Lecture d'un chapitre
1 « Un Echo Impromptu »
1 « Un temps d'accalmie - Première partie »
Publié par Beatrice Aubeterre, le mardi 7 octobre 2014

Orebrune, douzième jour du mois de Dajentent

Bourrasque après bourrasque, la pluie s'engouffrait sous les vastes arcades de maçonnerie avec un crépitement de mitraille. Les doigts crispés sur le feuillet détrempé de son laisser-passer, Aldan Burn progressait péniblement sous la galerie, en partageant son attention entre les nefs appontées au-dehors et le souci constant de ne pas se faire bousculer par une foule affairée.

Le port militaire fourmillait d'une vie intense, indifférente aux rigueurs du ciel dont elle reflétait les teintes passées : hommes d'équipage en vareuse bleu-gris, troupes du port en tenue gris sombre, techniciens en sobre livrée noire, artisans et débardeurs dont les vêtements utilitaires ne s'autorisaient aucune fantaisie de couleur. Parfois, cependant, l'éclat bleu mer d'un uniforme accrochait le regard du jeune homme : l'habit à parements jaunes d'un sous-officier ou celui, galonné d'or, d'un officier de la Marine Aérienne.

Aldan était né à Derrilun, une cité marchande située dans les Marches Méridionales du royaume, qui devait sa prospérité à ses échanges avec la mosaïque de petits états répandus au Sud du continent. Il avait été élevé à deux pas des quais, sous la rumeur du vent entre les docks, le tintement des gréements, le craquement des coques de bois et la douce vibration des cœurs cristallins, dans cette nonchalance caractéristique des ports commerçants. Il servait depuis l'âge de quinze ans sur une nef de commerce, mais en dépit de ses nombreux voyages, rien ne l'avait préparé à la réalité titanesque de l'Hémicycle.

Les architectes qui avaient conçu le port aérien d'Orebrune, sur le versant interne de la crête, avaient tiré partie de la forme naturelle de la paroi rocheuse. Sur les trois terrasses supérieures, s'étageaient habitations, auberges, bureaux commerciaux et bâtiments administratifs. En contrebas, s'ouvraient trois nivaux de casemates dans lesquelles s'embusquaient les canons qui montaient la garde au-dessus du port aérien. Enfin, sur les quatre niveaux inférieurs, les arcades béaient, comme autant de monstrueuses cavernes, sur une galerie aussi large qu'une avenue, bordée de casernes, d'entrepôts et d'échoppes directement creusées dans le cœur de la roche.

Une imposante corniche longeait chaque niveau d'arcades, d'où surgissaient les pontons mobiles arrimés aux piliers par d'épaisses chaînes d'acier. De part et d'autre des jetées de bois, se balançaient doucement des nefs de toutes tailles, de toutes formes : gros transports de troupes, puissants vaisseaux de ligne, nefs de chasse légères et graciles... De leur ventre émergeaient les mâts inférieurs, terminés par les stabilisateurs qui servaient également de pieds d'atterrissage. Leurs mâts aux voiles carguées s'élançaient comme une forêt aux branches dénudées. Les plus anciennes s'ornaient de boiseries, de dorures, d'animaux fabuleux, de figures mythiques qui jaillissaient de leur proue effilée.

Aldan s'arrêta, assura à nouveau sa besace sur son épaule et repoussa de son front une mèche qui s'acharnait à goutter dans ses yeux. Il contempla une nouvelle fois l'étendue visible du port puis les murs derrière lui, à la recherche d'un tableau indiquant l'appontement de chaque bâtiment. En désespoir de cause, il décida de mettre sa fierté de côté et s'approcha d'un officier du port qui s'entretenait avec un civil.

Repérant du coin de l'œil le jeune homme qui s'avançait d'un pas hésitant, l'officier abandonna sa conversation et toisa Aldan d'un regard acéré :

« Puis-je vous aider ? »

À la brusquerie du ton qui démentait la courtoisie de la proposition, le jeune gabier se raidit légèrement :

«Veuillez m'excuser, mon lieutenant ! Je cherche le bâtiment sur lequel je dois prendre mon service.

― Faites-moi voir votre laisser-passer. »

Si Aldan avait été un peu plus audacieux, il aurait répondu que s'il se trouvait là, c'était parce qu'il y était autorisé, mais sa réserve naturelle ne le portait pas à l'insolence. Il se contenta de passer le papier gondolé à l'officier, qui y jeta un coup d'œœil blasé.

