Lecture d'un chapitre
2 « Un Obscur Contretemps »
1 « Des Cieux en ruine (première partie) »
Publié par Beatrice Aubeterre, le dimanche 25 mars 2018

Plaine des Marches dardaniennes, vingt-quatrième jour du mois de Dajentent.

 

Pendant une éternité, tout autour de lui ne fut que chaos ; un chaos sonore, amalgame de vibrations qui vrillaient ses tympans comme des hurlements d’agonie, de craquements et grincements déchirants, de tintements de verre brisé qui s’effondrait en cascade, le tout mêlé de cris de surprise, de frayeur et de douleur, comme si une main gigantesque broyait la nef dans un acte de torture délibéré. Le monde avait perdu tout sens : il n’y avait plus de haut ni de bas, mais un mélange de soubresauts, de balancements et de heurts qui le lancèrent contre les parois jusqu’à ce qu’il parvienne enfin à se cramponner à l’un des montants de l’échelle.

 

Il ferma les yeux ; tout son corps était envahi d’une souffrance confuse. Il pouvait sentir le vent glacial de l’altitude, précipitant sur sa peau endolorie de la pluie mêlée de grêle. Il ne pouvait rien faire d’autre que tenir bon et attendre qu’un jour, peut-être, l’enfer se calme. Il pouvait encore voir, derrière ses paupières closes, la dernière vision consciente qu’il avait eue : le stabilisateur du vaisseau détruit, tournoyant vers le Ferragon comme un gigantesque fléau.

 

Il ne réalisa pas immédiatement que l'appareil avait cessé de tanguer ; il avait la sensation de se trouver isolé au milieu du ciel, avec comme seul îlot solide le sol où il était accroupi et le montant auquel il s’accrochait. Alors, lentement, il rouvrit les yeux, pour découvrir au-dessus de lui un espace immense, parcouru d’énormes nuages grisâtres qui filaient à la vitesse d’une nef en plein vol. Il savait que ce n’était pas normal, sans réellement comprendre pourquoi ; prudemment, il tourna la tête, presque étonnée qu'elle soit restée attachée à son cou. Il se trouvait toujours dans le poste de vigie, dont la plus grande partie avait été arrachée, ne laissant que la base, des morceaux de paroi et l’échelle qui menait à la salle de commandement.

 

Encore sous l’effet du choc, il se sentait incapable de faire un mouvement, comme si ses muscles s’étaient transformés en coton. Ses membres, engourdis par l’effort et par le froid, refusaient de lui obéir.

 

Enfin, en rassemblant toute sa volonté, il parvint à détacher ses doigts crispés de la rambarde et à baisser les yeux vers l’avant de la nef. Ce qu’il vit le pétrifia d’horreur : une bonne partie de la verrière et tout le côté droit avaient été arrachés, épargnant comme par miracle le poste de vigie. Mais cela ne durerait sans doute pas longtemps, à en croire la façon dont le sol tremblait sous ses pieds au moindre mouvement.

 

Encore ébranlé par le choc, Aldan se demanda s’il devait attendre l’ordre de bouger, avant de réaliser qu’il était peu probable qu’il reçoive des instructions de la salle de commandement dévastée.

 

Le cœur battant, la bouche asséchée par l’appréhension, le gabier se laissa glisser le long de l’échelle jusque dans le vaste espace, qu’il eut peine à reconnaître : la moitié du plafond s’était effondré ; les décombres de la mâture et du pont supérieur jonchaient le plancher, la verrière brisée avait parsemé le sol d’éclats brillants. Dans la fosse de pilotage, l’un des deux timoniers gisait inconscient sur ses manivelles. Les autres hommes, précipités à terre par le choc, se relevaient maladroitement. La plupart montraient les stigmates écarlates des projections de verre ou de bois.

 

Il toucha machinalement sa joue et ne fut pas surpris de la trouver couverte de sang. Ses mains étaient éraflées et criblées d’échardes, mais tous ses doigts, bien qu’engourdis par le froid et la crispation prolongée, semblaient fonctionner correctement. Prenant une profonde inspiration, il regarda autour de lui, en se demandant par où commencer.

