Lecture d'un chapitre
« La Nef Blanche »
1 « Une liberté inattendue »
Publié par Beatrice Aubeterre, le jeudi 12 juillet 2018

1 – Où Herlhand vor’Deiter retrouve – malgré lui – sa liberté  et doit décider quoi en faire.

 

 

« En d’autres termes, monsieur, je ne veux plus de vous en mes états… »

Ces paroles me heurtèrent comme une poignée de gravier en plein visage. M’efforçant de conserver l’expression digne et le corps droit, je regardai mon interlocuteur en face, espérant le voir détourner les yeux.

Il n’en fut rien.

« J’avoue mal comprendre, Votre Altesse. Puis-je au moins savoir ce que vous me reprochez ?

— Vous le savez parfaitement, capitaine vor'Deiter. »

Mes mains s’étaient crispées au point que mes ongles blessaient mes paumes ; je m’obligeai à les relâcher. Il n’y avait aucune raison pour que ce pantin m’intimidât. Personne n’y était jamais arrivé, que ce fût à l’Académie d’Harroldehm ou ailleurs. Je ne laisserais pas cet honneur à un prince de pacotille dont les états n’avaient même pas la taille d’une ville de province ellegienne.

Non, ce qui me rongeait était bien autre chose…

De l’amertume.

Une amertume profonde, étouffante, débilitante, qui me remontait du fin fond de la gorge. Je regardai le prince en silence, détaillant avec un étrange détachement chacun de ses traits : les yeux sombres et profondément enfoncés, le nez légèrement busqué, la mâchoire carrée, les lèvres fines… Sa faiblesse, sa lâcheté, sa médiocrité, rien de tout cela n’apparaissait clairement dans sa physionomie. La salle d’apparat surchargée de peintures mythologiques inspirées de l’art sertorien, encadrées de frises dorées et de panneaux sculptés, témoignait bien davantage de la vanité du prince d’Ingarya que son physique.

Certes, je ne m’étais jamais totalement fié à lui. Il me montrait bien trop d’amitié et de façon trop ostentatoire pour être sincère. Mais à mon arrivée, jeune officier de vingt ans, venant de quitter en catastrophe son second poste, j’avais été trop heureux de me voir attribuer une charge, un commandement de surcroît. Quant à lui, il pouvait se vanter d’avoir à son service un capitaine formé par la prestigieuse académie d’Harroldehm, capitale de l’Empire ellegien.

L’académie intégrait toujours pour moitié des élèves issus de la mosaïque de petits états qui s’étendait entre lui et le royaume de Tramonde, l’autre grande puissance du continent. C’était une façon de conserver une saine influence sur ces multiples principautés qui n’étaient indépendantes que de nom et de les maintenir dans son alliance, sans avoir à absorber cette zone chaotique.

Ma province natale, Trazzetia, se trouvait directement sous allégeance de l’Empire, ce qui facilitait les choses. Mais en tant que rejeton un peu trop remuant d’une lignée ruinée, dont les représentants clamaient à qui voulait l’entendre que la domination de l’Empire n’était que symbolique, je n’avais que peu de chance d’intégrer la marine aérienne d’Ellegis. Des circonstances familiales défavorables avaient tué ce faible espoir. Après deux premières expériences calamiteuses, j’avais enfin trouvé prestige et stabilité à Ingarya… pendant deux ans tout au moins.

« Est-ce là toute votre réaction ? Me regarder avec insolence ne changera rien à votre situation. »

Tout cela devenait tellement ridicule que je ne pus m’empêcher de rire.