« Nouvelle recrue ?

― Oui, mon lieutenant. »

Il examina le grand jeune homme blond à la mine avenante, qui se dressait stoïquement dans ses vêtements détrempés. Son visage rude se détendit :

« Le nom de la nef ? »

Aldan hésita : il avait encore peine à croire à cette affectation et s'attendait presque à découvrir que son ordre de mission avait fait l'objet d'une erreur.

« Le... Ferragon », avoua-t-il enfin.

Le lieutenant tourna brièvement les yeux vers le civil qui se dressait silencieusement à côté de lui ; un sourire se dessina sous sa moustache. Il tendit la main vers le ponton le plus proche :

« Juste là, entre le transport au bastingage bleu et l'emplacement vide. »

Se rapprochant un peu, Aldan entr'aperçut une coque élégante de bois patiné par l'âge, étrangement plate, deux mâts élancés et une sorte de monstre écailleux dont les ailes rejetées en arrière semblaient épouser la proue de la nef.

« Vous voulez dire... le... petit bâtiment, celui avec le dragon ? hasarda-t-il, vaguement incrédule.

― Croyez-moi, il est plus spacieux qu'il n'y paraît. »

Surpris par cette voix jeune, grave et amusée, Aldan se tourna vers le civil, lui prêtant attention pour la première fois. L'homme, qui le dépassait d'une demi-tête, se tenait très droit, les mains croisées derrière le dos ; le large bicorne de feutre qui ombrageait ses traits et son long manteau noir rendaient son allure un peu intimidante.

« Regardez bien, poursuivit l'inconnu comme si de rien n'était, vous verrez qu'il comporte trois niveaux de ponts. C'est une nef de combat : elle n'a pas besoin de grands espaces de stockage. Elle n'est pas trop longue, pour être plus maniable et former une cible moins facile à toucher... »

Loin de rendre sa voix désagréable, son timbre légèrement rauque donnait à ses paroles une chaleur qui tranchait avec ses accents distingués, légèrement didactiques. Aldan se surprit à l'examiner à la dérobée : les détails de sa physionomie semblaient lui parvenir dans le désordre, comme au travers d'un kaléidoscope aux éclats de verre plus ou moins opaques. Un teint pâle, des pommettes hautes... La ligne d'un profil classique. Des boucles lâches d'un noir de jais, bien trop sombres pour une ascendance purement tramondienne et plus longues que ne l'exigeait la mode.

Le civil prit conscience de ce manque d'intérêt pour ses explications ou, peut-être, de cet examen appuyé. Ses yeux se posèrent sur Aldan, comme pour solliciter de nouveau son attention. Le jeune gabier réalisa qu'ils avaient une forme étrange, légèrement oblique. Entre une double frange de cils épais, leurs iris prenaient la même teinte que le ciel de pluie au-dessus d'Orebrune.

Un léger sourire étira les lèvres de son interlocuteur :

« Vous êtes issu de la Marchande ? »

Malgré la gêne qu'il éprouvait, le gabier hocha la tête, instinctivement soumis à l'autorité naturelle qui émanait de l'inconnu :

« Oui, derean, souffla-t-il, adoptant spontanément la forme d'adresse réservée aux aristocrates.

― À quel poste ?

― Gabier, derean. Depuis sept ans. »

Le civil posa sur lui un œregard approbateur :

« Présentez-vous au maître d'équipage. Vous le trouverez sans doute sur le pont supérieur. C'est un Pôlien : vous le reconnaîtrez sans mal à sa stature. Vous n'aurez qu'à lui dire... »

Le jeune homme en noir s'arrêta net dans sa phrase : le puissant tintement de l'horloge du port venait de couvrir ses paroles. Il tira de sa poche une montre lourdement armoriée, vérifia le cadran et la rangea avec un soupir :

« Je crains de m'être un peu trop attardé. Lieutenant, pouvez-vous conduire monsieur... »

Il posa un regard interrogateur sur Aldan, qui précisa timidement :

« Burn. Aldan Burn.

― … conduire monsieur Burn au Ferragon et le présenter au maître d'équipage ? Je vous en remercie. »

Le lieutenant exécuta un salut militaire, bref mais déférent. Avant même que le gabier ne puisse s'expliquer ce qui venait de se passer, le jeune homme aux cheveux noirs avait disparu dans la cohue du port.

