Lecture d'un chapitre
« Mélanges cristallins »
1 « Une Décision Difficile »
Publié par Beatrice Aubeterre, le mercredi 27 septembre 2017

Cette nouvelle a été écrite en 2012, à l’occasion de l’animation « blog créatif » sur le thème « coutumes d’ailleurs ». Je me suis posé bien des questions sur le sujet, avant de me dire que le véritable « ailleurs » de Tramonde, c’était surtout les Pôles. D’où cette petite nouvelle qui se situe deux ans avant l’action du Premier Cercle. La guerre des comptoirs bât son plein, Haudran a dix-huit ans et vient de recevoir son commandement. Ce qui explique ses états d’âme – je pense que par la suite, il en a quand même un peu moins !

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L’océan s’étendait, miroir de métal plombé sous une voûte incandescente. Les nuées qui auraient pu adoucir la lumière cruelle s’étaient toutes dissipées dans l’air brûlant. Emprisonnée dans cette touffeur contenue entre ciel et mer, une nef solitaire progressait péniblement à la maigre propulsion de son cœur cristallin, ses voiles pendant mollement comme les membranes d’un dragon mort.

La plupart des hommes avaient trouvé refuge dans l’entrepont ; la chaleur n’y était pas moins lourde, mais la clarté trop vive ne pouvait les y atteindre. Seules deux silhouettes se dressaient sur le pont supérieur, bravant ces conditions inhumaines. Le plus grand des deux, sombre de peau comme l’étaient les habitants des Pôles, avait retroussé au-dessus du coude les manches de sa chemise blanche. Il fixait de son regard d'azur transparent son compagnon, qui avait stoïquement conservé l’uniforme bleu mer, chamarré d’or, qui trahissait son rang.

Les mains pâles de l’officier se crispaient sur la rambarde. Ses yeux disparaissaient sous l’ombre de son bicorne et ses longues boucles noires, alourdies par la sueur, achevaient de brouiller son expression. Le Pôlien ne pouvait que deviner ce qui le tracassait : le Ferragon avait reçu l’ordre de rejoindre au plus vite le fort de Bindlam, à deux jours de vol dans des conditions normales. Mais l’absence de vent avait multiplié cette durée par trois, la chaleur éreintait l'équipage et les réserves d’eau diminuaient de façon inquiétante.

Le pur bon sens avait dicté au mondrad d’effectuer un détour par l’île de Tamarin, pour ravitailler les citernes de la nef et offrir à ses hommes un repos bienvenu. Mais ce choix impliquait de contrevenir aux ordres stricts de l’État-Major colonial ; ce détail ne pouvait que tourmenter le jeune officier, qui avait reçu son commandement seulement deux mois plus tôt. Pour le maître d’équipage pôlien, en privilégiant le bien-être des hommes, son supérieur avait pris la bonne décision, mais il n’appartenait pas à l’un de ses sous-officiers de le lui affirmer, surtout si son avis n’avait pas été sollicité.

Au bout d'un moment, le mondrad aur'Commara réalisa la présence de Manama et tourna vers lui un regard soucieux :

« Si seulement il existait un moyen de prévenir l'État-Major de notre retard et d’en justifier les raisons... murmura-t-il.

- Ce serait bien utile, mais nous n’avons encore rien de la sorte, Mondrad....

- Je ne le sais hélas que trop bien, sar’n Manama... »

Le jeune homme fronça les sourcils ; il se pencha légèrement, accoudé à la rambarde, et poursuivit d’une voix lasse :

« Si cette décision n'avait impliqué que moi-même, elle aurait été bien plus simple à prendre. Je dois non seulement m’efforcer de remplir loyalement la mission que m’a confiée par l'État-Major, mais je porte aussi la responsabilité de cette nef et il me faut veiller sur le bâtiment et son équipage. Je ne pensais pas que prendre en compte ces deux aspects pouvait se révéler si complexe... »

- Nous avons un moyen sur les Pôles de faire face à ce genre de décision compliquée, intervint Manama d’un ton dégagé. Vous avez sans doute déjà entendu parler de ce peuple disparu qui vivait jadis sur les Pôles ? »

Il pivota vers le mondrad et constata à ses yeux soudain plus brillants que ce sujet avait su éveiller son intérêt, comme tout ce qui touchait à l’histoire et aux légendes en général :

« Bien entendu! On dit que ces gens possédaient d’immenses connaissances et qu’ils ont fait des Pôles les petits paradis qu’ils sont aujourd’hui… »

Manama sourit intérieurement en voyant l’expression de curiosité presque enfantine qui animait à présent les traits pâles du jeune homme.

