. Les muscles de mes jambes commencent à me brûler, mais ma volonté est la plus forte. Il est à peu près 17h00, je me donne encore deux heures avant de planter ma tente, idéalement à l’abri d’une dune de neige.
Le rythme régulier de mes pas me replonge dans mes souvenirs. Mon enfance à Lafayette, avec mes parents et mes trois frères. On ne roulait pas sur l’or, mais on était heureux, dans notre petite maison. En bon dernier, j’avais hérité de tous les vêtements et jouets encore en bon état de mes aînés. J’avais six ans d’écart avec Matthew, le premier né, et quatre avec les jumeaux Cole et Philip. Mes parents espéraient une fille en tentant un quatrième enfant, mais le résultat n’avait vraiment pas été celui qu’ils attendaient ! Mais ma mère était loin de se laisser déborder par cette déferlante masculine. Elle n’avait jamais eu besoin de crier, un simple regard, des sourcils froncés, et tout ce petit monde filait droit. Papa était là en soutien, évidemment, mais il n’avait jamais vraiment besoin de se fâcher. Maman avait du tempérament, et on l’aimait pour ça. Certes, on se passait volontiers des punitions, mais pour être totalement honnête, on était loin d’être faciles à gérer. Non pas que mes frères et moi étions violents ou indisciplinés, mais on avait tous hérité du gène hyperactif paternel. Et canaliser l’énergie de quatre garçons, croyez-moi, ce n’était pas simple tous les jours. Mais grâce aux corvées appliquées par Maman, la maison était toujours rangée et rutilante. C’était le deal en rentrant de l’école : les devoirs, puis les corvées, la douche, et enfin, le jeu, jusqu’au dîner et le retour de papa.
Le week-end, c’était lui qui prenait le relais. Parties de football, exploration du bayou, visites du patrimoine culturel de la Louisiane, mon père avait le don de nous faire partager ses connaissances et ses passions. Mon meilleur souvenir reste sans conteste mon premier carnaval à la Nouvelle-Orléans. La musique, les chars, la fête... Il y avait un petit concours entre mes frères et moi pour savoir qui récolterait le plus grand nombre de colliers distribués pendant la fête. Même si je n’avais que dix ans à l’époque, charmer les filles était une chose facile pour moi, et un petit clin d’œil ou un sourire volontairement timide me permettaient de récupérer quelques bijoux en plus. Et même aujourd’hui, mon record de récolte n’a jamais été égalé. Les années ont passé, mais quand je repense à ce souvenir, j’ai toujours l’impression de sentir les perles des colliers qui roulaient sur mes épaules.
C’était une vie simple, familiale, mais il n’y a rien que je ne regrette plus. Le sourire de ma mère, les rires de mes frères, le plafond fissuré de ma chambre, tout cela a disparu. Emporté, rasé, détruit à jamais par les cafards...
Pourtant, ce fameux jour où j’ai quasiment tout perdu aurait pu être parfait. J’avais séché le cours de français avec Ginny, ma petite amie de l’époque. Mon frère Matthew disait que je n’avais qu’à regarder une fille dans les yeux pour qu’elle tombe sous mon charme. Il ne s’est pas privé de m’utiliser comme appât d’ailleurs, et notre technique était quasiment imparable. Il repérait une fille qui lui plaisait dans un centre commercial, je faisais mine de m’être perdu et demandais à la demoiselle si elle pouvait m’aider à retrouver mon frère, en usant d’une description très flatteuse – à la limite du mensonge certes, mais il me payait très bien pour ça. Matthew arrivait sur l’entrefaite, soulagé d’avoir retrouvé son garnement de petit frère, et invitait la fille à prendre un café une autre fois pour la remercier. Cette petite stratégie fonctionnait très bien, et j’obtenais même un salaire bonus quand je parvenais à éloigner maman de la maison pour que Matt puisse profiter de sa chambre tranquille. Arrivé à l’adolescence, j’aurais effectivement pu devenir un tombeur, mais ça ne m’intéressait pas. Mes frères disaient que j’avais le caractère romantique de maman, mais je préférais sortir avec une fille qui me plaisait vraiment. Ce qui me faisait irrésistiblement craquer chez une fille, c’était sa nuque. Je pouvais passer des heures en classe à rêvasser sur la courbure d’un cou, le grain de la peau, la pointe d’une queue de cheval caressant une épaule. Ginny avait des cheveux roux et des taches de rousseur. Certes, elle avait aussi des seins juste comme il faut - un bonnet B parfaitement bien proportionné -, une taille fine, des lèvres douces et des mains de fée – ses massages étaient un aller simple au paradis. Bref, on avait esquivé un cours d’histoire - mais qu’est-ce qu’on en a à faire de ce qui s’est passé il y a plus de deux cent ans - pour trouver refuge dans un local d’entretien au deuxième sous-sol de notre école. J’avais dix-huit ans, elle aussi, et nos hormones respectives avaient fait leur œuvre. Tapis de camping, préservatifs, ça avait été notre première fois à tous les deux. Mes frères n’arrêtaient pas de me dire que j’étais stupide de ne pas coucher, mais j’avais bien fait d’attendre. Et alors qu’on tentait de reprendre notre souffle, en se demandant si on aurait le temps pour un deuxième round avant la fin du cours, l’attaque avait eu lieu.
