Le blog de l'histoire
Les nuits de tempêtes, c'est parfait pour y mettre des bateaux volants en perdition... Cette histoire fait partie du "canon" depuis fort longtemps, elle restiat juste à être racontée. Par Dunrhan, sous-officier de la nef-école où les futurs officiers sont formés. Un personnage que nous devrions revoir au début de chapitre 7.


C'était par une nuit sombre et orageuse...

Le navire école s'était laissé piéger par la tempête et tanguait dangereusement, quelques centaines de pieds au-dessus d'un sol impossible à distinguer dans l'obscurité et les rafales de pluie. Quand le mauvais temps s'était levé, la plupart des cadets avaient perdu leurs moyens et s'étaient réfugiés dans le pont inférieur ; certains d'entre eux étaient tétanisés par la peur et s'étaient recroquevillés dans un coin, accrochés comme des arapèdes à tout ce qu'ils pouvaient trouver ; d’autres gardaient le nez plongé dans un seau ou à baquet, à rendre le contenu de leur estomac perturbé par les mouvements difficilement contrôlables de la nef. Le vaisseau volant craquait et gémissait de toutes parts comme un être vivant torturé, son coeur cristallin parcouru de vibrations déchirantes.

Les gabiers n'avaient pas eu le temps de prendre la relève des élèves officiers et une partie des voilures n'avaient pu être ramenées comme l'exigeait la procédure, donnant prise au vent qui s'acharnait sur la nef comme si elle n'avait été qu'une coquille de noix.

Jarry Dunrhan jura en sourdine : les circonstances étaient certes extrêmes, mais le mondrad aurait dû les prévoir, à défaut de les prévenir. A présent, ils auraient de la chance s'ils parvenaient à atterrir sans dommage. Il faisait un temps trop exécrable pour carguer les voiles : aucun des gabiers ne s'y risquerait, et il était hors de question de mettre en danger un seul des adolescents.

Le maître d'équipage poussa un soupir : il aurait dû être plus avisé, et prendre les décisions qui s'imposaient sans attendre que le mondrad le fasse... Il songea non sans une certaine ironie que ce n'était pas plus mal que Julian Fennin commande une nef école, et non un vaisseau de guerre.

Alors qu'il se trouvait au pied de l’escalier qui montait au pont supérieur, il se sentit observé : en se retournant, il aperçut l'un des cadets, un garçon dans sa treizième année à peine, qui l'observait pensivement de ses grand yeux gris. Il se demanda s'il était effrayé ; il semblait incroyablement rationnel, bien plus que beaucoup de ses camarades plus âgés.

« Qu'est-ce que vous faites là, Cadet ? l'admonesta-t-il d'un ton bourru. Allez rejoindre les autres !

— Est-ce que je ne pourrais pas plutôt... rester ici ? »

Il soupira intérieurement : le pauvre gamin avait le tort d'être tout à la fois trop jeune et trop brillant, et certains de ses camarades le lui faisaient régulièrement payer. Ils ne lui pardonneraient pas son sang froid quand eux-mêmes se trouvaient trop malades ou terrifiés pour être pleinement fonctionnels. Après tout, il ne gênerait personne ici.

« C’est d’accord, Cadet, fit-il avec un sourire. Mais tâchez de ne pas être dans nos jambes.

— Je ne le serai pas », répondit le garçon.

Le ton était peut-être un peu trop solennel. Dunrhan lui lança un regard soupçonneux, mais l'enfant s'était juste assis au bas des marches, enveloppé dans son manteau, avec une expression stoïque inhabituelle sur le visage d'un garçon de douze ans.

Il se détourna, décidé à aller voir le second : il n'avait pas grand espoir de recueillir plus d'instructions de la part du mondrad. En s'accrochant partout où il le pouvait pour éviter de se faire projeter au sol par les mouvements brusques de la nef, il commença à avancer vers la salle de commandement.

* * *


Le lieutenant Vikley était un homme blasé, à la physionomie mélancolique, mais son bon sens et son intuition rachetaient le plus souvent son manque de réactivité.
« Je suis exactement dans le même dilemme que vous, déclara le grand homme flegmatique qui s'efforçait de garder sa prise sur la rambarde de la plate-forme. Le mondrad est dans la salle des cartes en train de regarder avec le navigateur s'il trouve un endroit abrité de la tempête... Je vous avoue que j'espère qu'une solution sera trouvée. Le cœur risque de se désaccorder et le bois craque dangereusement. Cette nef se fait vieille Bientôt, elle sera trop endommagée pour tenir l'air... »

Dunrhan hocha la tête avec préoccupation. Le temps passait, et les éléments se déchaînaient toujours avec la même violence.