Quand il se tourna vers le lieutenant, le regard de ce dernier brillait d'un amusement suspect.

« Suivez-moi, monsieur Burn. Votre nouveau bâtiment vous attend. »

ooOOoo

Les boiseries aux reflets ambrés, le feu flambant dans la cheminée, le vieux marden dans un verre de cristal au bord doré : chaque élément de la pièce se déclinait en teintes chaudes, comme pour repousser la froideur humide de l'extérieur. Assis dans son fauteuil préféré, Derven aur'Sadarin goûtait la quiétude de ce havre de sérénité dans un monde agité de tempêtes biens plus insidieuses que celle qui s'abattait sur Orebrune.

Le vieux guerrier s'étira, faisant craquer des articulations grippées par l'âge. Ses paupières s'abaissèrent à demi sur des yeux fanés d'avoir trop scrutés les cieux. Malgré la douce somnolence qui commençait à le gagner, il ne ressentait aucune sérénité. Quelques années plus tôt, il n'aurait jamais cru devoir prendre un jour une décision aussi radicale qu'une demande de mise en retraite anticipée. Plus encore, il n'aurait jamais pensé que l'administration de la Marine Aérienne l'accepterait, sans même chercher à le faire revenir de cette décision.

En raison d'une guerre. Une guerre de trop, sans réelle victoire ni conquête durable. L'obscure question de profits commerciaux qui avait opposé Tramonde à la Confédération Foromalienne ne pourrait jamais justifier tant de sang versé, tant de vies sacrifiées, tant de nefs démantibulées. Durant l'essentiel toute son existence, Derven avait servi la Couronne avec ferveur et conviction, mais comment le pouvait-il encore, quand les valeurs qu'il avait toujours honorées semblaient être devenues étrangères à l'institution royale ?

Il pinça machinalement l'arrête de son grand nez aquilin et laissa échapper un soupir : ce qui restait d'une existence intégralement consacrée à la Marine Aérienne lui semblait singulièrement vide. Mais il était trop tard à présent pour revenir en arrière. L'exil qu'il projetait de s'imposer dans une lointaine propriété au Nord du royaume lui en ôterait toute tentation. Cependant, il n'oubliait pas qu'une dernière responsabilité le retenait encore pour quelques mois à Orebrune.

Juste au moment où cette pensée traversait son esprit, un pas énergique retentit dans le couloir de ses appartements. Le visiteur échangea quelques mots avec son serviteur et pénétra dans le salon sans plus de cérémonie. Il vint s'arrêter avec raideur devant le fauteuil de Derven, pâle et austère dans un habit gris de coupe militaire. Des gouttes de pluie s'accrochaient encore à ses cheveux sombres et son visage portait cette expression exagérément grave qui était le propre de la jeunesse :

« Oncle Derven, veuillez excuser mon retard. Je n'ai pas prêté assez d'attention à l'heure. »

Le vieil homme haussa un sourcil interrogateur :

« Haudran, votre entrevue avec Lahor Gallian vous aura retenu bien longtemps... »

Son visiteur secoua la tête :

« Il n'a pas excédé la matinée. Maître Gallian devait repartir pour Silindar en tout début d'après-midi. »

Derven lissa sa moustache pour dissimuler son amusement ; il posa son verre et désigna un fauteuil vide en face du sien :

« Voyons, vous n'avez pas besoin de rester au garde-à-vous devant moi, même si vous vous sentez coupable. »

Le jeune homme se détendit ; un léger sourire éclaira son visage. Il s'installa en vis à vis de son tuteur, qui se pencha vers le guéridon pour remplir un second verre de marden et le lui tendre avec une quasi-révérence:

« Ce flacon est l'un des derniers présents de Brent. Nous n'avons qu'à le boire à sa mémoire », ajouta-t-il d'une voix plus douce.

Brent Tallamond, son meilleur ami depuis l'Académie et l'ancien officier supérieur d'Haudran, avait succombé à l'abordage de sa nef durant la Guerre des Comptoirs. Il avait agonisé deux jours durant au-dessus d'un océan surchauffé, loin de la nombreuse famille auprès de laquelle il aspirait tant à finir ses jours.

