Je sens leurs yeux sur mon dos, débordant d'une incompréhension que certains, dans l'étroitesse de leur cerveau, traduisent en mépris. Qu'ils se moquent : jamais ils ne saisiront que c'est le signe de leur inadéquation profonde, et c'est mieux ainsi. S'ils le comprenaient, et se gaussaient quand même, cela les rabaisserait au rang de spécimens primitifs ou légèrement arriérés du genre « homo ».
La plupart du temps, leur nuque est tout ce que je vois d'eux ; et encore, en levant la tête, car ils sont tous plus grands que moi - ce qui est le léger inconvénient d'un développement cérébral plus précoce que chez la moyenne des individus. Ils se réunissent en cercle et se livrent à des échanges dont je suis exclus - fort heureusement, car je suis virtuellement incapable de partager leurs émois sur le cricket ou les jeux de billes. Je les observe comme un naturaliste au milieu des bêtes sauvages, même si je n'ai aucun assaut à craindre. Sans doute comprennent-ils instinctivement à quel point je les domine. Ou peut-être est-ce lié au fait que ma mère vient régulièrement voir l'instituteur pour lui expliquer en détail ce qu'implique ma condition de « génie ».
Il arrive, cependant, que leurs occupations mesquines retiennent mon attention. Comme aujourd'hui : je termine de ranger mes livres dans mon cartable quand un bruit peu familier s'élève au centre de leur cercle.
« Coâ ! »
Interloqué - je veux dire, vaguement surpris par ce que j'interprète comme des coassements de grenouille - , j'estime naturel de m'approcher, pour examiner comment deux espèces primitives interagissent ensemble. Les garçons sont si proches que leurs têtes se touchent, mélangeant de façon peu hygiénique les touffes mal peignées qui leur servent de chevelure. Nonchalamment, je marche vers eux, les mains derrière le dos, plissant légèrement le nez à cause des effluves émanant de leurs vêtements négligés. Par un défaut dans le mur des dos attroupés, j'aperçois une nasse remplie de batraciens. Une créature - l'un des primates, pas l'un des amphibiens - se tourne vers moi en relevant dédaigneusement la lèvre supérieure :
« Eh, regardez, le génie s'intéresse aux grenouilles... »
Aussitôt, dix têtes se tournent vers moi en ricanant. Je leur réponds par une sublime indifférence, en me penchant sur la nasse : ce sont de beaux spécimens de Ranae esculentae, en pleine santé, qui montrent une grande vigueur à se sauter les unes sur les autres. Tandis que je les examine attentivement, j'entends toujours les mammifères s'esclaffer derrière moi, en invoquant une improbable ressemblance entre les grenouilles et moi qui n'a de sens que pour eux. Je me tourne vers le groupe :
« Que comptez-vous en faire... ? »
Au milieu des rires et des quolibets, je perçois quelques informations pertinentes : elles doivent concourir dans une épreuve de saut en longueur. Je hausse un sourcil : pourquoi faut-il que des humains stupides à l'esprit compétitif dévoyé tentent de conformer de malheureuses bêtes à leurs propres déviances ? La seule compétition utile, dans la nature, est celle pour la survie de l'individu et au-delà de l'espèce. Toute autre forme démontre la persistance parasite d'un comportement juvénile.
« Eh, tu en veux une ? », me demande l'un des « dresseurs », dans ce que je prends pour un accès de générosité caractérisée.
Mais quand il me tend l'animal encore gigotant, je réalise qu'il espère que je vais la lâcher en hurlant. Ma main se referme sur la peau collante, froide et flaque. Je lève la grenouille à hauteur de mes yeux et j'observe le regard doré où l'intelligence me semble à peu près du même niveau que celle de son « dresseur ». Une demi-douzaine de visages attentifs et vaguement déçus sont tournés vers nous. Je décide d'être magnanime et de partager mon précieux savoir avec ces béotiens :
« Les grenouilles sont des animaux très intéressant, vous savez. Elles peuvent quasiment être congelées vivantes, et reviennent à la vie une fois dégivrées... »
« Coâ... », réplique la grenouille. Les garçons restent silencieux. Je poursuis sur le même ton :
« Mais ce sont surtout des animaux très utiles pour étudier les réflexes nerveux. Il suffit préalablement de leur détruire le cerveau. Une épingle dans la nuque suffit en général. On l'introduit par ici... »
Je tourne légèrement la grenouille, dont la gorge palpite frénétiquement, et je désigne la base de son crâne. Les autres me regardent en silence : aurais-je capté leur intérêt ? Je décide que c'est décidément mon jour de générosité : pourquoi ne pas les cultiver un peu en leur montrant ce qu'est une démarche scientifique ?
« Il est assez aisé de conduire cette expérience. Nous avons assez de grenouilles pour tout le monde. Il faut trouver de l'acide, mais peut-être qu'un tison pourrait suffire... Il ne sera pas difficile de trouver une aiguille ou un poinçon pour les décérébrer... »
Seul le silence me répond, ponctué de légers « côa... ». Puis une voix s'élève, un peu crispée :
« Décidément, Bayler, t'es vraiment un malade ! »
Je relève les yeux vers le groupe, offusqué. C'est ainsi qu'ils réagissent ? Eh bien, ils perdront une occasion unique de se cultiver.
Dédaigneusement, je jette la grenouille au milieu du groupe ; elle atterrit sur la tête de celui qui tient la nasse. Il se met à pousser des cris d'orfraie et lâche la cage grillagée, qui s'ouvre et déverse son contenu grouillant. Avec un bon sens instinctif, les grenouilles s'égayent dans la cour de l'école ; les primates se lancent aussitôt dans la tâche désespérée de récupérer les amphibiens bien décidés à profiter de leur liberté.
Je les contemple, les mains dans les poches et je hausse les épaules : je ne comprendrai décidément jamais l'humain moyen...