« J’ignore ce qui provoque votre hilarité, monsieur. Au cas où vous l’auriez oublié, je suis totalement au fait de votre popularité croissante en ces terres. Le capitaine Sirkis m’a fait part de ses doléances vous concernant, et ses paroles n’ont fait que renforcer mes intuitions. Il m’a expliqué comment vous aviez réussi à vous arroger tous les mérites, en dépit de votre manque flagrant d’expérience. Et quelle sera la prochaine étape ? Le pouvoir sur cet état ? »

Mes yeux s’élargirent de stupéfaction. Comment pouvait-il croire une chose pareille ? Jamais ses territoires crottés ne m’avaient le moins du monde intéressé. J’en serais parti tôt ou tard pour tenter ailleurs ma fortune. J’étais déjà en théorie l’héritier de Trazzetia, mais mon père montrait toujours une verdeur insolente – pour longtemps encore, du moins je l’espérais – et sa sœur lui avait offert pléthore de neveux. Si le prétendant décédait, défaillait ou se retirait, le nom comme le pouvoir pouvait passer par la branche féminine. Dans cette mosaïque de petits états souvent en guerre les uns contre les autres, le taux élevé de mortalité dans les familles dirigeantes avait obligé à assouplir les règles de succession, pour éviter l’extinction des lignées par défaut de rejetons mâles et le chaos qui pouvait s’ensuivre.

« Ses vues se sont révélées très éclairantes. Vous estimez sûrement que votre sang est plus prestigieux que le mien ! Et que vous pourriez avantageusement me remplacer à la tête d’Ingarya. »

Un sourire cruel déforma ses lèvres :

« Ce n’est pas comme si votre lignée n’avait pas une longue histoire de trahison derrière elle… »

Ce coup était encore plus bas que les autres, mais je ne m’étonnais plus de rien. À l’âge de vingt-deux ans, se voir reprocher une erreur vieille de plusieurs siècles tenait de la plus totale incohérence.

Et pourtant, quand j’y repensais, le poids de cette erreur conditionnait une bonne part de mon existence, en dépit du changement de nom de notre famille. Je portai en silence la main au médaillon suspendu à mon cou. Un héritage maudit d’un romanesque perturbant. Je ne puis m’empêcher d’esquisser un petit sourire ironique. Ces considérations étaient loin de moi ; je n’avais pour intention que de mener une vie confortable et intéressante, avec juste assez de danger pour faire bouillir mon sang, à l’occasion. Mais je refusais de me voir transformer en personnage de tragédie.

Mais quelle solution me restait-il ? Lui donner raison en me révoltant ? Ce monarque imbécile était-il conscient du fait que s’il me poussait à cette extrémité, il risquait de se trouver détrôné ? Ses misérables alliés ne se donneraient sans doute pas la peine de le défendre. Mais je ne me sentais pas l’âme d’un dirigeant. Loin de moi l’envie de me charger de ce genre de fardeau. J’étais fait pour le mouvement, pour l’aventure… pas pour rester assis sur mon derrière à gérer des chiffres et prendre des décisions politiques. J’étais bien trop épris d’imprévu et négligent dans mes habitudes pour remplir correctement cette tâche.

À certains moments, il fallait savoir mettre de côté sa fierté et choisir la voie la plus raisonnable. Me retenant de lever les yeux au ciel, j’arborai mon plus beau sourire et demandai d’un ton dégagé :

« Eh bien, que puis-je vous répondre… Je ne vois pas ce que je peux faire, sinon quitter vos états ! Ce qui ne devrait pas me prendre trop de temps, vu leur taille. Je sollicite malgré tout un peu de temps pour mettre mes affaires en ordre avant de partir d’Ingarya. »

Mon interlocuteur ne s’était pas attendu à ma soumission apparente. Son visage se ferma.

« De combien de temps avez-vous besoin ? demanda-t-il en soupirant.

— Cinq jours devraient me suffire.

— Soit… »

Son regard sombre confirma sa déception profonde. Peut-être me soupçonnait-il de préparer une vengeance secrète. Comme si j’avais du temps et de l’énergie à gaspiller pour quelqu’un d’aussi méprisable de lui !

« Je vous accorderai trois mois de solde afin de vous permettre de vous refaire plus facilement, après votre départ.

— Merci d’une telle générosité… »

Je m’inclinai profondément – et excessivement, ce qui me valut un nouveau regard pernicieux.

« Puis-je disposer ?

— Faites ! » rétorqua le prince avec un geste agacé de la main.