La première chose qu’on a entendu, ce furent les hurlements : terreur, horreur, fureur, tout se mélangeait en un maelström de sons et de douleur. On entendait les vitres exploser, les portes être enfoncées, les murs s’écrouler. Ça avait duré des heures, et quand le silence se fut enfin installé, il était tout sauf rassurant. On est restés terrés dans notre cachette pendant deux bonnes heures encore, avant que l’inquiétude pour nos proches ne prenne le dessus.
Le carnage nous est apparu un niveau supérieur de celui où nous nous trouvions. Quelques carcasses d’insectes géants se mêlaient aux corps mutilés de nos camarades de classe. Ginny a hurlé, tandis que je me retournais pour vomir dans un coin. L’horreur se disputait à l’incrédulité : d’où venaient ces cafards gigantesques, et pourquoi s’en étaient-ils pris à nous ? Main dans la main, on a slalomé entre décombres et cadavres. J’avais beau connaître la configuration de l’école sur le bout des doigts, les dégâts étaient tellement importants qu’on a plus d’une fois fait demi-tour pour trouver un autre chemin.
Puis le premier corps féminin est apparu. Jusqu’ici, nous n’avions rencontré que des dépouilles de garçons, à la nuque brisée ou couverts de blessures béantes sur le torse. Mais la première fille avait tout simplement été déchiquetée. Sa tête gisait non loin d’elle, et on pouvait clairement distinguer sa colonne vertébrale de la plaie ouverte qui partait de son bassin et remontait jusqu’à ce qui avait été son cou. Et tous les autres cadavres féminins avaient été massacrés de la même manière, comme si on s’était particulièrement acharné sur elles.
Une fois sortis de l’école, le spectacle était le même. Toute la ville avait été saccagée. La plupart des bâtiments tenaient encore debout, mais les cadavres jonchaient les rues, le sang se répandant dans les caniveaux telles des rivières pourpres. Ginny a alors lâché ma main, puis m’a embrassé avant de s’enfuir, en s’excusant de m’abandonner pour aller retrouver les siens.
Sa décision de me laisser m’a évité de choisir, partagé que j’étais entre l’envie de l’escorter jusqu’à chez elle pour assurer sa protection, et celle de m’enfuir pour retrouver mes proches. Si elle n’avait pas pris l’initiative, je pense que j’aurais opté pour la deuxième solution. Plus rien ne comptait pour moi que de revoir ma famille.
J’ai couru, comme un dératé. Je ne voyais plus rien de ce qui se passait autour de moi, seul le chemin du retour à la maison occupait mon esprit. Nous habitions en banlieue, bien loin du centre-ville où se trouvait mon école. J’ai mis du temps à arriver, mais jamais je n’ai cessé de courir.
Mon père fut la première personne que j’ai aperçu. Debout, en larmes, au-dessus des corps de mes trois frères et de ma mère. Le voir effondré ainsi, lui qui représentait l’homme le plus fort et le plus solide du monde à mes yeux, a brisé quelque chose en moi. Puis la réalité et l’injustice de la situation m’ont frappé de plein fouet : c’était son anniversaire ce jour-là. Matthew n’avait pas été travailler, et les jumeaux avaient séché les cours pour aider ma mère à organiser un repas surprise pour l’occasion. Je devais récupérer le cadeau sur le chemin du retour de l’école. Ils étaient tous rassemblés à la maison, alors que mon père et moi étions ailleurs. C’est mon hurlement qui l’a alerté de mon arrivée. Il m’a empêché d’approcher, mais la douleur a décuplé mes forces. J’ai dû lui casser une côte ce jour-là, quand je l’ai projeté à plus d’un mètre de moi. Il ne m’en a jamais tenu rigueur, se contentant de se relever et de me rejoindre, pour pleurer avec moi. Puis, quand les larmes se sont taries, nous avons enterré nos défunts, là, dans notre jardin, où nous avions été si heureux. Ces jours-là étaient finis désormais.
