Lecture d'un chapitre
1 « Première partie »
1 « Eclipse »
Publié par Beatrice Aubeterre, le dimanche 11 septembre 2011

Wellington, Terre, mercredi 16 mai 2356

Un espace flottant au milieu d'un océan d'étoiles, de galaxies et de nébuleuses... L'illusion projetée par les écrans recouvrant les quatre murs de la salle troublait les perceptions, effaçant tout repère concret dans la douce semi-pénombre des lumières tamisées.

« Ce que vous essayez de me dire, prononça soigneusement la femme d'une voix tranchante, c'est que vous n'avez toujours pas d'informations sur la situation ? »

Elle se pencha en avant, les mains à plat sur la surface glacée de la table de verre. Ses yeux noirs et élégamment fendus d'Orientale brillaient comme deux pierres froides dans son visage lisse et sans âge, sous le casque luisant de courts cheveux sombres. Son interlocuteur, grand et grisonnant, tourna à contrecœur vers elle le tranchant de son visage étroit :

« Notre agent devrait bientôt nous contacter, Madame. »

Le troisième occupant de la pièce s'agita nerveusement sur sa chaise profilée. Plus révélateurs que l'uniforme banalisé, son cheveu ras, ses épaules carrées et ses traits rudes et déterminés trahissaient le militaire de carrière :

« Que peut faire un seul individu contre une vingtaine d'hommes d'équipage ? Nous aurions dû prévoir une embuscade, directement à la sortie de la phase... »

La mince silhouette en combi-tailleur se redressa comme une vipère insultée et le coupa d'un ton sec :

« Et attirer l'attention de la moitié de l'Intermonde ? »

Sa main fine esquissa un geste d'agacement :

« Réfléchissez, Colonel. L'écho énergétique d'un combat serait perçu dans le secteur, même par des vaisseaux en phase supraluminique. »

Un sourire étira ses lèvres, sans s'étendre à son regard :

« Nos amis ont commis l'erreur de rassembler un équipage presque uniquement constitué de Spartans d'un même naissain. Leur signature génétique commune permettra à la toxine d'entraîner une apoptose foudroyante. Autrement dit, la destruction de leur ADN.

— Et elle n'affectera pas notre homme ? demanda le militaire en haussant un sourcil sceptique. Vous avez modifié son génome ? »

En dépit de sa tension apparente, l'homme aux cheveux gris ne put réprimer une moue de satisfaction :

« C'est inutile. Il est immunisé par des bio-défenses nanotechnolo-giques. Une fois la toxine libérée, le reste sera un jeu d'enfant. Il n'aura plus qu'à activer la fréquence protégée.

— Nous nous contenterons alors de cueillir le vaisseau... », ajouta la femme en souriant.

Son visage reprit sa sévérité :

« ... et de nous assurer que le Projet A2-12335 ne nous échappe plus. »

* * *

Dans l'Interspace, mercredi 16 mai 2356

Le Spartan assis dans le poste de pilotage rentrait la programmation du prochain saut quand une fine brume jaunâtre s'échappa des conduits d'aération, vite dispersée dans l'espace confiné. Dans la minute, ses mains hésitèrent sur les touches de l'ordinateur de vol. Il secoua la tête, comme pour dissiper une légère somnolence, puis reprit sa tâche, plus laborieusement cette fois.

Dans l'une des coursives, deux militaires au visage presque identique ralentirent légèrement leur allure avant de tituber. L'un d'eux prit appui sur la paroi et se tourna vers son compagnon qui venait de tomber à genoux sur le sol métallique.

Dans la salle des transmissions, l'officier se frotta les yeux. Quand il tenta, péniblement, de quitter son fauteuil, ses jambes se dérobèrent sous lui.

Devant le module d'hibernation, le scientifique leva le regard du panel de contrôle en entendant des pas se rapprocher. Le Spartan se plaça juste derrière lui, comme fasciné par les lumières qui pulsaient doucement dans la semi-pénombre. Le civil se détendit : comme la plupart des O'n'S, il ressentait un certain malaise en présence des soldats genhum, qu'il était incapable de discerner les uns des autres, mais il n'avait aucune raison de penser que sa vie pouvait être en danger. Il se replongea dans ses vérifications et n'eut pas le temps d'éprouver la moindre surprise quand les mains puissantes du Spartan survivant se refermèrent sur son cou et le brisèrent avec une efficacité toute professionnelle.