Sans attendre, je pivotai sur mes talons. Je savais précisément quoi faire ; ni le princelet ni ses serviteurs ne se doutaient de mes projets. J’ignorais quelle intuition m’avait conduit ainsi à assurer mes arrières, mais je ne pouvais que m’en féliciter. Sans me retourner, je sortis de la pièce pour retrouver mes hommes.

Une longue discussion nous attendait.

 

* * *

 

Un capitaine n’est rien sans sa nef.

Et je désirais plus que tout rester capitaine.

L’engin qu’on m’avait attribué portait le nom de Paskiran, qui désignait un vague d’oiseau des montagnes qui construisait des nids de boue. Ce n’était pas la plus noble des références, mais la nef elle-même n’avait rien de noble, après tout ; elle ressemblait plus à un baquet volant qu’à n’importe quoi d’autre, même si le cœur restait bon.

Ses qualités résidaient principalement dans son équipage. Au cours des deux ans durant lesquels je l’avais commandé, j’avais fait le tri parmi les hommes et engagé des personnalités compatibles avec la mienne. Le résultat aurait fait trembler tout officier normalement constitué. Il fallait croire que ce n’était pas mon cas.

Tout ce que les principautés voisines – même l’Empire, voire le royaume de Tramonde – recelaient de joueurs, bagarreurs, fortes têtes, trafiquants et autres déviants, bref, tous ceux que les armées classiques refusaient en dépit de leur talent semblaient s’être échoué à bord de mon baquet vermoulu. En les engageant, j’avais malgré tout donné mes conditions : je ne voulais rien savoir de leur passé et je me moquais éperdument de leur vie en dehors de la nef.

J’avais retranché tout ce que je trouvais inutile dans le règlement militaire, pour ne garder que ce que je jugeais primordial au bon fonctionnement du Paskiran. Je n’irais pas vérifier leur tenue ou s’ils se rasaient correctement le matin ou s’ils jouaient aux dés en dehors de leur tour de service. Mais chacun d’entre eux devait suivre les règles qui subsistaient et se soumettre à mes ordres sans broncher, même si je n’étais qu’un « blanc-bec ». Je savais que je devais mériter le respect de tels hommes, et cela me stimulait bien plus que s’ils m’avaient obéi par simple principe.

Après quelques campagnes contre les pillards endémiques dans cette région compliquée du continent, la plupart semblaient convaincus par ma façon de commander. Les éléments plus « ordinaires » – un ramassis de médiocres et de routiniers – n’avaient pas supporté la cohabitation avec ces ruffians et réclamé leur transfert sur l’engin du capitaine Sirkis. Au départ, mon rival s’en était frotté les mains. Avec une nef en bien meilleure condition et un équipage propre sur lui et parfaitement discipliné, il pensait en tout point me surpasser.

Mais cette conviction n’avait pas fait long feu. D’où la concurrence qui progressivement s’était établie entre lui, un homme mûr issu d’un milieu marchand qui tenait sa position des généreux subsides distribués aux notables du coin, et moi, jeune descendant d’une vieille noblesse déchue et désargentée. Au départ, Hurwald d’Ingarya semblait satisfait de cet équilibre qui servait avantageusement sa renommée. Mais quand mes succès avaient commencé à mettre en exergue les compétences discutables de Sirkis, la situation avait changé et guère à mon bénéfice. J’avais été accusé de garder les meilleurs éléments, même si personne à part moi n’en voulait… De me vanter à son détriment, même si mes victoires parlaient pour moi ! J’avais commis une seule erreur, celle de ne rien avoir vu venir.

Je m’étais montré naïf et arrogant. Et c’était sans doute ce qui me blessait le plus.

En sortant du palais, ou du moins, du grand manoir massif comme un ours obèse qui en tenait lieu, j’aurais pu directement me diriger vers mes appartements, situés dans le quartier militaire juste à côté, mais mon instinct me guida vers l’aire d’atterrissage des nefs. Dans un état aussi minuscule, on pouvait aller n’importe où à pied dans un délai raisonnable ; de plus, j’avais besoin de m’éclaircir les idées, et l’air frais m’y aidait.

Qu’avais-je à regretter ici ?

