Le blog de l'histoire
Pour le blog créatif, je me suis posé bien des questions sur les coutumes d’ « ailleurs » qui pouvaient exister à Tramonde. Et puis je me suis dit que le véritable « ailleurs » de Tramonde, c’était surtout les Pôles. ^^

D’où cette petite nouvelle qui se situe deux ans avant l’action du Premier Cercle. Haudran a 18 ans et vient de recevoir son commandement. Ce qui explique ses états d’âme – je pense que par la suite, il en a quand même un peu moins ! :)

* * *



L’océan s’étendait, miroir de métal plombé sous un ciel incandescent. Les nuées qui auraient pu adoucir la lumière cruelle s’étaient toutes dissipées dans l’air brûlant. Emprisonnée dans cette touffeur contenue entre ciel et mer, une nef solitaire progressait péniblement à la seule maigre propulsion de son cœur cristallin, ses voiles pendant mollement comme les membranes d’un dragon mort.

La plupart des hommes avaient trouvé refuge dans l’entrepont ; la chaleur n’y était pas moins lourde, mais la clarté brûlante ne pouvait les y atteindre. Seules deux silhouettes se dressaient sur le pont supérieur, bravant ces conditions inhumaines. Le plus grand des deux hommes, sombre de peau comme l’étaient les habitants des Pôles, avait retroussé au-dessus du coude les manches de sa chemise blanche. Il fixait de son regard bleu pâle son compagnon, qui avait stoïquement conservé l’uniforme bleu mer chamarré d’or qui trahissait son rang.

Les mains pâles de l’officier se crispaient sur la rambarde. Son regard disparaissait sous l’ombre de son bicorne et ses longues boucles noires, alourdies par la chaleur, achevait de brouiller son expression. Le Pôlien ne pouvait que deviner ce qui le tracassait : la nef avait reçu l’ordre de rejoindre au plus vite le fort de Bindlam, à deux jours de vol dans des conditions normales. Mais l’absence de vent avait multiplié cette durée par trois, la chaleur éreintait les hommes et les réserves d’eau diminuaient de façon inquiétante.

Le pur bon sens avait dicté au jeune mondrad d’effectuer un détour par l’île de Tamarin, pour ravitailler les citernes de la nef et offrir aux hommes un repos bienvenu. Mais ce choix impliquait de contrevenir aux ordres stricts de l’Etat-Major colonial ; ce détail ne pouvait que tourmenter le jeune officier, qui avait reçu son commandement seulement deux mois plus tôt. Pour le maître d’équipage pôlien, en privilégiant le bien être des hommes, le mondrad avait pris la bonne décision, mais il n’appartenait pas à l’un de ses sous-officiers de le lui affirmer, surtout si son avis n’avait pas été sollicité.

Au bout d'un moment, le mondrad aur'Commara réalisa la présence de son maître d’équipage et tourna vers lui un regard soucieux :

« Si seulement il existait un moyen de prévenir l'État-Major de notre retard et d’en justifier les raisons... murmura-t-il.

- Ce serait bien utile, mais nous n’avons encore rien de la sorte, Mondrad....

- Je ne le sais hélas que trop bien, sar’n Manama... »

Le jeune homme fronça les sourcils ; il se pencha légèrement, accoudé à la rambarde, et poursuivit d’une voix lasse :

« Si cette décision n'avait impliqué que moi même, elle aurait été bien plus simple à prendre. Je dois non seulement m’efforcer de remplir loyalement la mission que m’a confiée par l'Etat Major, mais je porte aussi la responsabilité de cette nef et il me faut veiller sur le bâtiment et son équipage. Je ne pensais pas que prendre en compte ces deux aspects pouvait se révéler si complexe... »

- Nous avons un moyen sur les Pôles de faire face à ce genre de décision compliquée, intervint Manama d’un ton dégagé. Vous avez sans doute déjà entendu parler de ce peuple disparu qui vivait jadis sur les Pôles ? »

Il pivota vers le mondrad et constata à ses yeux soudain plus brillants que ce sujet avait su éveiller son intérêt, comme tout ce qui touchait à l’histoire et aux légendes en général :

« Bien entendu! On dit que ces gens possédaient d’immenses connaissances et qu’ils ont fait des Pôles les petits paradis qu’ils sont aujourd’hui… »

Manama sourit intérieurement en voyant l’expression de curiosité presque enfantine qui animait à présent les traits pâles du jeune homme.

