Introduction
« Je ne savais pas que vous collectionniez les contes ! »
Henri Berliniac, qui explorait les étagères de son ami Alexandre d’Harmont, traça du doigt les dos des volumes reliés de percaline colorée. L’érudit, occupé à vérifier le catalogage de ses nombreux rayonnages, se tourna vers le journaliste :
« Mon cher Henri, les contes racontent beaucoup plus sur nos sociétés et les tréfonds de nos âmes que les mythes et les légendes les plus pompeuses. Vous ricanez facilement de tout ce qui porte une vision rigide de la morale, mais les contes savent enrober le discours sous un vernis souvent complexe – autant que distrayant. »
Il reposa avec précaution une édition originale des Monstres et prodiges d’Ambroise Paré et en deux pas, se plaça au côté de son ami.
« Si vous en cherchez un qui soit susceptible de vous amuser, je vous conseille celui-ci. »
Il désigna un petit ouvrage à la couverture rouge, qui portait en lettres gothiques :
« Sept petits contes horrifiques de Noël ».
Le jeune homme le feuilleta avec curiosité :
« Il n’y a pas plus de quinze ou vingt pages dans cet ouvrage ! Je ne suis pas un enfant !
— Je vous confirme qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage pour les enfants… D’ailleurs, voici bien longtemps que je ne l’ai pas ouvert. »
Les yeux d’Alexandre se mirent à briller :
« Pourrais-je vous demander de me le relire pendant que je poursuis mes travaux ?
— Cela ne va pas vous en distraire ?
— Ma fois, répondit l’érudit en riant, c’est une tâche répétitive et ennuyeuse ! Votre lecture empêchera sans doute mon esprit de vagabonder plus qu’il ne le devrait !
— Alors, soit… »
Le journaliste s’assit sur un tabouret entre deux étagères, ouvrit l’ouvrage à la première page, et commença la narration de sa voix d’argent, ce ténor léger si expressif.
La Revanche de Sylvanus
Dans les confins des terres glacées, vivait Coruscal, un mage de l’Hiver qui tous les Noëls, relayait en ces lieux isolés le travail du vieil homme du Pôle, celui qui parcourt tout de blanc vêtu les villages pour offrir des fruits et de menus présents.
Il vivait dans un immense château de glace, d’une beauté à couper le souffle. Les parois transparentes brillaient comme le diamant, les sols opalins luisaient d’une douce couleur bleutée. Dans la vaste salle qui occupait tout le rez-de-chaussée s’affairait toute une série de pantins de bois, admirablement sculptés par Coruscal lui-même et animés par sa magie. Au fil du temps, il s’était amélioré dans cet exercice, au point que les tout derniers ressemblaient à de véritables œuvres d’art. Le mage lui-même, revêtu d’argent, passait entre les rangs avec un visage sévère afin de surveiller la fabrication des jouets et de l’emballage des fruits préservés par ses dons.
Parmi ses pantins, deux particulièrement se démarquaient : le premier qu’il avait créé, Sylvanus, montrait encore les traces d’une réalisation malhabile. En bois à peine dégrossi, il aurait pu être taillé par un bûcheron lors d’une longue soirée d’hiver. En dépit de son apparence disgracieuse, il connaissait les tâches à accomplir aussi bien que Coruscal lui-même. Il constituait pour lui une aide précise dont il ne pouvait se passer et se chargeait bien souvent des corvées les plus ingrates.
Nymphéa représentait tout l’inverse : véritable œuvre d’art admirablement sculptée dans une essence précieuse, elle ressemblait à une Elfe aux yeux immenses sertis de pierres fines ; son corps s’habillait de dentelle d’argent. Telle était sa beauté que Coruscal lui vouait une profonde adoration. Rien n’était assez magnifique pour elle et il ne lui confiait que les tâches les plus légères et les plus gratifiantes.
En contrepartie, peut-être pour prouver à Nymphéa que toute son attention lui revenait, il ne manifestait plus que de l’indifférence envers le pauvre Sylvanus, pourtant si loyal, quand il ne se montrait pas ouvertement méprisant. Plus d’une fois, il le prit pour sujet de moquerie pour faire sourire la belle marionnette.