Ni la nourriture ni la paye, pour rester franc. Ni le climat, souvent couvert et pluvieux… Même si une petite voix me soufflait qu’une rente modeste valait mieux que pas de rente du tout. Le prestige ? C’était un trop grand mot pour Ingarya. Je lançai vers les maisons râblées de pierre maronnasse, avec leurs étages branlants de torchis, un regard moqueur. Ce que ce prince de pacotille osait appeler une capitale n’était qu’une bourgade de province pour la plupart des royaumes. Je rêvais d’aller visiter le sud du continent ; autant saisir l’occasion !

Durant la demi-heure de marche qui me mena vers la vaste aire d’herbe rase où étaient posées les deux nefs de la principauté – sans compter une carcasse inutile, privée de ses deux mâts et d’un stabilisateur, qui pourrissait lentement sous les éléments –, j’avais largement eu le temps de me persuader que je n’avais rien à regretter. Surtout si je mettais mon plan à exécution.

Alors que je me trouvais presque au but, je m’arrêtai net…

Serafia !

Comment avais-je pu l’oublier aussi totalement ?

Sérafia était la fille d’un des conseillers de la cour. Elle appartenait à l’une des seules familles nobles du royaume, à part celle du prince – sans doute parce qu’il s’agissait d’une de ses branches cadettes, détachée de la lignée principale deux siècles plus tôt. L’unique parti que je pouvais envisager sans déroger. Un an de moins que moi, petite et fine, avec des traits anguleux et spirituels qui me plaisaient bien plus que le genre de beautés fades en vogue dans ce coin du monde.

Même si nous n’avions jamais échangé de projets d’avenir, j’avais espéré tirer bénéfice de ma nouvelle renommée pour lui faire officiellement la cour. J’avais commencé par quelques approches subtiles, pour me trouver rapidement piégé par la donzelle qui n’avait rien d’une ingénue. Découvrant en moi des dispositions similaires, elle m’avait persuadé de profiter avec elle des plaisirs de la vie. Après tout, ni elle ni moi n’étions innocents.

J’avais reporté mes objectifs d’alliance pour me lancer dans une aventure passionnée. Son caractère ferme et entier, capable de tenir tête au mien, me fascinait autant que son charme enivrant.

Je regardai le ciel plombé au-dessus de moi. Quel poids accordais-je à notre relation ? M’était-elle si précieuse ? Que ressentait-elle pour moi ? Tout ceci ressemblait soudain à une énigme insondable.

Les premières gouttes de pluie, qui vinrent m’assaillir comme de minuscules couteaux glacés, me ramenèrent à la réalité : je devais me rendre sur le pont de mon baquet volant et parler avec les membres de mon équipage. Je les trouverais sans doute occupés à superviser la fin d’une petite opération qui se poursuivait depuis à présent quelques mois, à l’insu du soi-disant amiral de la flotte ingaryenne.

Progressivement, l’épave échouée non loin du Paskiran était dépouillée de tout ce qui semblait encore utilisable pour améliorer notre sabot. Si nous avions sollicité l’autorisation de le faire, la requête aurait fait l’objet de tergiversations sans fin. Et contrairement à Sirkis, je ne pouvais pas payer de ma poche pour remplacer les pièces défectueuses de ma nef. Certes, la masse cristalline dont les facultés permettaient aux bateaux volants de se maintenir dans les airs avait disparu, mais il restait dans son dispositif de cœur des éléments parfaitement utilisables, qui ne seraient pas perdus pour tout le monde… Sans compter le mobilier encore parfaitement fonctionnel !

Mais pour que notre oiseau boueux pût donner le meilleur de lui-même – même si c’était peu… –, il nous manquait encore un élément capital : un cristal de stabilisation pour remplacer la pierre bleue légèrement fêlée qui rendait le contrôle du baquet si complexe. Nous tentions depuis près de deux ans de le changer, ce que nous n’avions réussi à faire ni en pillant l’épave ni en multipliant les demandes officielles.