« Les gens de ce peuple, nos maîtres, vivaient sur le plus grand des Pôles et ils avaient confié tous les autres aux bons soins de leurs intendants… mon propre peuple. Au fil des années, nos maîtres se sont déplacés de moins en moins souvent pour vérifier notre travail et ils nous ont laissé la maîtrise complète de nos Pôles. Lorsque nous devions leur faire part d’un problème ou leur annoncer une nouvelle importante, nous utilisions les Parloirs qui existent sur chaque Pôle : des bâtisses entièrement construites dans différents types de cristaux avec une structure compliquée, surmontées d’une tourelle… Il nous suffisait autrefois d’y entrer, de parler, et l’un de nos maîtres nous répondait… »

Le mondrad écarquilla légèrement les yeux :

« Cela signifiait qu’eux possédaient un moyen de communiquer à distance ?

- Peut-être… Mais plus personne ne sait comment cela fonctionne réellement… Au fil des siècles, les Maîtres nous répondaient de moins en moins souvent… Et un jour, ils ont totalement cessé de se manifester…

- Connaît-on la raison de ce silence soudain ? »

Manama haussa ses larges épaules :

« Non. Personne ne savait réellement où se trouvait le grand Pôle et il faut avouer que mon peuple avait pris l’habitude de cette indépendance. Nous avons continué à gérer au mieux les Pôles qui nous ont été confiés, tout en restant conscients du fait qu’ils ne nous appartenaient pas… »

Haudran aur’Commara hocha la tête avec appréciation : l’idée d’un devoir soigneusement accompli ne pouvait que rencontrer son approbation.

« Cependant, poursuivit le maître d’équipage, quand ils doivent prendre une décision, nos chefs continuent à se rendre aux Parloirs pour solliciter l’avis de nos Maîtres. »

Le mondrad haussa ses fins sourcils noirs :

« Ne m’avez-vous pas dit qu’ils ne répondaient plus ? »

Manama sourit largement :

« Ils ne répondent plus… Mais si par hasard l’un d’entre eux est encore à l’écoute, nos chefs auront fait le nécessaire. Nous savons qu’il y a peu de chance d’avoir un retour, mais cette coutume est d’un grand secours pour les miens quand ils doivent prendre des décisions difficiles… »

Avec la gravité excessive qui le caractérisait, le jeune homme considéra ce que son maître d’équipage venait de lui raconter.

« Nous n’avons pas de Parloir sur le Ferragon, fit-il avec un mince sourire. Et l’État-Major existe encore… »

… À moins d’un terrible désastre, mais aucun des deux hommes n’aborda cette possibilité.

« Je suppose que c'est le fait de consulter l’autorité qui compte... plus que d'obtenir une réponse. Je veux bien faire mon possible pour considérer que je l'ai fait, mais comment procéder ? Attraper une mouette et attacher un rapport à sa patte… ? »

L’image semblait si improbable que les deux hommes éclatèrent de rire.

« Vous trouverez sans doute un meilleur moyen », rétorqua Manama, soulagé de voir que le jeune officier avait retrouvé une partie de son assurance.

ooOOoo

Quelques heures plus tard, un objet tomba dans la mer, brisant dans sa chute l'étendue miroitante. Quand il refit surface au milieu des remous cristallins, étincelant sous la lumière, on put voir qu’il s’agissait d’une bouteille de verre, bouchée à la cire, qui contenait une mince feuille de parchemin finement roulée.

  
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