 

* * *

 

Quand, enfin, le Ferragon se stabilisa, Liam Calleden fut l’un des premiers debout. Le gabier, qui se trouvait du côté épargné du pont supérieur, avait été précipité le long de la rambarde, qui l’avait protégée du plus gros des projections. Il leva les yeux vers la mature, effaré par la vision qui s’offrait à lui : le mât antérieur s’était brisé en son milieu ; la moitié rompue pendait encore sur le flanc de la nef, attachée par les cordages. Le reste n’était plus qu’espars démantibulés, haubans arrachés, voiles déchirées, le tout s’entrechoquant au gré des rafales.

 

Il regarda autour de lui, cherchant ses hommes ; mais personne ne semblait donner signe de vie dans ce chaos. Il mit ses mains en porte-voix pour éviter ses paroles d’être dispersées par le vent :

 

« Les gars ! Est-ce que vous m’entendez ? Vous êtes vivants ? Blessés ? »

 

Il sentit son cœur sombrer quand personne ne fit mine de lui répondre. Enfin, une voix hésitante s’éleva :

 

« Calleden ? C’est Rowen ! »

 

Il respira soudain plus librement en voyant les yeux ronds du gabier le fixer depuis l’autre côté du mât. : il n’était pas le seul à être en vie.

 

« Comment ça va de ton côté ?

 

— Ça peut aller… »

 

Il laissa passer un instant de silence, avant d’ajouter :

 

« Mais nous avons des pertes »

 

Même si le maître-gabier se doutait que ses singes avaient payé un lourd tribut dans le désastre, il serra les dents pour réprimer la rage et la colère qui montaient en lui. Jamais cette nef n’aurait dû exploser. Jamais…

 

Il se retourna vers l'avant de l'appareil, réalisant avec consternation que la moitié avait été littéralement broyée. Il appuya son poing contre sa bouche, comme si ce geste pouvait retenir l’angoisse qui commençait à montrer en lui. Le mondrad se trouvait à l’intérieur… Probablement blessé. Ou pire…

 

Il ressentait une immense inquiétude pour le jeune officier envers qui il éprouvait tant d’affection ; son honneur lui dictait de rester à ses côtés et de l’assister, ou il faillirait à son serment. Mais il se devait également à ses hommes…

 

Le Moralghan sursauta en sentant une large main se poser sur son épaule ; il se retourna pour découvrir Manama. Une entaille sur l’avant-bras gauche du géant maculait sa manche de sang et une vilaine ecchymose gonflait sa pommette, mais il ne souffrait visiblement d’aucune blessure grave.

 

« Je m’occupe du pont supérieur avec Rowen, Calleden. Va voir ce qui se passe dans la salle de commandement. Tu pourras te frayer un chemin plus facilement que moi. »

 

Le maître-gabier ne se le fit pas dire deux fois : il se précipita vers la salle de commandement ; même si la porte était restée ouverte, comme le voulait la procédure standard au cours des combats, des fragments de bois bloquaient l’entrée. Après avoir bataillé quelques minutes pour les dégager, il parvint à se frayer un passage jusqu’à la plate-forme.

 

L’espace était couvert d’un amas de planches et de morceaux de gréements qui s’enchevêtraient à d’autres débris, sans doute issus du courseur. En scrutant le chaos, Calleden aperçut un corps allongé, dont les cheveux noirs et l’uniforme bleu galonné d’or apparaissaient à travers la masse instable des décombres.

 

Il sentit sa gorge se nouer et dut faire appel encore une fois à toute sa volonté pour éviter de céder à la panique. La nef tangua à nouveau ; des débris de bois glissèrent sur le sol et l’enchevêtrement de planches défoncées et de vergues rompues fit mine de s’affaisser. Dans un geste dérisoire, Calleden s’arc-bouta contre un long morceau d'espar, tentant de retenir l'assemblage. Il remarqua à peine la silhouette qui s’était précipitée pour l’aider ; machinalement, il leva les yeux et reconnut avec surprise la figure tuméfiée et ensanglantée d’Aldan Burn. Un sentiment de culpabilité l’envahit : il n’avait même pas songé au jeune homme, coincé dans la vigie. Qu’il ait survécu – et quasiment indemne, selon toute apparence – tenait du miracle. Mais il n’avait pas le temps de s’attarder sur la question.