Si j’avais été parfaitement honnête, j’aurais laissé ce genre de préoccupation à mon successeur. Mais ma décision était prise… je lançai un coup d’œil vers le Galvalian, la nef prétentieuse de Sirkis. Comme notre Paskiran, ce n’était qu’un baquet, mais dissimulé sous des couches de peinture et de dorures badigeonnées en couche épaisse sur des sculptures d’une réalisation approximative. Je ne m’étais jamais passionné pour l’art, mais je pouvais malgré tout reconnaître un mauvais goût flagrant quand il s’étalait sous mon regard. Et pour le moment, aucune activité ne semblait se dérouler sur ce joyau du génie ingaryen ; la seule forme humaine en vue était sa figure de proue gironde en tenue vaguement antiquisante, censée représenter une allégorie de cette principauté si renommée.

J’enfouissais tout au fond de mon esprit Serafia, ses beaux yeux et sa langue pointue. Je saurais très bientôt à quel point elle tenait à moi… Et à quel point je tenais à elle, d’une certaine manière. Mais pour le moment, je devais mettre en ordre mon plan de bataille. Je m’avançai en contrebas de ma nef, ramenant mon manteau autour de moi pour me garantir de la pluie qui se faisait drue.

« Hey ho ! De la nef ! Il y a quelqu’un à bord ? »

Une tête apparut par-dessus la rambarde, propre à effrayer tous ceux qui ne l’avaient jamais croisée. Une chevelure coulait en mèches éparses autour d’une face au teint sombre, marquée par une cicatrice qui partait du front, longeait le côté droit du nez pour atterrir au coin de la bouche qu’elle relevait en un rictus permanent. Le regard brûlant sous ses paupières plissées par la méfiance eût suffi à faire fuir en courant tout homme respectable. Il fallait croire que je n’en étais pas un. Rasvick servait sur le Paskiran en tant que maître-gabier ; c’était probablement l’un des tout meilleurs « singes » – comme on surnommait ceux qui dansaient dans la mature des nefs – qu’il était donné de rencontrer.

Un large sourire fendit le visage mat, le rendant – si possible – plus effrayant encore.

« Ah, capitaine ! Ça fait plaisir de vous voir ! Quelles sont les nouvelles ? »

Je retins un soupir ; d’une voix ferme malgré tout, je répondis :

« Justement, il y a des choses que nous devons voir d’urgence.

— Bien reçu, capitaine. Nous vous descendons la passerelle ! »

Je n’eus pas à patienter bien longtemps ; une portion de la paroi s’abaissa vers le sol, m’ouvrant un passage vers le pont intermédiaire de la nef. Bien que disgracieuse et peu maniable, au moins offrait-elle de l’espace. Le bois craquait sous mes bottes, mais ce son m’était devenu familier au cours des deux dernières années. L’intérieur du Paskiran sentait l’encaustique, la poussière et la résine humide. Mon équipage négligeait son apparence, mais pas ses devoirs et entretenait à la perfection notre baquet volant. Mais il ne pouvait non plus assurer de miracles.

Un sourire nostalgique joua sur mes lèvres : d’après la légende familiale, ma lignée avait un jour possédé la plus belle nef du continent, voire du monde entier. Ce qui avait contribué assez largement à la ruiner. Parfois, je rêvais de partir à la recherche de ce que je considérais depuis l’enfance comme un trésor mythique et le véritable héritage dont on m’avait spolié.

Mais l’heure n’était pas au rêve. Prévenu par mon maître-gabier, Arzechiel était venu à ma rencontre ; avec son visage buriné et son crâne dégarni, on ne pouvait pas dire qu’il ressemblait à un chérubin, mais à côté de Rasvick, sa physionomie paraissait angélique. L’homme me tenait lieu tout à la fois de second et de maître d’équipage, depuis que Sirkis avait débauché le très honorable Berteus Kaldous, perpétuellement horrifié de devoir servir sous un capitaine aussi jeune et d’encadrer un troupeau de sauvages et de repris de justice, selon ses propres termes. Je m’en étais débarrassé avec soulagement : je n’avais pas besoin d’un officier qui hurlait de terreur lors des manœuvres les plus audacieuses.

