Le blog de l'histoire
Je me suis aperçue que dans ma ribambelle de personnages (avec leurs anniversaire fêté toujours honteusement tard), j'avais oublié Becka... Ce qui est honteux, vous en conviendrez ! ^^ J'avais cette idée en tête depuis longtemps, du coup je me suis dit qu'il en fallait très peu pour finaliser. Et donc... voilà.


« Ngû a pika, beaucoup »



Aux confins de l’Intermonde, les planètes sur lesquelles les hommes se sont installés sur la pointe des pieds demeurent régies par la nature : pas de bouclier climatique, pas de déflecteurs météorologiques. Entre les habitations de préfabriqué, que les colons ont commencé à modifier avec les étranges matériaux locaux, la pluie ruisselle le long des allées pavées de matériaux recyclés, quand elles ne sont restées de terre battue. Sur ces mondes, les hommes ont réappris à voir l’eau du ciel comme une alliée, et non comme une gêne. Seuls les mondes où il pleut peuvent adopter l’homme comme un enfant échoué sur leurs rives.

Les quais satellitaires, qui seuls peuvent accueillir les gros porteurs des consortiums, sont rares, voire inexistants, faute de rentabilité. Sur les « astroports » de fortune, qui sont restés dans le même état que dans les premiers mois de leur aménagement, les petits cargos attendent mélancoliquement leur fenêtre de décollage. Quand le climat est tropical, et qu’une chaleur moite imprègne les êtres et les choses, la plupart des travlers se réfugient dans les salles climatisées de leurs vaisseaux et regardent la pluie couler au travers de baies transparentes. Ce sont ceux qui viennent des zones les plus policées du monde, ou des plus artificielles.

Devant le Moonshine Runner, sous un abri démontable, Josse l’extra-terrien, le baroudeur, lampe une bière en songeant à un monde marécageux et à sa végétation insolite, indifférent aux particules d’eau qui poissent ses longs cheveux. Jerem ne comprend pas comment on peut apprécier un climat qui ressemble à celui d’une serre humide – mais après tout, il est lui-même une plante de serre, élevé sous les globes de Mars. Comme Mirella est une fleur poussée sur pavé des dockcities – et elle ne parlera jamais de cet avant, bien avant, dans ce camp désertique où il ne pleuvait que de la poussière.

Ces jours là appartiennent à Becka. La mécanicienne, qui passe habituellement une partie des escales à réviser les machineries du vaisseau - quand elle n’est pas occupée à établir des relations cordiales avec les autochtones dans les bars du coin, subit un mystérieux changement. Elle apparaît en simple tunique colorée et chaussures ouvertes, indifférente à la boue qui se glisse entre ses doigts de pied, à l’eau qui ruisselle sur sa peau et perle dans ses cheveux crépus. Elle part à travers les rues, le regard lointain…

« Ngû a pika », répond-elle quand on l’interroge. Curieusement, c’est Mirella - qui a sans doute vérifier sur le réseau Multidoc, qui est capable de dire que c’est du sango, une langue encore très vaguement parlée en Centrafrique et que cela doit vouloir dire quelque chose comme « la pluie frappe ».

Il n’en faut pas plus aux autres pour réaliser qu’ils ont l’occasion, peut-être, de voir une autre Becka : celle d’avant le Moonshine, avant les Consortium. Elle redevient cette petite fille qui courait à peine vêtue dans les rues de Bossangoa, au long de la rivière Oham. Le passé n’est jamais révolu, chacun en porte un fragment avec lui, un bagage impossible à laisser à la consigne.

Elle rentre de la casse où elle a passé son après midi, farfouillant dans les matériaux dans l’espoir de retrouver quelques éléments qui pourront se négocier à bon prix. Dans sa besace, les pièces de métal s’entrechoquent au rythme de ses pas. Il fait sombre dans la petite maison de préfabriqué ; l’écran fatigué qui clignote par moment lance sa lueur bleuté sur les quelques meubles, le tapis usé et les tentures au mur. Sur un clavier à touche qui n’aurait pas déparé quelques siècles plus tôt, les doigts d’Ata Sara, déformés par l’arthrite, courent maladroitement : un travail de saisie qui nécessite encore une intervention humaine, car un opérateur coûte toujours moins cher que le matériel sophistiqué nécessaire pour mener la tâche à bien. Ata se tourne vers elle, ses yeux noirs doux dans son visage ridé :

« Jonas n’est pas là », dit-elle, comme si son frère aîné avait pu passer inaperçu dans un recoin de la petite habitation.

Elle hausse les épaules : Jonas a abandonné depuis longtemps, il se plonge dans des accès de rébellion sans lendemain. Lentement, sa grand-mère se lève pour lui laisser le terminal où elle pourra suivre ses cours du jour. L'école est loin, de toute façon, et elle n'a pas besoin qu'on lui rabâche deux fois la même chose pour le comprendre : les cours en lignes lui permettent de disposer de deux fois plus de temps pour aider sa famille. Ce qui ne veut pas dire qu'elle délaisse cet apprentissage essentiel : si les gens du consortium descendent un jour jusqu'à Bossangoa, ça pourrait même faire toute la différence.

Une odeur de terre, de pluie, d'épices et d'une myriade d’autre choses plus ou moins identifiables, plus au moins supportables, se glisse dans la petite maison. L'eau tambourine sur le toit, mais il fait chaud et elle oublie que ses habits mouillé lui collent à la peau et que les gouttes glissent encore le long de ses bras et de son dos. Assise dans le vieux canapé, Ata s'est assoupie.

« Ngû a pika. »

«Beaucoup. »

Ce soir, quand le plafond bas du ciel s’assombrira, et que les senteurs montant de la terre se feront plus intenses, que des bruits insolites monteront des murs de végétation encerclant l'aire d'atterrissage, Josse secouera l’eau de ses habits et tordra ses cheveux, puis rentrera finir sa dernière bière à l'abri.

Et plus tard, bien plus tard, quelques empruntes boueuses de pieds nus marqueront les coursives, mais même Jerem ne haussera pas le sourcil, et Miri, pour une fois, commandera au module de nettoyage de faire son œuvre. Car s'ils en parlent à Becka, elle leur répondra simplement :

« Ngû a pika. »
Beatrice Aubeterre   vendredi 15 mars 2013 à 00h2315.03.2013 à 00h23   0
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Si je devais me définir, je dirais que je suis une touche-à-tout qui n'excelle en rien, mais à qui la ténacité tient lieu de talent. Archiviste ascendant geek, je me disperse dans une pléthore d'activités différentes. En plus de l'écriture, je pratique à titre amateur le chant classique, le dessin, l'infographie, la couture, la construction de miniatures et le jeu de rôle - surtout grandeur nature. Fan de SSSF depuis toujours, j'essaye d'écrire ce que je voudrais lire. J'aime les gentlemen en redingotes, les équipages soudés, les méchas et les choses qui volent (bateaux, villes, anges...) J'adore les univers détaillés, les sagas épiques mais qui laissent aussi la place à la petite histoire !
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Beatrice Aubeterre, 17.09.2019 à 11h37
J'ai enfin épuisé tous les chapitres écrits aux "origines", me voici arrivée sur des passages rédigés plus récemment. Je prends un grand plaisir à corriger ce nouveau chapitre qui met en vedette notre chère Berry, technicienne informatiq...
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