Sa tâche achevée, le genhum retourna à la salle des transmissions, enjambant à l'occasion les cadavres de ses frères, sans émotion apparente. Après avoir dégagé le corps de l'officier, il s'installa devant la console ; il sortit d'un étui à sa ceinture le petit module qui contenait le code du canal d'émission protégé et il l’inséra dans la prise d'interface.

Soudain, une alarme retentit sur sa gauche. Tournant son regard vers l'écran de contrôle, il fronça les sourcils et secoua doucement la tête :

« Qu'est-ce que c'est que cette... chose ? »

Il s'efforçait de régler la réception quand un arc électrique surgit de la console ; avec un hurlement d'agonie, il fut brutalement projeté en arrière. Tandis qu'il s'abattait aux côtés de son « frère », les lumières de la salle de transmission palpitèrent et moururent, la plongeant dans un noir absolu.

* * *

Siège de l'Interworld Security Office ; Vancouver, Terre, vendredi 18 mai 2356

Comme à chacune de ses visites, le capitaine Philip Gibson Lockhart leva brièvement les yeux sur l'immeuble vénérable qui abritait le siège de l'ISO. Il se demanda, une fois de plus, si c'était un souci de discrétion, le sens de la tradition ou un budget un peu trop tendu qui avait justifié le choix de ce bâtiment.

Certes, il possédait une certaine allure typique du XXe siècle, avec son parement de pierre beige et le pyramidion à son sommet, mais Lockhart était un agent des forces spéciales, pas un historien de l'architecture. Il jugeait injuste le fait que l'ISO soit relégué dans des locaux vieillissants et mal adaptés, quand n'importe quelle commission politique bidon bénéficiait du luxe de bureaux flambant neufs. Dans ces conditions, forcer un officier de terrain à s'y rendre en grande tenue relevait de l’hypocrisie la plus totale.

Le hall d'entrée reflétait son époque : faux marbre poli, murs d'une étrange teinte saumon, parsemés de toiles représentant des vues stylisées de la rade, poste d'ascenseur en acier brossé... Il haussa les épaules avec fatalisme. Après tout, il ne vivait pas au siège de l'ISO. L'officier de sécurité Kara Rajvi, petite femme grisonnante à la peau couleur caramel, ne put réprimer un sourire ironique :

« Tu es superbe, Lock ! J'espère que tu as pris tes vitamines... Le colonel est en grande forme aujourd'hui. »

Les sourcils sombres, légèrement arqués de Lockhart se rapprochèrent, obscurcissant son regard d'un gris transparent. Son visage aux traits puissants et carrés, légèrement adoucis par des lèvres bien dessinées, n’exprimait aucun amusement ; Rajvi comprit aussitôt que sa tentative d'humour tombait à plat et évita de poursuivre dans cette direction :

« Eh bien... Bonne visite, Lock. »

L'expression du capitaine perdit un peu de sa dureté :

« Merci, Kara », répondit-il en adressant à l'officier de sécurité un sourire forcé.

En se dirigeant vers l'ascenseur, Lock songea que le colonel avait intérêt à avoir une bonne raison de le convoquer, habillé en pingouin, à un rendez-vous formel. Malgré sa contrariété, il ne pouvait s'empêcher de ressentir une certaine curiosité. Si Alvarez souhaitait donner à cette réunion un tour aussi officiel, cela sous-entendait la présence d'un représentant d'une autre agence ou d'une structure militaire. Et, en perspective, une mission plus motivante que les inspections de routine auxquelles son équipe et lui-même avaient été cantonnés ces deux derniers mois.

L'ISO bénéficiait d'un statut particulier au sein de l'Intermonde. Cette agence paramilitaire virtuellement indépendante était censée préserver l'intégrité du gouvernement, en intervenant au moindre soupçon d'agissements illégaux au cœur des rouages de l'ICG – y compris les différentes agences, l'armée et les consortiums avec lesquels l'administration travaillait étroitement.