« Capitaine, que se passe-t-il ? Vous n’avez pas l’air dans votre assiette… »

On ne pouvait pas reprocher à Arzechiel de manquer de franchise. Autant pour ma capacité à cacher mes émotions…

« J’ai des nouvelles graves à vous transmettre. Je veux vous voir à la salle des cartes, dès que possible, Rasvick, Brunman, Castein et toi. »

Ses sourcils se froncèrent, plissant davantage son front bruni par le soleil d’altitude, mais il se garda de faire la moindre remarque. C’était assez inhabituel : mon second se conduisait la plupart du temps comme une véritable mère poule. Peut-être que je parvenais enfin à avoir l’air sérieux – ou bien, la nouvelle m’avait fait prendre dix ans !

Je n’attendis pas qu’il se lance dans un de ses sermons coutumiers ; je n’avais pas vraiment besoin de ça. Sans retard, je gravis la coupée vers ma cabine. Une fois dans cet espace clos et familier, où j’avais à peine la place de circuler entre le bureau, la couchette et le nécessaire de toilette, je jetai un coup d’œil dans le miroir qui surplombait la vasque de faïence : j’avais peut-être pris dix bonnes années, effectivement. Ce qui m’en faisait trente-deux, toujours douze de moins qu’Arzechiel.

J’accrochais mon manteau trempé et mon chapeau aux patères près de la porte, observant d’un œil critique la veste bleu roi chamarrée d’or que j’arborais comme symbole de ma fonction. Après tout, je ne faisais déjà plus partie de la fière armée d’Ingarya…

Sur un coup de sang, je m’en débarrassai pour la remplacer par une autre, plus longue et taillée dans du cuir noir, que je portais souvent en opération, car elle me garantissait bien mieux du vent. Je devais avouer qu’elle mettait bien en valeur ma silhouette longue et élancée, tout en me prêtant un air de canaille qui s’harmonisait parfaitement avec mon équipage.

Pour compléter le tout, je plaçai un tricorne de cuir sur mes cheveux mi-longs et traversai le pont supérieur pour gagner la plus grande salle de la nef, où nous tenions nos conseils de guerre – et c’était exactement ce que nous allions faire !

 

* * *

 

Quand je poussai la porte, mon second, mon maître-gabier, tout comme mon maître-artilleur et mon maître-cœur, se tenait déjà dans la pièce.

Mon maître-artilleur, Brunman, possédait le physique pâle et puissant typique du nord de l’Empire ellegien. Il semblait emplir la salle tout entière de ses larges épaules ; sa tête frôlait quasiment le plafond. Il nouait sa longue chevelure blonde tirant sur le roux en queue de cheval et portait par n’importe quel temps le même justaucorps de cuir sans manches. Il avait déposé la couleuvrine qu’il employait au plus fort des combats et paraissait presque nu sans elle.

Castein, le maître-cœur, était son opposé en tout. Mince et brun, le teint pâle, il arborait des yeux fendus, un nez délicatement arqué et une large bouche aux lèvres fines qui le faisait ressembler à quelque créature mythique. Il vivait pour ainsi dire dans la chambre du cœur où pulsait le grand cristal qui soutenait notre baquet dans les airs. Comme tous les hommes qui passaient l’essentiel dans leur vie au milieu des vibrations, il semblait exister dans un monde différent du nôtre. Les appareils complexes destinés à restreindre, régulariser ou diriger la poussée du cristal n’avaient aucun secret pour lui.

J’avais parfois l’impression, en mettant le pied dans les profondeurs de la nef, de me retrouver dans l’antre d’un magicien, plongé dans la pénombre, empli de mécanismes incompréhensibles et illuminé par de furtifs éclats colorés. Pour ma part, je devais avouer que moins je m’y rendais, mieux je me portais. Si je trouvais la vibration régulière du cœur réconfortante, l’approcher d’aussi près me donnait la sensation de résonner en accord avec cet étrange dispositif.