Soudain, il eut l'impression quelque chose avait changé... Comme si la prise au vent n'était plus aussi importante. Il ne put s'empêcher d'être pris d'une vague appréhension : la seule explication qui s'imposait à lui était que les gabiers étaient enfin sortis pour carguer les voiles. Le mondrad avait-il donné l'ordre, après tout ? Ou quelques hommes avaient-ils décidé de prendre ce risque ? Ils étaient expérimentés, assez du moins pour ne pas songer à risquer leur vie dans l'enfer extérieur où l'air se mêlait à l'eau dans un ciel devenu fou.

Non... tous les hommes ne l'étaient pas...

Il poussa un juron et se dirigea vers l'entrepont où se trouvaient les cadets : ils étaient vingt à bord, en théorie : il commencerait par compter les têtes.

Ou peut-être n'en aurait-il même pas besoin.

Il bifurqua vers l'endroit où il avait laissé le garçon ; comme il s'y attendait, l'enfant ne s'y trouvait plus. Jurant en sourdine, il arracha la lanterne à cristaux qui pendait à une patère à côté de la porte, prit une longue inspiration et gravit les marches raides.

Les éléments le giflèrent avec tant de violence qu'il en fut presque assommé ; le vent lui hurlait aux oreilles avec une constance déchirante. Son épaisse vareuse bleue gansée de jaune ne suffisait pas à le protéger du froid humide et cinglant. Il était quasi impossible de voir quoi que ce soit dans cet enfer hurlant.

« Cadet ? »

Le vent arracha ses paroles à ses lèvres et en dispersa impitoyablement les lambeaux. Il abrita ses yeux de la main, cherchant du regard la petite forme : dans les violents clair-obscurs de l'orage, les mats et les vergues semblaient multipliés à l'infini, changées en véritable forêt. Le bois gémissait, les cordages vibraient, les voiles encore pleines claquaient furieusement... La faible lueur de sa lanterne à cristaux n'était pas suffisante pour qu'il puisse repérer quelque chose d'aussi frêle qu'un enfant de douze ans.

Il focalisa son attention sur le mât antérieur, cherchant au niveau de chaque phare les signes d'une activité ; enfin, un éclair particulièrement violent tira de l'ombre la mince silhouette en uniforme noir, cramponnée désespérément à la vergue centrale; il poussa une demi-douzaine de jurons avant d'attacher la lanterne à sa ceinture et de se précipiter vers les haubans.

Le vent s'acharnait à le décrocher ; il avait la sensation d'être une araignée au bout de son fil par jour de grand vent. Ses doigts s'engourdissaient, ses muscles le brûlaient... A la faible lueur de sa lampe, il voyait le cadet s’échiner à replier les voiles, avec ses maigres forces... Et si une part de lui-même était furieuse de cette imprudente, l'autre part s'extasiait de son courage et de sa résolution.

« Cadet ! »

Encore quelques efforts, et Dunrhan se haussa enfin au niveau du garçon. Il vit qu'il s'était assuré avec une corde autour de sa taille. Ses cheveux noirs mi-longs fouettaient son visage, sa veste était saturée d'eau. Ses mains pâles s'activaient encore sur les voilures... Sans attendre, Janry l’attrapa par la taille dans une prise puissante :

« Coupez cette corde immédiatement, Cadet ! »

— Je n'ai pas fini, maître d'équipage ! protesta-t-il de sa voix fluette, un peu rauque.

— Peu importe. Obéissez tout de suite ! Voulez-vous avoir deux morts à votre actif, et pas seulement la vôtre ? »

Les doigts engourdis, le garçon eut quelques difficultés à saisir le petit couteau qui pendait dans un étui à sa ceinture et à couper le cordage. Le maître d'équipage le sentait trembler d’épuisement et de peur rétrospective.

« Venez maintenant, nous allons tâcher de descendre ensemble... »

Il lâcha le garçon mais resta derrière lui, lui faisant un rempart de son corps tandis qu’ils descendaient péniblement des haubans. Enfin, après une éternité de chaos, ils mirent le pied sur le pont supérieur et se dirigèrent en s'arc-boutant contre le vent vers la trappe qui menait à l'intérieur de la nef. Dunrhan tremblait autant de colère que d’épuisement, mais le sermon attendrait : tout d’abord, il était nécessaire pour tous les deux de se sécher et de se réchauffer.

* * *


Enveloppé dans une couverture, une tasse fumante entre les mains, le garçon n'en menait pas large. Il était resté silencieux jusqu'à présent ; les seuls bruits dans la cambuse étaient celui de la tempête qui commençait à se calmer au dehors, des craquements de la nef et les grommellement du coq.

Le moment fatidique se rapprochait... Le cadet gardait le nez baissé vers sa tasse, sans oser prononcer une seule parole. La confusion rosissait ses joues pâles. La colère de Dunrhan était pour l'essentiel retombée : il savait que l'enfant n'avait pas pensé à mal... Il n'avait pas mesuré les conséquences possibles de son acte.
« Est-ce que vous allez m'emmener devant le mondrad ? demanda le jeune garçon d'une voix hésitante.

— Je pense être tout à fait qualifié pour traiter votre cas », répondit-il promptement.