 

« Ça va ? demanda-t-il au jeune homme, notant sa mâchoire crispée et son regard déterminé.

 

— Oui », répondit le gabier laconiquement.

 

Calleden sentit une fraction – certes infime – de son fardeau disparaître : il aurait une assistance fiable dans l’épreuve qui l’attendait. Il lança un regard en direction de la fosse des timoniers : l’un de deux hommes, Ortalis, était affalé sur les commandes, la tête en sang. Son camarade Patryn le secoua avec précaution ; Calleden fut soulagé de voir qu’il reprenait déjà connaissance. Patryn l’aida à s’extraire de la fosse et à s’asseoir sur le plancher, dans un coin dégagé et abrité. La longue estafilade dans son cuir chevelu transformait ses traits en masque écarlate ; son bras gauche pendait, inutilisable, le long de son corps.

 

« Ça va aller ? » lui demanda l’autre timonier d’une voix douce.

 

Il hocha la tête, mais son regard, étonnement clair dans son visage ensanglanté, se tourna avec hébétude vers le fond de la pièce, où se tenaient Calleden et Burn. Patryn étreignit d’une main rassurante l’épaule valide du timonier avant de se joindre aux efforts du Moralghan et du jeune gabier. Le maître-gabier observa avec attention la façon dont les débris s’enchevêtraient afin de déterminer comment les déblayer, sans que le reste s’effondre sur celui qui reposait en dessous. Ses compagnons le comprirent intuitivement, attendant qu’il leur indique par où débuter. Un regard leur suffit pour les mettre à l’ouvrage, avec une lenteur insupportable à ses yeux, mais hélas nécessaire. Ils cessaient de travailler à chaque fois que la nef recommençait à tanguer, pour poursuivre leurs efforts quand qu’elle se stabilisait.

 

Calleden ignorait tout de l’état du mondrad ; il savait juste qu’il était visiblement inconscient et que chaque minute comptait. Les mâchoires crispées, les mains écorchées par les éclats de bois, il œuvrait avec une énergie désespérée. Finalement, au bout de ce qui lui parut une éternité, les trois hommes finirent par atteindre le corps du jeune officier.

 

Haudran aur’Commara était couché sur le côté gauche, les bras relevés comme s’il avait instinctivement cherché à se préserver du choc. La manche droite de son uniforme, déchirée, était maculée de sang ; un filet écarlate coulait de son arcade sourcilière entaillée, en un fin ruban qui contrastait avec la pâleur de son visage. Quelques grandes lattes, appuyées contre le mur, l’avaient en partie protégé. Le cœur battant, le maître-gabier s’accroupit auprès de lui et tendit la main devant son nez et sa bouche. Avec un profond soulagement, il sentit le léger souffle du jeune officier :

 

« Il respire », murmura-t-il autant à son attention qu’à celle de ses compagnons.

 

Avec précautions, Burn et Patryn soulevèrent les derniers débris qui reposaient au travers de ses jambes. Un frémissement de douleur parcourut le corps d’Haudran, mais ses yeux demeurèrent clos. Quand les deux hommes se rapprochèrent, le Moralghan les arrêta d’un geste :

 

« Il ne faut pas le bouger avant de connaître la gravité de ses blessures, déclara-t-il d’une voix qu’il peinait à garder ferme. Burn, va chercher Geroy. Vite ! »

 

Le gabier se leva d’un bond ; il manqua, dans sa précipitation, de percuter Lassair Athalin qui venait juste d’entrer dans la salle de commandement. Même s’il ne portait pas de blessure visible, le second semblait avoir été secoué par le choc ; il avait perdu son bicorne et boitait légèrement. Il était suivi de trois artilleurs ; à l’abri dans le pont inférieur, ils avaient été, pour l’essentiel, épargné par le désastre. Le second du Ferragon ignora superbement Burn, qui en profita pour se frayer un chemin derrière lui, pour se tourner vers les hommes qui l’accompagnaient :

 

« Evars, occupez-vous d’Ortalis et évacuez-le vers l’infirmerie. Herold, allez chercher Bellaval et Armatan. Abner, voyez qui, parmi les gabiers, peut prendre la place d’Ortalis. »

 

Prenant place sur la partie de l’estrade qui avait échappé au Massacre, Athalin regarda longuement le désastre autour de lui. La nef dérivait sous le vent de plus en plus violent, secouée par les brusques rafales. Par chance, la plaine dardanienne était assez vaste pour que l'engin mutilé ne risque pas de percuter une chaîne de montagnes.