Je pris place à la tête de la table, sans prendre la peine de m’asseoir ; l’heure était grave, j’avais besoin de chaque miette d’autorité que je pouvais glaner, dans ma voix, mes paroles, ma posture. Je ne pouvais pas dire que je ne faisais pas confiance à mes subordonnés, mais ils bénéficiaient tous d’une expérience plus riche et plus longue que la mienne. Je ne pouvais exclure qu’ils trouvassent les projets insensés. Ma capacité à les persuader déciderait sans doute du reste de ma vie, et peut-être de la leur.

« Arzechiel, Brunman, Rasvick, Castein… »

Je les regardais tour à tour :

« Quand nous nous sommes connus, je n’étais qu’un blanc-bec qui cherchait à faire ses preuves… et aucun d’entre vous n’était au point le plus reluisant de sa vie. Ensemble, nous avons réussi à faire du Paskiran une nef de combat digne de ce nom. Sans votre appui, jamais je n’aurais pu me glorifier de tant de victoires en seulement deux années ! »

Je sentais leur regard peser sur moi, patient, interrogateur, agacé… ou tout cela à la fois. Mais aucun d’entre eux ne m’interrompit.

« Mais à présent, tout est remis en cause… Nous n’avons pas pris la peine de surveiller la vipère qui faisait son nid auprès de ce qui sert de prince à ces territoires. Je n’ai pas été assez attentif aux machinations de cet individu… Nos succès ne lui ont visiblement pas plu et il a fait en sorte de nous le faire payer ! »

Le silence perdura, mais cette fois, il se chargeait d’une tension presque palpable. Arzechiel se pencha en avant, le front soucieux :

« Capitaine… Que voulez-vous dire par là ? Vous vous êtes encore attiré des ennuis ? »

Je frémis légèrement : je devais admettre ma propension à tomber dans des situations… délicates, en raison de mon caractère parfois un peu impulsif et de mon goût pour les plaisirs de l’existence. Et en l’absence de famille ou d’amis dans ce coin perdu du monde, je ne pouvais me fier qu’à mon second pour me tirer d’affaire.

Je me recomposais très vite une expression dégagée :

« Rien de la sorte… Sirkis a réussi à persuader Sa Magnificence que je complotais contre Elle. »

Je leur résumai la teneur de mon entrevue avec le prince d’Ingarya. J’avais peine à ne pas perdre mon sang froid en me remémorant la scène. La dignité n’était peut-être pas mon point fort, après tout… Je parvins malgré tout à garder de la fermeté dans ma voix, sans y laisser entrer plus qu’une légère touche de frustration. Le regard de mes subordonnés pesait lourdement sur moi.

Quand les derniers mots quittèrent mes lèvres, j’eus l’impression de me trouver face à l’un de mes précepteurs – ou plutôt, face à une rangée entière de précepteurs, et cela n’avait franchement rien d’agréable. J’étais rarement conscient de ma jeunesse et de mon inexpérience, mais je me sentais soudain réduit à cette seule composante, ou presque.

Arzechiel poussa un long soupir en frottant son crâne chauve :

« Eh bien, si ce que vous rapportez est vrai et n’a pas été modifié ni enjolivé…

— Arzechiel ! »

Face à ma protestation, il leva les deux mains en un geste d’excuse :

« Désolé, capitaine… Si vous nous avez fidèlement rapporté ce qui s’est passé, je dois admettre que c’est un coup bas que même moi, je n’aurais pas attendu de ce parvenu de Sirkis. Le plus grave, c’est que sur la base d’une rumeur sans fondement, Son Altesse se prive du meilleur de ses deux capitaines. Une décision franchement suicidaire… même s’il faut bien admettre que la façon dont vous menez votre vie privée ne vous a sans doute pas laissé le bénéfice du doute ! Sirkis est – selon les apparences – un homme respectable, tandis que vous donnez l’image d’un jeune débauché… »

Et j’avais vraiment cru que ces hommes étaient mes alliés ? Je pris appui sur la table, me penchant vers eux avec un regard que j’espérais meurtrier :

« Je vous rappelle que vous êtes ceux qui ont choisi de suivre ce jeune débauché ! »

Brunman éclata de son rire tonitruant :

« Ne montez pas sur vos grands chevaux, capitaine ! Arzechiel n’a pas dit que vous étiez un jeune débauché, juste que vous en aviez la réputation ! C’est pas pareil ! »

Castein joignit ses longs doigts et me lança un regard un peu trop sagace à mon goût :

« Malgré tout, capitaine, on ne peut pas dire que vos habitudes sont… austères. Mais il faut bien que jeunesse se passe… »

Je lançai un regard furieux vers mon maître-cœur : il faisait partie de ces gens qui n’avaient jamais dû être jeunes. Il était probablement né avec les habitudes d’un vieillard racorni !