Un peu plus tard, nous avons rejoints un des camps de réfugiés qui avaient été montés en urgence après l’attaque. C’est là que nous avons pu obtenir quelques informations. Trois autres villes avaient été touchées par des attaques similaires, dont notre capitale. Lafayette avait été quasiment rayée de la carte, et nous n’étions qu’un petit millier de survivants. Mon père devait sa vie à une mission de livraison de dernière minute. Il se trouvait au volant d’un camion-citerne loin de sa raffinerie quand elle a été attaquée. Il n’en restait rien, comme toutes les autres autour de la ville. Papa m’a raconté qu’il a fait demi-tour dès qu’il a entendu l’explosion. Son camion lui a permis de percer les rangs d’insectes avant qu’il ne le fasse exploser en jetant son briquet dans la citerne pleine. Puis il en a volé un autre pour rejoindre la maison. Les services de police et les pompiers de la ville ont fait leur possible pour évacuer et sauver la population, avant de succomber sous le nombre. La majeure partie des survivants devaient leur salut au dévouement de ces derniers, ainsi qu’à la présence exceptionnelle de l’armée, à l’origine là pour un défilé en l’honneur « de ces soldats qui risquent leurs vies pour défendre les Etats Unis ». Les premières attaques ont visé les raffineries, puis les endroits à forte densité de population : zones résidentielles, écoles, centres commerciaux... Quand les forces de l’ordre ont remarqué que les lances à eau parvenaient à tenir les cafards à distance, elles ont pu organiser une première évacuation vers l’aéroport de la ville, qui avait été miraculeusement épargné. Les camions de l’armée et des pompiers ont ouvert la route, repoussant ou tuant les insectes qui se dressaient devant eux, tandis que la police faisait monter un maximum de monde dans les fourgons et autres bus réquisitionnés en cours de route. Ils ont pu faire deux aller-retour avant de voir l’armée arriver enfin avec des chars et des armes plus lourdes. Les combats ont fait rage dans toute la ville, achevant de quasiment la détruire.
C’est en entendant ce récit que j’ai réalisé ma chance. Je me trouvais dans une des premières cibles, et accompagné d’une fille. Peut-être que le fait que se trouver au deuxième sous-sol, là où il n’y avait quasiment jamais personne en dehors du personnel d’entretien, nous a sauvé la vie. Ou alors une potentielle bonne étoile. J’aurais aimé qu’elle veille aussi sur ma mère et mes frères...
Les souvenirs deviennent trop douloureux, et pleurer dans ces conditions équivaudrait à voir mes larmes transformées instantanément en perles de glace. Je m’arrête, et comme la fois précédente, j’abaisse mon masque pour inspirer l’air glacial qui m’entoure. C’est froid, ça me brûle, mais cela m’aide à reprendre pied. Trop de personnes sont mortes autour de moi, j’ai juré de les venger, et ce n’est pas en pleurnichant comme un enfant de trois ans que j’y parviendrai. Je hurle de toutes mes forces pour expulser la douleur, avec les montagnes autour de moi comme seuls témoins. Puis j’enfouis la peine au plus profond de moi, là où elle se terre depuis dix ans, attendant l’autorisation de s’en aller à travers mes larmes.
Un rapide coup d’œil à mon GPS me confirme que malgré ma rêverie, je n’ai pas dévié de mon cap. Ma destination est une base militaire située sous terre, au pied de la plus haute montagne américaine, sous le mont McKinley. Le camp de résistance de Denali.
Je reprends ma marche, un peu plus vite me semble-t-il. Ma plaque d’identité, mon « dog tag » comme on dit entre nous, rebondit sur mon torse au rythme de mes pas. Mes pensées se portent alors vers les vingt autres qui se trouvent dans la sacoche autour de ma taille. Tout ce qui reste de ma division, de mes amis. Pour eux, pour ma famille, je dois tenir bon, et continuer de mettre un pied devant l’autre, jusqu’à ce que les muscles de mes jambes crient au supplice et m’astreignent à m’arrêter.
Le hasard a bien fait les choses, il y a un piton rocheux qui fera un abri parfait pour ma tente. Avec un peu de chance, demain soir, je pourrai dormir dans un vrai lit, à l’abri et au chaud ; j’en frissonne d’envie rien qu’en y pensant. Si cette foutue guerre se finit un jour, c’est dans le sud, à faire le lézard sur un transat au soleil, que ma retraite militaire s’effectuera. Ma mère m’entendrait, elle me sermonnerait sur les risques de cancer de la peau. Et bien, qu’il essaie de se pointer, ce foutu crabe de malheur ! J’ai déjoué la mort tant de fois déjà, je suis prêt à affronter la maladie de toutes mes forces. Mais si ça peut être dans un pays chaud, ce serait encore mieux.