 

« Il va falloir que nous nous posions, de toute urgence… »

 

Ses yeux s'attardèrent sur le système de transmission d’altitude, qui avait été démantibulé par le choc. Il secoua la tête d’un air dépité.

 

Le vent s’engouffrait avec violence à travers le toit défoncé de la salle de commandement, charriant de l’eau et de la glace. Calleden ôta sa veste épaisse et en couvrit Haudran. Les paupières du mondrad frémirent ; elles s’ouvrirent d’une fraction, dévoilant un regard vague qui se posa sur Calleden :

 

« Liam ? » murmura-t-il d’une voix presque inaudible.

 

Surpris d’entendre le jeune homme l’appeler par son prénom, le Moralghan demeura un instant interdit. Mais le soulagement de voir l'officier se réveiller dissipa vite sa perplexité.

 

« Restez tranquille, mondrad, dit-il d’une voix douce, en posant délicatement la main sur son épaule pour éviter d’aggraver d’éventuelles blessures, tout ira bien. »

 

Les yeux gris se refermèrent et le jeune officier sombra de nouveau dans l’inconscience. Comme une main glaciale, la peur étreignit le cœur de Calleden.

 

« Comment va-t-il ? » demanda Athalin avec un détachement insupportable.

 

Le maître-gabier tourna vers le second un regard brûlant d’animosité :

 

« Il est vivant, dit-il d’un ton tranchant. Bon sang, Burn, dépêche-toi ! » ajouta-t-il à voix basse.

 

* * *

Le combat, songea Haudran confusément.

 

Le combat n’est pas terminé…

 

Salves après salves, les projectiles ennemis frappaient le Ferragon, avec une régularité lancinante qui rappelait la lente pulsation du cœur. Il n’était pas debout sur la plate-forme, mais allongé sur une surface dure ; il entendait vaguement des voix, affairées, inquiètes. Un vent glacial caressait son visage.

 

Avec un effort considérable, il ouvrit les yeux, mais les referma aussitôt, aveuglé par une lumière intense, qui n’avait pas sa place dans la salle de commandement. Sa tête le faisait souffrir ; un goût de sang s’attardait dans sa bouche. La vibration chaotique qui pulsait autour de lui l’accablait de nausées plus pénibles encore que les douleurs lancinantes qui percluaient son corps.

 

Malgré tout, il éprouvait un curieux détachement qui rendait toutes ces sensations diffuses et lointaines. Il ne sut combien de temps il demeura ainsi, entre rêve et réalité, avant que sa conscience ne revienne, pour de bon cette fois. Relevant lentement les paupières, il rencontra le regard bleu de Calleden. Le Moralghan esquissa un large sourire :

 

« Mondrad ! Comment vous sentez-vous ?

 

— Monsieur Calleden, murmura le jeune homme, vaguement étonné par l’expression de profond soulagement sur le visage du maître-gabier. Qu’est-ce qui... »

 

Il perdit le reste de la phrase, comme si ses pensées s’étaient effilochées en cours de route.

 

« Vous avez été blessé, expliqua le Moralghan. Vous ne vous souvenez de rien ? »

 

Il voulut secouer la tête, mais la douleur qui fusa dans son crâne l’en dissuada. La lumière qu’il avait entrevue l’agressait toujours avec la même force.

 

« Je ne devrais pas voir le ciel », murmura-t-il.

 

Le Moralghan se pencha vers Haudran, avec une expression étrangement peinée :

 

« L'avant du pont supérieur a volé en éclat, mondrad. Lorsque le courseur a explosé, un des stabilisateurs a endommagé le Ferragon. »

 

Haudran ferma les paupières ; quelques images furtives passèrent dans son esprit : le Ferragon ébranlé, le choc terrifiant, l’averse de débris qui s’était abattue sur lui. À ce souvenir, il sentit un frisson parcourir son corps. Il rouvrit les yeux sur l’espace chargé d’ombre et de lumière au-dessus de lui, haché par les barres noires et désarticulées de la mâture martyrisée. Des lambeaux de voiles et des cordages arrachés claquaient dans le vent, répondant aux gémissements du bois disloqué. Le Ferragon blessé exprimait sa douleur, dans le chant même de son cœur, dont les vibrations étaient devenues étrangement chaotiques.