« Peu importe ! Le prince n’a pas du tout abordé cet aspect des choses. Il serait peut-être temps de revenir à l’essentiel : je vais perdre mon poste et il est peu probable que l’amiral vor'Klehm vous garde parmi les effectifs, étant donné que je suis le seul à avoir accepté de vous prendre, et que j’ai même dû parfois me battre pour vous conserver dans l’équipage du Paskiran. J’ignore qui Son Altesse choisira pour me succéder, mais je doute que vous puissiez attendre autant de largesse d’esprit de sa part ! »

Ils savaient que j’avais raison. Si ma réputation n’était pas des plus brillantes, autant du fait de ma conduite personnelle que de mon sang maudit de traître, aucun d’entre eux ne pouvait se vanter d’une ardoise immaculée.

Avant de servir sur une nef, Rasvick mettait son agilité à profit pour s’emparer du bien d’autrui. Il s’était engagé pour échapper à la geôle et aux travaux forcés. Je le soupçonnais de ne jamais avoir totalement abandonné sa carrière précédente, mais tant qu’il ne sévissait pas sur le Paskiran, ce n’était pas mon problème. J’étais prêt à lui confier la vie sans hésiter. Mon argent, c’était une tout autre histoire…

Brunman avait été soldat de fortune au service de diverses principautés, un passé similaire à celui d’Arzechiel ; leur route s’était souvent croisée, parfois comme camarades, parfois comme adversaires, mais il n’y avait jamais eu de mauvais sang entre eux. Malgré un caractère décent, des hommes tels qu’eux étaient considérés comme la lie de la société, quand bien même leur existence bénéficiait à bien des intérêts « respectables ». Quand la dernière des grandes compagnies de mercenaires, la seule à posséder ses propres nefs, avait été démantelée, ils s’étaient retrouvés dans une posture difficile ; ils avaient perdu tout espoir d’emploi même dans les petits états qu’ils avaient bien souvent aidés à survivre, sous le prétexte qu’à un moment de leur carrière, ils avaient guerroyé contre eux.

L’hypocrisie était probablement l’un des maux les plus répandus dans la région !

Quant à Castein, il nous était arrivé auréolé de mystère. Je ne savais pour ainsi dire rien de lui – et je n’avais pas forcément envie d’y remédier. Il se montrait très compétent dans sa tâche complexe et nébuleuse, et c’était tout ce dont j’avais besoin.

Je me redressai en soupirant :

« Le propre frère du prince est ramassé tous les soirs inconscient dans les rues les plus mal famées de la ville. Je crois surtout que mon histoire familiale continue à marquer les esprits, quand bien même les os de mes ancêtres félons sont en train de pourrir sous terre depuis des siècles. Quoi que nous fassions, notre passé s’accroche à nous et nous tire vers l’abîme… »

Arzechiel leva les yeux au ciel :

« Capitaine, ça ne vous va pas d’être aussi dramatique. Vous êtes un homme d’action ! Alors, que nous proposez-vous ? »

Je les regardai à tour de rôle :

« Demain, je n’aurai sans doute plus accès au Paskiran. C’est pour cela qu’il faut établir notre plan dès aujourd’hui… Je ne quitterai pas Ingarya comme un malpropre, mais par la voie des airs ! »

Brunmann se racla la gorge avant de demander, un peu hésitant :

« Capitaine, ne me dites pas que vous voulez vraiment…

— Emporter ce baquet avec moi ? Bien sûr que si ! Et vous viendrez avec moi ! »

  
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