La tempête est clémente cette fois-ci, elle a attendu que je sois à l’abri à l’intérieur de ma tente pour se lever. La nuit précédente, j’ai dû batailler pendant deux heures avant de parvenir à l’ancrer suffisamment dans le sol, tellement les bourrasques qui tournaient autour de moi s’évertuaient à flanquer à terre les piquets et la toile. Le vent hurle à l’extérieur maintenant, mais il ne me dérange pas plus que ça. Dire qu’étant enfant, je ne supportais pas le tic-tac de l’horloge dans l’escalier, et que j’attendais que tout le monde dorme dans la maison pour aller enlever la pile et laisser la place au silence, vital à mon repos. Avec l’armée, j’ai appris à dormir n’importe où, dans n’importe quelles conditions, et à récupérer au maximum en très peu d’heures de sommeil.
J’attends que la chaleur produite par mon petit réchaud se diffuse dans mon abri pour m’autoriser un strip-tease, et c’est en débardeur que j’entreprends une rapide toilette à la lingette. Je soigne les quelques irritations provoquées par le frottement du sac, ainsi que la plaie au bras droit que j’ai héritée de la dernière bataille. Dire que c’est un rocher qui me l’a causée, alors que les cafards pullulaient autour de moi... Puis je me rhabille avant de m’attaquer au bas de mon corps. Cette fois-ci, ce sont les engelures qui prennent le pas sur les ampoules, mais toutes sont localisées sur mes pieds. J’inspecte la moindre parcelle de ma peau, car une infection serait synonyme de mort.
Ce rituel terminé, je me glisse dans mon sac de couchage - avec mes chaussures, au cas où il faille lever le camp en urgence - et m’attaque à mon dîner. Mes vivres devraient me suffire pour une bonne semaine encore, mais j’ai choisi de me rationner. Mieux vaut être prudent, je ne sais pas ce qui peut m’arriver avant de rejoindre la base. La seule fantaisie du soir est un dessert, composé de deux abricots secs. Un petit peu de sucre, bon pour le moral. Si je pouvais réussir à dormir sans faire de cauchemars, ce serait une grande victoire, et un élément motivant pour la marche de demain.
Une fois mon repas fini, j’éteins le réchaud, le range soigneusement dans mon sac, étale la couverture de survie sur mon duvet et m’allonge enfin. Mon arme serrée dans les bras, je ferme les yeux, et j’appelle le sommeil de mes vœux.
***
Comme espéré, ma nuit a été dépourvue de cauchemar. Ou si j’en ai fait, mon subconscient les a suffisamment bien effacés pour que je ne m’en souvienne pas une fois le matin venu.
Les éléments sont aussi avec moi, car le vent de la nuit a fait fuir tous les nuages annonciateurs de tempête, et c’est un grand ciel bleu qui m’accompagne dans ma marche. Tout est fait pour me motiver, et c’est d’un très bon pas que j’avance. Je me sens en pleine forme, tellement bien que j’enchaîne cinq heures de marche sans d’autres arrêts que ceux nécessaire à mon orientation.
Et comme estimé la veille, mon GPS retentit en fin d’après-midi, m’indiquant que je suis arrivé à destination. Sauf qu’il n’y a rien : de la neige, des dunes, la montagne, rien d’autre, pas âme qui vive. Je tourne plusieurs fois sur moi-même, fouillant des yeux le paysage blanc qui m’entoure. Et alors que je m’apprête à vérifier si mon GPS ne s’est pas chopé un rhume de cerveau, je perçois un mouvement dans mon champ de vision latéral.
Les réflexes prennent le dessus et c’est en braquant mon arme que je pivote, prêt à tirer. Mais c’est un autre canon qui me fait face, et derrière, un homme, un soldat comme moi, mais tout de blanc vêtu. Deux autres apparaissent alors, comme sortant de nulle part. Nous nous fixons mutuellement du regard tous les quatre quelques instants, puis je décide de faire le premier pas, en abaissant mon arme. Ce sont des soldats, des humains. On ne se menace pas entre alliés.
— Garnison Denali ? je demande en abaissant mon masque.
— Affirmatif, répond celui qui se trouve le plus près de moi. Fountain Valley ?
— Affirmatif.