Le jeune homme accepta le verre de liqueur mordorée ; un moment de tristesse pensive réunit les deux hommes. Puis, comme d'un commun accord, leurs yeux se rencontrèrent au-dessus de leur verre levé. Derven savoura les arômes riches de la liqueur avant de la laisser couler comme un trait de feu dans son gosier, tout en observant Haudran à la dérobée. Le conflit ne l'avait laissé indemne ni de corps, ni d'esprit, mais il avait su conserver un idéalisme qui ramenait le vieux militaire à l'époque de ses jeunes années, avant que le monde ne révèle toute son absurdité.

Aucune parenté de sang ne les liait, mais depuis que le garçon était devenu son pupille, dix ans plus tôt, il entretenait l'audace de le considérer comme son neveu. Malgré la déférence dont ce dernier faisait encore preuve envers lui, leurs rapports évoluaient jour après jour vers une profonde amitié.

Le vieux militaire fut le premier à rompre le silence :

« Votre entrevue avec Gallian a-t-elle été écourtée de son propre chef ou du vôtre ? demanda-t-il d'un ton légèrement inquisiteur.

― Oncle Derven... » protesta le jeune homme avec lassitude

Le vieux militaire secoua la tête, fataliste :

« Je vous connais trop bien, Haudran. Je sais que vous prisez bien plus les livres d'histoire que les livres de compte, mais il est plus que temps que vous vous préoccupiez de la gestion de votre patrimoine. Je n'ai pas à vous rappeler que d'ici quelques mois, vous serez officiellement majeur. »

Il évita d'ajouter qu'il ne comprenait que trop les réticences du jeune homme à se plonger dans des domaines qui ne suscitaient chez lui qu'ennui. Mais dans la vie civile comme dans la vie militaire, certains devoirs demeuraient incontournables.

« Vos avoirs sont assez considérables pour attirer bien des convoitises et Gallian n'est pas éternel. Vous aurez peine à trouver un intendant aussi fiable que lui.

― L'âge de maître Gallian n'est pas si vénérable, protesta Haudran. Il sera bien plus compétent que je ne le suis pour se choisir un successeur !

― Vous ne pouvez savoir ce que l'avenir réserve, répondit sévèrement son tuteur. Votre père a laissé quelques indélicats s'attribuer une bonne partie de ses intérêts, avant que votre mère ne reprenne la situation en main et n'engage Gallian. Contrairement à votre oncle Georden, il n'a jamais brillé par ses talents de gestionnaire.

― Et il est dans la nature des choses que je tienne de mon père, non de mon oncle », rétorqua Haudran non sans une pointe d'amertume.

Derven détourna la tête et plongea son regard dans les profondeurs dorées de son verre, refusant de commenter ces paroles. Ethan avait été son ami, bien des années plus tôt, avant que sa réserve ne se transforme en froideur, sa sévérité en dureté. Avant qu'il n'emprunte une route ténébreuse qui l'avait mené à la folie et la mort. Il frissonna légèrement : non, Haudran ne devait rien à son glacial géniteur !

« Il est vrai que tout le monde ne peut se vanter de posséder les talents financiers de Veren aur'Garraten », ajouta avec une touche de sarcasme le jeune homme, qui n'avait pas perçu le trouble soudain de son tuteur.

Le vieux militaire le regarda avec une expression de surprise contrariée. Il comprenait mieux que quiconque l'amertume de son pupille, mais il se devait de rattraper une réflexion qui s'engageait sur une pente dangereuse :

« Haudran, vous ne pouvez raisonner de la sorte. Nous savons malheureusement quel rôle le Conseiller aux Finances a joué dans le déclenchement de la guerre, mais il représente un cas un extrême. Ne me dites pas que vous adhérez à cette idée surannée selon laquelle un noble ne doit pas se salir les mains à manipuler des richesses.

― Bien sûr que non, répliqua Haudran avec un haussement d'épaules. Je crois en d'autres idées surannées : qu'il est de notre devoir dœ'œuvrer pour le bien du royaume et qu'il existe une différence entre veiller sur ses intérêts et les faire passer avant ceux de la Couronne.