Un jour, cependant, il s’approche de son vieux serviteur pour lui déclarer d’un ton patelin :
« Sylvanus, j’ai une mission pour toi. La fée du Nord a enfin accédé à ma requête et va me confier un vœu de Noël, en, échange de tout mon dur labeur. Et tu es le seul en qui j’ai assez confiance pour le charger de cette tâche. Tu sais en quoi il consiste ? »
Touché d’avoir regagné l’estime de son maître, Sylvanus s’écria :
« Je l’ignore, maître…
— Il s’agit du don de la vie ! Je pourrai enfin rendre humain le plus méritant de tous ! »
Si le pantin avait eu un cœur, il se serait emballé à l’instant ! Il avait toujours souhaité devenir vivant, de pouvoir sentir la caresse du vent, respirer l’odeur des pâtisseries et apprécier le goût de fruits, de pouvoir dormir et rêver… L’affectueux regard que portaient sur lui les prunelles bleu glacier de son maître pouvait lui faire espérer qu’il serait l’heureux élu !
Ivre de bonheur, il se prépara pour le voyage ; il n’avait pas besoin de grand-chose en fait, car les pantins ne ressentaient ni le froid ni la faim. Au moment de partir, il décida de demander à Coruscal les dernières informations sur le trajet à suivre et s’approcha de ses appartements. Alors qu’il pénétrait dans l’antichambre aux murs scintillants, il entendit une conversation qui venait du bureau. Il reconnut la voix de son maître :
« Nymphéa, tu n’as aucune inquiétude à avoir… Je n’ai aucune intention de gaspiller ce don sur le vieux Sylvanus ! Il sera pour toi ! »
À cet instant, le vieux pantin eut l’impression que le château s’était effondré sur lui. Malgré tout, il se mit en route vers la forêt de cristal où vivait la fée. Il pénétra dans un lieu extraordinaire, d’une beauté à couper le souffle ; les feuilles brillantes comme des joyaux teintaient les unes contre les autres en une mélodie merveilleuse, mais Sylvanus portait en lui trop de tristesse pour l’admirer. Dans une clairière couverte de neige veloutée, la fée lui apparut : une ravissante jeune femme à la peau aussi blanche que les flocons qui volaient autour d’elle, aux longs cheveux d’azur, vêtue d’une robe de givre étincelant. Le vieux pantin se présenta ; aussitôt, elle lui confia une petite boîte d’argent ciselé.
« Il faudra que ton maître l’ouvre devant celui ou celle à qui il voudra offrir l’humanité. Il devra dire très précisément : Par ce vœu, ma nature deviendra tienne. »
Elle lui fit répéter plusieurs fois la phrase, pour être certaine qu’il ne se tromperait pas, puis le renvoya vers son maître avec des paroles bienveillantes. En quittant la forêt, il prit le temps de l’admirer un peu, avant de tracer sa route à travers les vallées enneigées. Arrivée chez Coruscal, il fut tenté de garder la boîte, mais une bien meilleure idée lui traversa l’esprit. Il tendit l’objet à Coruscal et lui transmettant avec soin la formule de la fée, mais avec une légère différence. Le mage lui arracha des mains le vœu de Noël et fila dans son bureau, où l’attendait sans nul doute Nymphéa.
Sylvanus le suivit discrètement pour assister à la scène. Le mage souleva le couvercle devant la marionnette aux beaux yeux et déclara d’une voix forte :
« Par ce vœu, ta nature deviendra mienne ! »
Un grand éclair blanc surgit et l’enveloppa entièrement. Quand la lumière s’estompa, Nymphéa était restée une marionnette… et devant elle, en lieu et place de Coruscal, se trouvait un pantin de bois !
Avec un hurlement d’effroi, le mage transfiguré s’enfuit et nul ne le revit. On dit que depuis, Sylvanus dirige toujours les vastes ateliers du château de glace, plus compétent que jamais. Quant à Nymphéa, elle y travaille humblement, comme tous ses semblables.