— On ne vous attendait plus...
— Quelques petits soucis sur la route, une visite surprise.
— Où sont les autres ?
— Pas très loin. Mais c’est à votre capitaine que je dois en parler.
— Je vais vous y amener.
Le soldat attrape un talkie-walkie à l’intérieur de sa veste et déclare :
— C’est clean Tony. Je l’emmène voir Downes.
— Reçu, répond le dénommé Tony. N’oublie pas d’envoyer la relève, mes couilles ne sont pas loin de geler sur place...
— Je fais passer le message, mais y’a encore une heure avant le changement de garde. T’as qu’à les masser pour les réchauffer...
— Je préférerais une belle señorita pour faire ça...
— Désolé gamin, on n’a pas ça sous la main...
— Quel dommage...
Je ne peux m’empêcher de sourire en écoutant cette discussion. Les moments joyeux sont rares en temps de guerre, il faut savoir les déguster comme une bonne pièce de viande grillée au barbecue...
Mon estomac répond à cette image en gargouillant. Il faut dire que je n’ai rien avalé depuis mon frugal dîner de la veille. Le soldat en face de moi l’entend et ne se prive pas de s’esclaffer.
— Faudra attendre avant de pouvoir bouffer, soldat ! déclare-t-il. Et encore, pas sûr que tu apprécies la cuisine de Charlie.
Je hausse un sourcil en l’entendant me parler aussi familièrement. Au vu de ses insignes, ce gars est un Sergent, il devrait dans ce cas s’adresser à moi en me servant du « Lieutenant ». Puis je me souviens que j’ai perdu le galon annonçant mon statut lors de ma dernière rencontre avec les cafards, et donc que ma combinaison de survie n’affiche plus rien, comme celle d’un simple soldat. Impossible pour lui de savoir que je suis presque aussi gradé que son Capitaine ; et vu que nous allons cohabiter pendant les mois à venir, autant éviter de faire mon petit chef dès le départ. Et j’avoue, après des jours avec le vent et les montagnes pour seule compagnie, ça fait du bien de discuter normalement avec quelqu’un.
— Bah, je finis par lui répondre, tant que ce n’est pas de la soupe ou de la viande séchée, moi ça me va !
— Il semble qu’il y a du chili de prévu au menu ce soir...
— Un plat du sud, c’est presque comme si je rentrais à la maison !
J’ai toujours adoré le chili, et celui de ma mère était à tomber. Je trépigne presque d’impatience en commençant à le suivre.
L’entrée de la base est très bien dissimulée par un mur de neige, et recouverte de treillis blancs qui se fondent parfaitement dans le paysage immaculé. C’est pour cela que je n’ai rien vu quand mon GPS m’a dit de m’arrêter, le camouflage est parfait. Une fois à l’intérieur, j’ôte mes raquettes puis nous suivons une tranchée creusée dans la roche qui s’enfonce sous la montagne. Heureusement que je ne suis pas claustrophobe d’ailleurs.
Il nous faut vingt bonnes minutes avant d’arriver au cœur de la base. Une sorte de place centrale de dix mètre de large, avec des couloirs semblables à celui que nous venons d’emprunter qui partent dans toutes les directions. Mon guide m’en désigne un et je le suis jusqu’à une porte blindée. Il me fait signe de m’arrêter, avant de frapper deux coups et d’entrer dans la pièce en disant :
— Fountain est là, Capitaine.
— Qu’ils entrent ! On les attend depuis deux jours !
C’est bien une voix de gradé, l’autorité qui s’en échappe me fait presque me mettre au garde à vous alors que je suis invité à passer le seuil.
Assis derrière une table où trône un ordinateur, le Capitaine Downes me regarde entrer. Ses sourcils froncés laissent clairement deviner son irritation, mais tout ceci disparaît lorsque la porte se referme derrière moi, laissant place à la stupéfaction.
— Où sont les autres ? ! questionne-t-il de but en blanc.
En guise de réponse, j’ouvre mon blouson, extraie la sacoche à ma taille, et en vide le contenu sur son bureau. Une vingtaine de plaques d’identification, semblables à celle que je porte autour du cou, se répandent devant lui, recouvrant son clavier.
— Lieutenant Ian Maddison ! je clame pour me présenter. Unique survivant de la garnison Fountain Valley.
Le capitaine Downes regarde tour à tour la pile de plaques et moi, puis me fixe avant de dire :
— Racontez-moi tout depuis le début...
***
Un grand merci à Chimère et Mademoiselle Sue pour leur première lecture, et Jamreo et Diogène pour leur minutieuse correction.