 

Le jeune mondrad sentit l'angoisse le saisir :

 

« Le Ferragon… Détruit…

 

— Juste une partie, sur le côté droit, précisa Calleden précipitamment. Nous volons encore. »

 

Malgré la brume qui envahissait son esprit, Haudran sut immédiatement ce qu’il avait à faire : rassurer ses hommes, guider le Ferragon dans un atterrissage difficile, s’enquérir de l’étendue des dégâts, vérifier l'état des blessés… Par un effort de volonté, il tenta de se redresser, mais Calleden le prit par les épaules pour le maintenir allongé :

 

« Restez tranquille, mondrad. Vous avez été sacrément sonné. Vous ne devez pas bouger tant que Geroy ne vous aura pas examiné ! »

 

Le jeune homme sentit l’agacement le gagner :

 

« Je dois reprendre ma place, protesta-t-il, avec une faiblesse embarrassante. Aidez-moi à me relever.

 

— Vous n’êtes pas en état d’aller où que ce soit.

 

— Monsieur Calleden… C’est un ordre ! »

 

Il lutta pour se redresser, frémissant quand le geste révéla toutes sortes de douleurs dans son corps meurtri. Il parvint cependant à se hisser sur son coude gauche, serrant les dents pour retenir un gémissement de souffrance.

 

« Bon sang, mondrad, grommela le maître-gabier, vous êtes impossible ! La moitié du Ferragon vous est tombé dessus, vous étiez enterré sous les débris et nous avons dû nous mettre à trois pour vous dégager ! Vous avez probablement quelques os brisés. Alors restez immobile ! »


Même s’il y avait sans doute du vrai dans les paroles de Calleden, il ne pouvait pas fuir son devoir. Il effectua une nouvelle tentative pour se relever, essayant d’ignorer la souffrance occasionnée par ses efforts.

 

« Pour une fois, le maître-gabier n’a pas tort, remarqua froidement Athalin. Vous n’êtes pas en état de bouger. Compte tenu des circonstances, admettez de déléguer…

 

— Taisez-vous », souffla le jeune homme, le regard fixé derrière l’épaule de Calleden, vers les cieux emplis de vacarme et de chaos.

 

Athalin commençait à protester, mais Haudran lui coupa la parole :« Regardez, en face du Ferragon… »

 

Le second s'exécuta avec une expression agacée ; il se figea en apercevant à son tour ce qui retenait l’attention du jeune homme : un engin ennemi se dirigeait droit vers eux. Déjà, il pivotait pour se mettre en position de tir, afin d’achever la nef mutilée. Affaibli et épuisé par la douleur, Haudran se laissa retomber au sol, mais il refusa de détourner les yeux de la mort qui se rapprochait d’eux.

 

Même son esprit engourdi réalisait qu’il ne pouvait rien faire pour sauver le Ferragon et son équipage…

 

Il pouvait juste faire face à son destin avec dignité.

 

* * *

 

Par-delà la vibration bizarrement maladive du cœur et les bruits de la tempête au-dessus de leur tête, il n’aurait pas dû entendre le sifflement des canons. Et pourtant, il perçut la salve qui fusa devant eux. En dépit de son malaise croissant et des assauts impitoyables de la douleur, sa conscience s’était éclaircie à l’approche du drame ; il pouvait voir avec clarté presque surnaturelle la nef ennemie tourner son flanc vers le Ferragon, prête à l’achever…

 

Mais si elle n’était pas encore en position, pourquoi avait-elle déjà tiré ?

 

Et quel était ce soubresaut qui affecta soudain leur adversaire, comme si c’était lui qui l’avait encaissé ? Ses canons avaient-ils explosé, comme le cœur du premier courseur ? Allait-il connaître le même sort, entraînant du même coup le Ferragon dans une destruction totale ?