Les épaules du garçon s’affaissèrent. Il s'en voulait un peu, mais il savait qu'il fallait que la leçon porte … si possible tout le reste de sa vie.

« Cadet, commença-t-il, je sais que vous avez pensé agir conformément à votre devoir. Cependant, vous n'avez aucune idée de ce qu'est justement votre devoir, et vous avez bien failli y manquer grandement... »

Les yeux gris s'élargirent, tandis que le visage aux traits encore délicats pâlissait un peu plus.

« Mais... comment ? »

Dunrahn se retint de sourire : les choses ne seraient pas bien difficile à faire comprendre.

« Quel est votre devoir en tant qu'officier, cadet ? »

L'enfant déglutit péniblement :

« De... de servir au mieux le royaume de Tramonde, à travers mes propres actes et ceux des hommes que j’encadrerai ; d'être responsable d'eux comme de moi-même...

- Tout à fait, cadet. Maintenant, dites moi en quoi vos actes allaient à l'encontre de tout ce qu'on vous a appris ? »

Il réfléchit un instant, avant de répondre enfin :

« Eh bien... Je... J'ai agi de mon propre chef, sans en référer à personne.

- En effet. Quoi d’autre ? »

Après un nouveau temps de silence, le garçon ajouta :

« Je... je vous ai forcé à prendre des risques en venant me secourir... 

— Exactement. S'il m'était arrivé quoi que ce soit dehors, vous en auriez été tenu pour responsable...

— Veu... Veuillez accepter toutes mes excuses, maître d'équipage Dunrhan... ainsi que... mes remerciements... »

La voix du garçon était devenue quasi inaudible, mais les excuses et les remerciements étaient sincères. Avec un autre cadet, plus arrogant, plus assuré, les choses auraient été difficiles. Mais lui avait juste besoin d'être poussé dans la bonne direction.

« Je les accepte de bon cœur, cadet, répondit Dunhran d'un ton bourru, à la condition que désormais, vous réfléchissiez un peu plus avant de prendre ce genre de décision...

— Je vous le promets...

— Nous n'en avons pas fini. »

Cette fois, c'était de l'étonnement pur qui habitait le regard limpide :

« A qui avez-vous causé le plus de tort au final ? »

Les fins sourcils noirs se froncèrent, tandis que l'enfant réfléchissait intensément... mais la réponse s'imposa assez vite à lui :

« A... moi même ? 

— Exactement, cadet. Je connais l'histoire de votre famille... Et les circonstances dans lesquelles votre père... »

Il ne termina pas la phrase : elle était assez évocatrice pour que l'enfant comprenne à quoi elle faisait référence, même s'il ignorait tous les détails de l'affaire, et c'était une bonne chose. Être le fils d'un héros qui s'était sacrifié pour le royaume était une chose ; mais être le fils d'un fou qui avait pris une décision suicidaire qui avait entraîné trop de morts et de blessés dans son sillage était une tout autre affaire. Dunrhan espérait que le fils se révélerait d'une autre trempe que le père, et il ferait tout pour le superbe potentiel qu'il entrevoyait puisse se réaliser.

« D'ici quelques années, cadet, vous aurez la charge d'un équipage... que ce soit en tant que lieutenant, que second... ou même que mondrad. En tant que tel, vous serez le seul à pouvoir prendre certaines décisions... Si vous sacrifiez trop vite votre sécurité, voire votre vie... Vous ne serez pas à même d'assurer cette responsabilité qui sera la vôtre, au détriment de vos hommes. »

Le regard du garçon s'éclaira sous l’effet de cette réalisation subite :

« Je n'y avait jamais pensé », murmura-t-il...

Il releva vers le maître d'équipage un visage souriant :

« Je vous remercie... Je... je me souviendrai de vos paroles. »

Le sous-officier hocha la tête. Aucune sanction ne serait nécessaire : cette affaire resterait entre eux deux, et il savait que le conseil serait suivi. Il avait sans doute plus accompli dans ces quelques minutes de discussion que durant les longs mois qui avaient précédé.

Au dehors, l'orage se calmait lentement, et la nef planait à présent sereinement dans les premières lueurs de l'aube...
Beatrice Aubeterre   vendredi 29 novembre 2013 à 00h0529.11.2013 à 00h05   0
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Si je devais me définir, je dirais que je suis une touche-à-tout qui n'excelle en rien, mais à qui la ténacité tient lieu de talent. Archiviste ascendant geek, je me disperse dans une pléthore d'activités différentes. En plus de l'écriture, je pratique à titre amateur le chant classique, le dessin, l'infographie, la couture, la construction de miniatures et le jeu de rôle - surtout grandeur nature. Fan de SSSF depuis toujours, j'essaye d'écrire ce que je voudrais lire. J'aime les gentlemen en redingotes, les équipages soudés, les méchas et les choses qui volent (bateaux, villes, anges...) J'adore les univers détaillés, les sagas épiques mais qui laissent aussi la place à la petite histoire !
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