Dans les faits, la tâche était bien trop vaste pour les quelques cent mille hommes de terrain, agents de renseignements, techniciens et administratifs disséminés à travers l'Intermonde. Le personnel de l'ISO était considérés avec autant de respect que d'ironie : à mi-chemin entre Don Quichotte, en lutte contre des moulins à vent, et des chevaliers de la Table Ronde qui auraient troqué leur armure contre un uniforme noir, ils constituaient le dernier rempart contre une corruption rampante. Mais personne, Lock y compris, n'était réellement dupe : si les têtes pensantes de l'ICG laissaient l'ISO remporter quelques victoires, c’était surtout pour préserver leur crédibilité auprès de l'électorat.

Les parois de l’ascenseur n'étaient pas saumon, mais vert-jaune. Fort heureusement, personne n’avait tenté d’en parfaire le décor. Lock posa la main sur le capteur du module de reconnaissance ADN qui débita d'une morne voix synthétique :

« Capitaine Philip G. Lockhart, forces spéciales. Accréditation pour les niveaux 6, 12 et 14.

— Niveau 14, répondit Lock.

— Niveau 14 – enregistré. »

Silencieusement, la cabine s'éleva pour atteindre en quelques secondes le niveau annoncé. La porte s'ouvrit sur une vaste salle éclairée de baies vitrées ; une vingtaine de modules de connexion meublaient l'espace, chacun occupé par un comptech confortablement installé dans son siège de maintien corporel. Les yeux fixés sur leurs écrans holographiques, les techniciens traitaient les données avec des gants de manipulation virtuelle ou directement par la pensée, grâce à la prise branchée sur leur implant cybernétique humain-machine.

L'assistante du colonel, une jeune femme blonde en combi-tailleur noir à parements violets s'avança vers lui :

« Capitaine Lockhart ! Le colonel vous attend.

- Merci, Kallista... »

Elle se tourna vers une épaisse porte blindée et capitonnée :

« Ouverture pour le capitaine Lockhart ! »

Lock comprit que ce n'était pas le moment de traîner. La porte pivota silencieusement pour admettre l'officier ; il s'engouffra aussitôt dans le bureau du chef de l'ISO et se figea, dans une pause militaire parfaite, sous les yeux d'Alvarez.

***

Siège de l'Interworld Security Office – bureau du colonel Alvarez, Vancouver, Terre, vendredi 18 mai 2356

Le colonel Josef Alvarez n'accorda qu'un bref regard à son officier et répondit machinalement :

« Repos, capitaine ! Asseyez-vous... »

Il s'agissait plus d'un ordre que d'une suggestion et Lock obéit, en profitant pour jeter un coup d'œil autour de lui. Les écrans couvrant le mur de droite étaient éteints ; les baies vitrées, qui offraient habituellement à la vue les eaux turquoise de la rade, avaient été opacifiées et affichaient le logo de l'ISO sur un fond azur. Un inconnu était déjà assis devant le bureau d'Alvarez, fixant Lock d'un regard intense.

Un militaire ; carré, trapu, les cheveux coupés à ras - plus courts encore que ceux de Lock -, des traits rudes à l'expression déterminée. Il portait l'uniforme bleu nuit de la Marine spatiale et ses insignes indiquaient le rang de colonel. Alvarez s'éclaircit la voix, attirant sur lui l'attention de son capitaine :

« Le colonel Shelby a jugé bon d'attirer notre attention sur une affaire qui lui semblait sensible. J'ai immédiatement songé à votre équipe, mais avant toute chose, je souhaiterais que le colonel vous en parle de vive voix. »

Tout en écoutant son supérieur, Lock l'observa attentivement : Alvarez était un homme courtaud et large de poitrine, les traits lourds et le cheveu rare. Il était facile de le sous-estimer, tant que l'on n'avait pas saisi le regard vif de ses yeux d'un brun lipide, toujours en mouvement. Aujourd'hui, ce regard semblait lancer un message muet à Lock : « Écoutez-le, mais restez sur vos gardes ». « N'est-ce pas ce que je fais toujours ? », lui fit comprendre le capitaine sur le même mode.