― Certes, répondit Derven en haussant un sourcil sarcastique. Tout comme il existe une nuance entre veiller un minimum sur ses biens et les abandonner aux mains des premiers venus. Il est vrai, ajouta-t-il d'un ton plus bienveillant, que personne n'a veillé à vous donner cette formation, que ce soit dans cette... pension ou à l'Académie. J'ai pour avis que vous devriez profiter de cette accalmie pour vous initier aux affaires : vous ferez cela fort bien, comme toutes les choses auxquelles vous vous appliquez. »

En dépit du compliment implicite, l'expression d'Haudran ne témoignait pas du plus brûlant des enthousiasmes ; cependant, il opina gravement :

« J'en ai pleinement conscience. Mais hélas, l'accalmie que vous mentionnez risque d'être de courte durée ! L'Amirauté a entrepris de reconstituer l'effectif du Ferragon, sans qu'aucun des officiers et sous-officiers n'ait été préalablement averti. »

Par-dessus le guéridon qui les séparait, Derven se pencha légèrement vers le jeune homme :

« Comment l'avez-vous donc appris ?

― Je me trouvais au port quand un nouveau membre d'équipage est arrivé, un gabier issu de la Marchande.

― D'où votre retard ? glissa le vieux guerrier en souriant.

― Nous sommes de nouveau en temps de paix, poursuivit le jeune homme sans relever la remarque. Il n'est pas urgent de compléter l'équipage d'une nef de chasse telle que le Ferragon, qui en ce moment n'appareille que pour quelques exercices de vol. Je ne veux pas tirer de conclusions trop hâtives, mais je suppose que l'État-Major a des projets qui nous impliquent. »

Derven observa pensivement les flammes, sans vraiment les voir :

« Et vous n'avez pas eu l'occasion d'en parler à l'amiral Matven ?

― Certes non, protesta Haudran. Je ne voudrais pas qu'il puisse penser que cette perspective me cause un quelconque problème. Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi j'userais de passe-droits pour connaître une information dont je bénéficierai dans un proche délai. »

Son tuteur hocha lentement la tête :

« Je comprends. Cela dit, la perspective d'une nouvelle mission ne serait pas pour vous déplaire ! »

Le jeune homme se pencha en avant, les coudes appuyés sur les genoux.

« Oui... et non. Il est certain qu'après les cadences d'enfer que nous avons menées pendant la guerre, j'ai le sentiment d'être pris au piège à Orebrune. Toutes ces cérémonies, toutes ces festivités qui ont été organisées autour de la victoire ont été... pesantes. Mais moins que ces longues journées vides. Un peu d'action apporterait un changement bienvenu. Cependant...

― Cependant ? »

Haudran reposa son verre encore à moitié plein, puis baissa légèrement la tête vers ses mains jointes. Son visage exprimait une gêne inhabituelle, comme chaque fois qu'il devait aborder des sujets plus intimes.

« Eh bien, finit-il par avouer, j'attendais ma majorité pour entreprendre... certaines démarches. Comme vous l'avez dit vous-même, c'est l'affaire de quelques mois. Mais si le Ferragon est dépêché pour une mission potentiellement longue et lointaine, je devrai repousser ces démarches d'autant.

― Vraiment ? s'étonna Derven en haussant un sourcil candide. Aurais-je été injuste à votre égard, en vous accusant de ne pas vous préoccuper de vos devoirs d'administration ? »

Haudran posa sur lui un regard légèrement surpris, avant de se reprendre :

« Il ne s'agit pas réellement... de ce genre d'affaire. »

Derven lissa sa moustache afin de dissimuler un sourire qui s'élargissait en regardant le jeune homme s'absorber dans la contemplation des motifs complexes du tapis. Il savait mieux que tout autre que la vie ne s'était pas montrée clémente envers Haudran ; le voir ainsi manifester gêne et confusion prouvait aux yeux de son tuteur que la guerre n'avait pas porté de coup fatal à sa jeunesse.

Le vieux militaire décida de se porter au secours de son pupille :

« N'ayez crainte, offrit-il charitablement, je comprends tout à fait votre position et j'approuve totalement votre choix. Cette jeune personne devait commencer à se demander si vous oseriez un jour ! » ajouta-t-il, amusé.

Son pupille releva vers lui un regard débordant de soulagement.

« Si vous souhaitez que cette démarche ait lieu dès maintenant, poursuivit Derven, il me sera agréable de faire le nécessaire. Les aur'Randlan ont toujours montré un sens des convenances qui frise l'obsession. En tant que tuteur, je leur écrirai en votre nom pour fixer un jour officiel pour la demande. Une fois cette formalité accomplie, l'accord de l'Amirauté ne fera aucun doute.

