Je m'aperçois à ma très grande honte que j'ai zappé l'anniversaire de ce pauvre Garry, le 31 mai... Mais tant que c'est dans un délai d'un mois, c'est encore d'actualité, non ? Je vais donc réparer cette injustice :).

***

Les poings serrés, le jeune garçon gardait le regard obstinément baissé, essayant en vain de surmonter sa rage. Il rouvrit enfin les yeux et les laissa errer sur le message inscrit sur l'écran de son terminal :

« Bien que l'élément présente d'indéniables capacités de mémoire et de déduction, il manifeste cependant des insuffisances de rigueur, de capacité de communication et de maturité en raison desquelles il ne peut être éligible pour notre programme. »

Même s'il avait déjà lu cette phrase une dizaine de fois, elle lui donnait toujours autant envie de hurler. Il dut agripper le rebord du bureau pour ne pas envoyer sa station valdinguer à travers la pièce : sans elle, il serait totalement coupé du reste de l'univers. Permafrost, c'était le « Trou du cul de l'Intermonde ». Des cailloux, de la glace, des machines et quelques poignées de baraques en préfabriqué. Personne n'y venait de son plein gré. Les autorités intermondiales avaient eu l'idée géniale d'y faire grandir les enfants laissés pour compte, en espérant qu'ils finiraient par s'y sentir chez eux.

Un paquet de conneries...

Périodiquement, des agents des tous puissants Consortium industriels et financiers y débarquaient : de beaux pantins en costume et combi-tailleurs parfaitement taillés, les cheveux lisses, la peau parfaite, le sourire bien en place, qui faisaient la moisson des « bon éléments ». Ils sélectionnaient tous les individus qui se démarquaient de la grisaille ambiante, leur offraient de jolis contrats qui les asservissaient à vie... mais une servitude dorée, avec un bon salaire et la chance de quitter de ce trou à rats. Laissant les autres crever dans leur bain de médiocrité, sans autre perspective que trouver des emplois de chiens dans les mines ou les administrations locales.

Garry n'avait jamais connu que Permafrost et son Centre d'accueil et d'éducation, une appellation pompeuse pour orphelinat pourri destiné aux indésirables dans son style. Ceux qui avaient, quelque part, une famille peu désireuse de prendre en charge le paquet surprise laissé par un membre plus ou moins lointain de la famille, mais qui refusait l'abandon préalable à toute possibilité d'adoption. Oh, il n'avait jamais été maltraité. Il avait toujours mangé à sa faim, il était vêtu, éduqué... Une peu comme s'il avait passé ses quatorze années de vie dans une prison, même s'il n'avait rien fait pour y atterrir.

Et à présent, on lui refusait sa seule et unique chance d'en sortir.

Il faillit manquer le grattement à sa porte. Une seule personne n'employait pas l'avertisseur réglementaire pour solliciter l'entrée. Il se leva pour déverrouiller – a priori, les commandes vocales qu'on trouvait même dans les toilettes des mineurs étaient trop chères pour les enfants des « planètes dépotoirs » - et lança :

« Ça va, Don, tu peux venir... »

Un garçon de son âge, un maigrichon au menton pointu et aux cheveux cendrés, entra furtivement chez son camarade.

« J'ai entendu pour... »

Garry n'était pas particulièrement violent, mais son regard glacé suffit à faire reculer Don. Gêné, il passa une main dans ses cheveux blond foncé, en laissant son expression s'adoucir :

« C'est comme ça, tu n'y peux rien... » fit-il avec un fatalisme qu'il était loin d'éprouver.

Les deux garçons s'assirent sur le lit étroit ; un lourd silence s'installa dans la petite chambre. Enfin, Don secoua la tête, les yeux baissés :

« Eux, ils voulaient te prendre. C'est Glaser qu'a pas voulu... »

Glaser. Le directeur du centre. Il aurait dû s'en douter : ce véreux ne pouvait pas l'encadrer. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas profiter de l'occasion pour se débarrasser de lui, une bonne fois pour toute ? Le haïssait-il à ce point ? Il plissa légèrement les yeux :

« Comment ça, il n'a pas voulu ? »

Sa voix était devenu froide, presque dangereuse.

« Nan, il a dit que ce n’était pas... possible qu'ils ne prennent. Que tu devais rester là. Pour raisons catra... conra... 

- Contractuel, tu veux dire ? »

Don se frotta le nez, gêné :

« Oui, ça... »

Garry demeura muet pendant un long moment, laissant le grésil qui tombait au dehors battre la fenêtre de plystal avec une ferveur toujours renouvelée. Ses tripes se nouaient, quelque part sous ses côtes flottantes ; sa gorge s'était tellement resserrée qu'il était à peine capable de respirer. Pourquoi fallait-il que cela lui arrive, à lui ? Qu'avait-il fait pour mériter d'être ainsi soumis à l'obligation d'être coincé dans cette institution ? Pourquoi une famille qu'il n'avait jamais vue qui s'était débarrassé de lui comme d'un paquet gênant, se donnait-elle le droit de pourrir toute son existence, en lui interdisant toute espèce d'avenir ?

« Ça va, Garry ? » demanda timidement l'autre garçon.

Il releva les yeux vers son camarade, si maigre, si timide, si emprunté. Sans être trop arrogant, Garry avait pleine conscience de ses facultés, de son intelligence, du charme qu'il savait déployer... au moins avait-il eu ne serait-ce qu'un espoir de s'arracher à la planète-dépotoir, avait de le voir annihilé. Don n'avait même pas eu l'ombre de cet espoir. Sa seule capacité réelle était ce don bien utile de traîner dans une pièce sans se faire remarquer, qui lui permettait d’assister à des conversations qu'il n'avait pas été invité à entendre.

« Ça va. Je suis juste fatigué. »

Don hocha la tête :

« J'comprends, Garry... »

Il se leva et s'éloigna en traînant les pieds.

« Don... ! »

Son camarade pivota vers lu avec hésitation. Garry se força à esquisser un vague sourire :

« Merci !

- De rien, Garry. Bonne nuit quand même, hein !

- Bonne nuit..."

Une fois que son ami eut refermé la porte, il retourna s'asseoir devant sa station, le regard dans le vague. Il demeura ainsi de longue heures, sans la moindre notion des heures qui s'égrenaient. La nuit se dissipait déjà dans les premières lueurs d'une aube grisâtre quand il prit sa décision. Il se refusait à accepter le destin qu'on avait choisi pour lui. Il serait son propre maître, envers et contre tout.

« Désolé, Don... » murmura-t-il.

- - -

Quelques heures plus tard, un vaisseau de ravitaillement quittait Permafrost ; à son bord, se trouvait un passager aussi discret qu'imprévu...