Shelby se tourna vers Lock, l'examinant en silence avant de commencer :

« Il s'agit initialement d'une affaire assez banale. Nous avons remarqué une recrudescence de demandes de congés pour une période de quinze jours, censés tous démarrer le 13 mai. Elles émanaient d'hommes de troupe et de sous-officiers disséminés à travers tout l'Intermonde : Terre, Azur, Lumen, Archipel... »

Il esquissa un geste vague de la main pour indiquer que cette énumération n’était pas exhaustive.

« Une vingtaine en tout. Quand l’un de nos administratifs nous a signalé ce détail sur le tard, nous avons supposé que ces hommes devaient se retrouver pour fêter une occasion spéciale. Nous avons cependant préféré vérifier quelle était leur connexion… »

Lock s’obligea à conserver une expression neutre : on pouvait compter sur la Marine spatiale pour manifester de temps à autre une crise de paranoïa aiguë. À sa décharge, la tentative de coup d'État de 2321 et la menace de sécession de Lumen avaient entraîné de terribles conséquences ; ses cadres considéraient que le gouvernement ne pourrait lui faire à nouveau confiance qu'au prix de soupçons permanents visant ses propres membres. C'était l'une des raisons qui avaient poussé Lock à quitter si rapidement l'ISM pour l'ISO.

« Nous avons découvert que tous ces hommes étaient des Spartans… Issus d’un seul et même naissain. »

Un lourd silence s'ensuivit : Shelby lança un coup d'œil rapide en direction, successivement, de ses deux interlocuteurs – autant, semblait-il, pour juger de leurs réactions que pour les défier. À plusieurs reprises, l'ISO s'était élevé contre le harcèlement ou la discrimination qui touchaient les genhum intégrés au personnel gouvernemental après leur émancipation. Qu'un officier supérieur manifeste ce style de sentiment deux jours après le vingtième anniversaire de la libération des genhum était plutôt mal venu.

En dépit de son attitude délibérément rugueuse, Lock savait tenir sa langue quand il l'estimait nécessaire. Haussant un sourcil, il demanda d'un ton conciliant :

« Voyez-vous une raison pour laquelle ils se seraient rassemblés... ? Peut-être que leur déconditionnement n'a pas été assez efficace ? Que le fait de vivre côte à côte leur manquait ? »

Sous le regard incisif de Shelby, Lock se demanda si le colonel de l'ISM avait été informé que son équipe comprenait un genhum et que ce seul fait lui valait la réputation d'être un défenseur enragé des humains modifiés. Le capitaine réprima une grimace de dérision : il se contentait de voir des individus là ou d'autres voyaient des outils, de phénomènes de foire ou des expériences plus ou moins réussies. Si cela devait faire de lui un extrémiste...

Mais contre toute attente, l'expression de Shelby semblait surtout déconcertée :

« Bien sûr, c'est ce que nous avons pensé. Même si les Spartans sont peu enclins à ce style d'initiative ! Mais il faut voir que ce sont à présent des soldats réguliers de l'ISM. Ils doivent pouvoir être contactés en toute circonstance. Et cette fois, ils se sont littéralement... volatilisés. »

INDEX

Comptech :

(familier) technicien de haut niveau, essentiellement dans le domaine informatique, souvent équipé d'une interface cybernétique humain/ machine (ICHM).

Intermonde :

ensemble des mondes contrôlés par le Gouvernement central de l'Intermonde (Interworld Central Government ou ICG).

ICG :

Gouvernement Central de l'Intermonde (Interworld Central Government).

ISM :

pour Interworld Space Marine : Marine Spatiale de l'Intermonde.

ISO :

Bureau de la Sécurité de l'Intermonde, pour Interworld Security Office. Agence gouvernementale indépendante, de structure paramilitaire, chargée de lutter contre la corruption au sein de l'ICG et des consortiums associées à des projets gouvernementaux.

Naissain :

voir Spartan.

O'n'S :

(familier) pour « ovule et spermatozoïde » ; désigne les humains nés dans des conditions naturelles.

Spartan :

type de soldats clonés, adaptés aux actions de commando. Les Spartans étaient produits par naissains, un ensemble d'individus issus d'un « modèle » de base.

  
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