― Seulement si la famille donne le sien, murmura le jeune homme d'une voix chargée de doutes. Certes, le gouverneur Eyerton m'a en grande amitié, mais ni sa fille ni son gendre n'ont jamais manifesté envers moi... de chaleur excessive. »

Les épaules affaissées et l'expression sombre d'Haudran témoignaient de son appréhension. Derven sentit l'irritation le gagner :

« Ils sauront vite où est leur intérêt, lâcha-t-il avec mépris. S'ils refusent une union aussi avantageuse pour eux, ils ne feront que se couvrir de ridicule. »

En dépit de l'assurance qu'il manifestait, il était conscient que le jeune homme avait quelques raisons d'éprouver de l'inquiétude. Aux yeux d'une partie de la haute société du royaume, le père d'Haudran avait jeté sa propre lignée dans un opprobre durable dont le garçon endurait toujours les effets. Trahison. Mésalliance. De bien grands mots qui ne traduisaient qu'une interprétation simpliste et néfaste des faits. Mais à force d'être murmurés de la bouche des uns à l'oreille des autres, ils flottaient comme des effluves de poison que ni la richesse, ni la puissance, ni l'héroïsme ne pouvaient dissiper.

« Une union avantageuse... Il est clairement dans mes intérêts de me trouver réduit à un nom et une liste de biens, soupira le jeune homme avec amertume.

― Cette perspective ne me réjouit pas plus que vous, répliqua Derven, mais vous devriez parfois considérer les avantages qui vont avec votre position, plutôt que n'en contempler que les devoirs. »

Haudran hocha gravement la tête, mais une ombre de sourire effleura ses lèvres :

« Y parvenez-vous ? »

Surpris, le vieux militaire faillit avaler de travers sa dernière gorgée de marden.

« Votre remarque est sans objet, protesta-t-il. Je possède un nom honorable, des moyens confortables, mais ce n'est en rien comparable avec votre position.

― Mais vous êtes à même de me comprendre », remarqua doucement le jeune homme en se redressant un peu.

Derven fronça les sourcils :

« Si vous tentez de me faire dire que je suis bien mal placé pour vous raisonner ainsi, vous êtes dans le vrai. Mais ce serait fort triste que vous vous réveilliez à mon âge aussi aigri et misanthrope qu'un homme peut l'être. Une bonne dose de réalisme permet parfois de préserver l'essentiel.

- Vous ne m'avez l'air ni aigri, ni misanthrope ! » répliqua son pupille avec amusement.

Le vieux militaire esquissa un sourire un peu amer :

« Haudran, le cynisme est souvent la seule défense des véritables idéalistes quand la lucidité les frappe. Ne changez pas ce que vous êtes, mais ne laissez pas le monde retourner votre droiture contre vous-même. L'exercice est difficile, j'en conviens ! Mais je vous aiderai autant que faire se peut. »

Même si cela voulait dire qu'il devrait remettre à plus tard ses projets de retraite chèrement gagnée. Haudan n'avait pas tort : le devoir demeurait la notion capitale qui gouvernait son existence, que ce soit envers son pays ou envers les siens.

« Laissez-moi à présent, ajouta-t-il d'un ton bourru, que je puisse prendre ma plume et me mettre à la tâche. Je ne suis qu'un piètre littérateur, mais les aur'Randlan devront s'en contenter ».

ooOOoo

Bravant le déluge dont plus rien ne le garantissait, Aldan s'avança sur le ponton. En dépit des explications pertinentes du jeune civil, il ne parvenait toujours pas à mettre de côté ses doutes. Vu de près, le légendaire Ferragon révélait une coque brunie et éraflée, qui portait les stigmates de cinquante années de loyaux services dans la Marine Arienne. Certaines pièces récemment remplacées n'avaient pas encore acquis la patine de l'âge. Seuls quelques marins, indifférents à la pluie, effectuaient la vérification des gréements.