« Les gens de ce peuple, nos maîtres, vivaient sur le plus grand des Pôles et ils avaient confié tous les autres aux bons soins de leurs intendants… mon propre peuple. Au fil des années, nos maîtres se sont déplacés de moins en moins souvent pour vérifier notre travail et ils nous ont laissé la maitrise complète de nos Pôles. Lorsque nous devions leur faire part d’un problème ou leur annoncer une nouvelle importante, nous utilisions les Parloir qui existent sur chaque Pôle : des bâtisses entièrement construites dans différents types de cristaux avec une structure compliquée, surmontées d’une tourelle… Il nous suffisait autrefois d’y entrer, de parler, et l’un de nos maîtres nous répondait… »

La mondrad écarquilla légèrement les yeux :

« Cela signifiait que eux possédaient un moyen de communiquer à distance ?

- Peut-être… Mais plus personne ne sais comment cela fonctionne réellement… Au fil des siècles, les Maîtres nous répondaient de moins en moins souvent… Et un jour, ils ont totalement cessé de se manifester…

- Connaît-on la raison de ce silence soudain ? »

Manama haussa ses larges épaules :

« Non. Personne ne savait réellement ou se trouvait le grand Pôle et il faut avouer que mon peuple avait pris l’habitude de cette indépendance. Nous avons continué à gérer au mieux les Pôles qui nous ont été confiés, tout en restant conscients du fait qu’ils ne nous appartenaient pas… »

Haudran aur’Commara hocha la tête avec appréciation : l’idée d’un devoir soigneusement accompli ne pouvait que rencontrer son approbation.

« Cependant, poursuivit le maître d’équipage, quand ils doivent prendre une décision, nos chefs continuent à se rendre aux Parloirs pour solliciter l’avis de nos Maîtres. »

Le mondrad haussa ses fins sourcils noirs :

« Ne m’avez-vous pas dit qu’ils ne répondaient plus ? »

Manama sourit largement :

« Ils ne répondent plus… Mais si par hasard l’un d’entre eux est encore à l’écoute, nos chefs auront fait le nécessaire. Nous savons qu’il y a peu de chance d’avoir un retour, mais cette coutume est d’un grand secours pour les miens quand ils doivent prendre des décisions difficiles… »

Avec la gravité excessive qui le caractérisait, le jeune homme considéra ce que son maître d’équipage venait de lui raconter.

« Nous n’avons pas de Parloir sur le Ferragon, fit-il avec un mince sourire. Et l’État-Major existe encore… »

… A moins d’un terrible désastre, mais aucun des deux hommes n’aborda cette possibilité.

« Je suppose que c'est le fait de consulter l’autorité qui compte... plus que d'obtenir une réponse. Je veux bien faire mon possible pour considérer que je l'ai fait, mais comment procéder ? Attraper une mouette et d’attacher un rapport à sa patte… ? »

L’image semblait si improbable que les deux hommes éclatèrent de rire.

« Vous trouverez sans doute un meilleur moyen », rétorqua Manama, soulagé de voir que le jeune officier avait retrouvé une partie de son assurance.


* * *


Quelques heures plus tard, un objet tomba dans la mer, brisant dans sa chute la surface miroitante. Quand il refit surface au milieu des remous cristallins, étincelant sous la lumière, on put voir qu’il s’agissait d’une bouteille de verre, bouchée à la cire, qui contenait une mince feuille de parchemin finement roulée.
Beatrice Aubeterre   mardi 27 mars 2012 à 16h1727.03.2012 à 16h17   0
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Si je devais me définir, je dirais que je suis une touche-à-tout qui n'excelle en rien, mais à qui la ténacité tient lieu de talent. Archiviste ascendant geek, je me disperse dans une pléthore d'activités différentes. En plus de l'écriture, je pratique à titre amateur le chant classique, le dessin, l'infographie, la couture, la construction de miniatures et le jeu de rôle - surtout grandeur nature. Fan de SSSF depuis toujours, j'essaye d'écrire ce que je voudrais lire. J'aime les gentlemen en redingotes, les équipages soudés, les méchas et les choses qui volent (bateaux, villes, anges...) J'adore les univers détaillés, les sagas épiques mais qui laissent aussi la place à la petite histoire !
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