 

Il la vit alors, magnifique sous ce ciel d’orage, pâle comme un avatar de mort et tout aussi terrible : la Nef Blanche s’élevait derrière leur ennemi, d’un tiers plus grande, puissamment armée et commandée par un capitaine à la flamboyante audace. Une nef de légende, qui venait de les sauver quand tout semblait perdu.

 

Aux prises avec ce terrifiant adversaire sorti de nulle part, le courseur s’écarta du Ferragon, cherchant à monter pour échapper aux coups d’un opposant mieux préparé. La Nef Blanche descendit pour former un barrage entre la frégate et l’appareil ennemi. Haudran ne pouvait détacher ses yeux de la scène… Comme pour le tir des canons, il percevait les pulsations régulières des deux cœurs et leur position exacte. Même la tempête devenait lointaine, comme si le monde avait cessé d’exister autour des trois nefs.

 

Le courseur ne se contentait pas de monter : il s'efforçait de gagner l’autre côté du Ferragon, pour tenter de l’abattre sans l’interférence de la Nef Blanche. Haudran sentit l’espoir qui avait commencé à l’envahir refluer comme la marée descendante. Finalement, aucune intervention miraculeuse ne les tirerait d’affaire ; Herezan était seul – sans doute n’avait-il pas voulu impliquer d’autres équipages, sachant qu’il se jetait dans la gueule du loup.

 

Pendant que le courseur s'élevait, la Nef Blanche s'était mise à sombrer vers la plaine, comme s’il avait l’intention de passer sous le Ferragon. Haudran sentit son cœur s’accélérer : le pirate était fou ! Au moindre coup de vent, il risquait de voir sa nef projetée contre la frégate ou précipitée au sol. Son mouvement tenait de la démence… ou d’une audace ahurissante. Une audace dont il aurait bien été capable, lui aussi.

 

Un léger sourire étira ses lèvres, en dépit de sa situation et de sa condition. S’il devait mourir, sa dernière vision serait cette intervention invraisemblable d’un allié qu’il n’attendait pas.

 

Ce n’était pas si mal…

 

Herezan commandait son engin d’une main de maître ; la Nef Blanche se rapprocha dangereusement du sol, filant avec fluidité en dépit du temps redoutable et de la dérive incontrôlée du Ferragon au-dessus de lui. Dans une sorte de demi-rêve éveillé, le mondrad avait l’impression de voir la suite du combat qui ne se déroulait plus devant leurs yeux. Le pirate parvint à remonter avec assez d’habileté pour que les canons encore inutilisés se retrouvent face à l’ennemi. Le jeune homme sentit une crainte subite l’envahir : et si Herezan réussissait un coup au cœur ? Si ce courseur explosait également ? Le Ferragon serait réduit à néant et la Nef Blanche gravement endommagé…

 

« Herezan… souffla-t-il à voix basse. Herlhand… Je vous en supplie, ne tirez pas au cœur… Ne tirez pas... »

 

La salve jaillit.

 

Le cœur de l’adversaire pulsait toujours aussi régulièrement, mais il partit dans une course heurtée, qui s’éloignait de la frégate comme de l’engin pirate. La Nef Blanche s’attarda comme dans un dernier salut.

 

« Tout va bien, souffla-t-il d’une voix presque inaudible.

 

— Qu’est-ce que c’était que cela ? lança Athalin avec irritation.

 

— Quelqu’un qui nous a sauvés », répliqua Calleden sèchement.

 

Haudran n’avait plus la force de lutter ; les vibrations irrégulières du cœur semblaient se répercuter dans tout son corps, intensifiant la présence lancinante de ses blessures. Il avait l’impression d'avoir été brisé en mille morceaux… La réalité n’était pas si dramatique, mais la douleur qui s’attardait dans sa tête, son bras droit, ses cotes et ses jambes lui fit comprendre que cette fois, il ne se relèverait pas si aisément. Tout comme le Ferragon...

 

Mais il était bien trop épuisé pour y réfléchir. Il ferma les yeux et se laissa sombrer, espérant que l’inconscience qui lui tendait les bras apaiserait ses souffrances et que son équipage saurait conduire la nef en lieu sûr.

  
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