« Je sais qu'il ne paye pas de mine, fit le lieutenant du port à son côté, d'un ton mêlant l'amusement et le réconfort, mais attendez de le voir bouger. C'est l'une des nefs les plus rapides de la flotte... et l'une des plus meurtrières aussi. Ce n'est pas pour rien qu'on lui a donné un nom qui signifie “dragon”. Sans compter un équipage de premier ordre, même s'il n'obéit pas forcément à la lettre du règlement. »

Aldan fronça légèrement les sourcils, autant par perplexité que pour protéger ses yeux de l'assaut de l'averse :

« Vous voulez dire... que la discipline n'est pas réellement observée ? »

L'officier rit en silence, amusé de la réaction du jeune gabier :

« Bien sûr que si ! Mais disons que l'équipage sait s'adapter aux situations inattendues. Et que cela convient au mondrad aur'Commara. »

Aldan passa une main dans sa chevelure trempée, en se demandant comment interpréter ces bribes d'information. Les officiers qui avaient reçu le commandement d'une nef militaire constituaient l'élite absolue de la « Volante ». On ne les appelait jamais « capitaine », mais « mondrad », un terme qui signifiait « aigle » dans la langue natale l'énigmatique Dehvon Aranaün, le créateur des nefs. Le mondrad aur'Commara était rentré de la Guerre des Comptoirs auréolé du statut de héros. On le disait brillant, courageux, moralement irréprochable. Cette image ne cadrait pas avec le laxisme évoqué par l'officier –ou, du moins, celui dont Aldan venait à soupçonner l'existence.

« On raconte, ajouta l'officier sur le ton de la confidence, que la plupart des hommes qui servent sur le Ferragon se jetteraient par-dessus bord s'il le leur demandait. »

Il esquissa un sourire à l'expression soudain troublée du jeune homme :

« Je ne pense pas que vous aurez à en passer par-là. »

Le lieutenant se tourna vers les quelques hommes affairés sur le pont et adressa un signe à l'un d'entre eux, qui leva la main en retour. Burn comprit d'emblée ce qu'avait voulu dire le jeune inconnu en qualifiant le maître d'équipage de « facilement reconnaissable ». Même si rien dans sa mise ne le distinguait des simples marins, il était tout bonnement gigantesque, autant par sa taille que par sa solide charpente et les muscles puissants qui jouaient sous sa peau couleur de pain brûlé. Indifférent à la pluie comme au froid, il avait ôté sa veste afin de ne pas être gêné dans ses mouvements et retroussé les manches de sa chemise au-dessus du coude.

Le maître d'équipage adressa quelques mots à ses compagnons avant de s'avancer vers le ponton, sur lequel il sauta avec une surprenante aisance. Aldan s'étonna du contraste entre sa puissance physique et la sérénité de son visage régulier, à moitié dissimulé par une courte barbe bouclée et éclairé par la douceur d'un lumineux regard bleu.

« Sar'n Manama, dit le lieutenant, je vous amène une nouvelle recrue. Il errait sur le quai comme une âme en peine ! »

Légèrement mortifié, Aldan détourna les yeux. Le Pôlien sembla s'en apercevoir ; il esquissa un sourire chaleureux, dévoilant une double rangée de solides dents blanches :

« N'ayez crainte, mon lieutenant. Nous le prenons en charge.

― Très bien, fit l'officier avec un bref salut informel. Bonne chance, mon garçon », lança-t-il à Aldan avant de se retirer.

Le jeune gabier, encore un peu vexé, le remercia du bout des lèvres. Ne sachant que faire, il changea nerveusement son paquetage d'épaule et regarda le bout de ses chaussures mouillées, avant d'oser à nouveau relever les yeux vers le géant. La plupart des Tramondiens ne savaient que peu de choses des Pôles et de leurs habitants : le maître d'équipage était le premier qu'Aldan avait l'occasion de rencontrer.

Les gigantesques îles aériennes représentaient l'un des plus grands mystères de Tramonde. Chaque Pôle contenait en son cœur une masse cristalline qui annihilait sa pesanteur et lui permettait de flotter dans les airs, errant au gré de courants invisibles. Quand deux Pôles se croisaient, la force qui les dirigeait les éloignait l'un de l'autre, de sorte qu'ils ne se heurtaient jamais. Ces terres volantes existaient-elles depuis la création du monde ou avaient-elles été arrachées à sa surface par un phénomène inconnu ? Même les plus grands érudits d'Orante l'ignoraient.

Leurs habitants colportaient une légende étrange : un peuple mythique, aux connaissances quasi-divines, y vivait jadis ; ils avaient transformé ces petits mondes en jardins paradisiaques, domestiqué les oiseaux et les mammifères volants qui y trouvaient refuge. Ils avaient choisi un jour de disparaître, en confiant aux Pôliens l'intendance de leurs anciens domaines.

« Ton nom ? » demanda Manama de sa voix profonde et chaude, étrangement dénuée d'accent.

La question tira Aldan de sa réflexion :

« Aldan Burn, lâcha-t-il un peu abruptement. Gabier. Voici mon ordre d'affectation ! »

Avec des gestes malhabiles, il sortit de sa poche le papier humide, qui se déchira à moitié quand il tenta de le déplier. Le Pôlien sourit :

« Allons, ce n'est pas la peine. Range-moi ça. Gabier, dis-tu ? »

Le jeune homme hocha la tête :

« J'ai servi sept ans sur un vaisseau marchand.

― Eh bien, cela fait un de plus pour moi ! »

Deux nouveaux venus s'étaient approchés et les observaient depuis le pont du Ferragon : celui qui venait de parler, un homme râblé aux cheveux d'un roux agressif, lança un regard triomphant à son compagnon.

« Ce n'est pas dit, répliqua son compagnon, qui serrait autour de lui sa veste épaisse d'un air maussade. Tu as déjà bien assez de singes sous tes ordres. »

Le rouquin éclata d'un grand rire :

« Tu crois que je vais me laisser piller par toi, espèce de brigand havrais ? Ce gaillard est destiné au pont supérieur, on ne va pas l'envoyer végéter dans les casemates au pont interne ! N'est-ce pas, gabier ? »

Ne sachant que répondre, Aldan lança un regard hésitant au maître d'équipage. Ce dernier croisa les bras et se tourna vers les deux compères :

« Vous n'allez pas commencer, déclara-t-il d'un ton ferme qui contredisait l'amusement brillant dans ses yeux. Si l'Amirauté nous envoie un gabier, gabier il restera. Nous avons besoin d'hommes expérimentés. Je ne vois pas l'intérêt de le former à une tâche qui ne lui est pas familière.

― Tu parles d'or, Manama ! » approuva le roux.

Le géant posa la main sur l'épaule du jeune homme et désigna de la tête celui qui venait de parler :

« Burn, je te présente le maître-gabier Liam Calleden. Tu seras sous sa responsabilité directe. Estes Gururian est notre maître-artilleur. »

Aldan observa son nouveau supérieur avec curiosité : son nom, son physique, son accent guttural et chantant, tout le désignait comme originaire de Moralgh, cette contrée à moitié sauvage au nord de Tramonde. Seul un vague lien de vassalité rattachait ces terres - en théorie - à la Couronne : il était donc plus qu'inhabituel de rencontrer un Moralghan au sein de l'armée tramondienne. Quant au maître-artilleur, brun, mince et élégant, les remarques de Calleden l'identifiaient comme un citoyen de la ville libre d'Haverat, située à la frontière méridionale du royaume. Le jeune homme sentit la perplexité le gagner : y avait un seul véritable Tramondien parmi les sous-officiers du Ferragon ?

« Ne reste pas sous la pluie ! lança Calleden. Je vais te montrer où tu peux poser ton paquetage. Si tu en as fini avec lui, Manama ! ajouta-t-il en se tournant vers le maître d'équipage.

― C'est bon, vous pouvez y aller », répondit le Pôlien en souriant.

Le maître-artilleur remonta d'une fraction le col de son manteau et grommela d'un ton contrarié :

« Est-ce vraiment prudent de laisser un nouveau entre les mains de Liam ? Je frémis à l'idée de l'opinion qu'il va donner de nous... »

Calleden haussa exagérément les épaules et secoua la tête avec fatalisme :

« Mieux vaut entendre cela que d'être sourd. Mets-toi à l'abri, Estes : l'humidité te fausse les idées. Rien d'étonnant avec ta tête de bois... Allez, Burn, suis-moi. »

Aldan avait observé l'échange avec perplexité : c'était donc cela, l'équipage d'élite d'une des meilleures nefs de la flotte ? Un assemblage d'individus aux origines baroques qui se chamaillaient comme des enfants ? Il se retourna pour chercher du regard l'officier du port, qu'il soupçonnait de lui avoir joué une mauvaise farce et devait se gausser de lui non loin de là. Mais le quai était vide et la main de Manama, toujours posée sur son épaule, le poussa doucement mais fermement vers la passerelle qui menait au Ferragon.

  
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