Il s'agit à l'origine de trois textes rédigés dans le cadre des « 500 thèmes », dans mon univers fantastique « Ésotérique 1900 », mais le rapport étroit entre eux m'a donné envie de les rassembler ici.
Il n'y a pas eu de foire internationale à Paris en 1891. Mais c'est un monde alternatif, la licence poétique est donc permise.
Pour écarter d'emblée toute ambiguïté, le griffon est une race de chien de chasse.
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PROLOGUE
L’Hermès Parisien, lundi 30 août 1891
ATTENTAT A LA FOIRE INTERNATIONALE
Le samedi 28 août 1891 à 18 heures 43, un engin infernal a explosé à la Foire Internationale de Paris, provoquant la destruction d'une partie des pavillons montés à cette occasion sur le Champ de Mars.
Cinq personnes sont décédées dans l'attentat, dont Monsieur Luis Rodriguez, consul du Mexique à Paris. Vingt-trois personnes ont été blessées avec divers degrés de gravité ; les malheureuses victimes ont été transportées dans plusieurs hôpitaux parisiens.
Parmi eux, se trouvait notre correspondant, Monsieur Henri Berliniac, âgé de vingt-trois ans, fils de l'homme d'Affaire Charles Berliniac et frère du célèbre poète Léo Berliniac. Il souffre d'une grave commotion et de multiples fractures. Toute notre rédaction se joint à sa famille pour lui souhaiter un prompt rétablissement.
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SANG POUR SANG
Le soir tombe sur les confins envahis de friches d'Ambrosia, la vaste propriété des Berliniac. La nuit est froide pour un mois d'août. En pantalon, bottes hautes et manteau long, Hermine Berliniac parcourt cet espace encore trop discipliné à son gré, sans se troubler de l'obscurité qui envahit les fourrés et les sous-bois.
La lune darde quelques rayons entre des nuées fragiles, qu'une légère bise effiloche. Parfois, les ombres furtives d'animaux sauvages passent dans son champ de vision. Elle siffle pour rappeler ses deux griffons qui suivent dans les broussailles la piste encore fraîche d'un lapin.
C'est alors qu'elle sent une présence, non loin d'elle ; respirant à peine, elle se retourne, déjà prête à affronter l’intrus venu troubler le moment sacré de sa promenade vespérale.
Une haute silhouette, la chevelure fouettée par le vent, les épaules légèrement voûtées comme sous le poids d'un terrible fardeau, se dresse devant elle. La lune joue sur une chevelure pâle et bouclée, les reliefs d'un visage ciselé.
Elle s'arrête, hésite...
« Léo ? »
Son frère jumeau demeure immobile, silencieux ; des traces luisantes brillent sur ses joues. Lentement, elle s'approche, les effleure du bout des doigts. Les émotions de Léo ont toujours été puissantes, volatiles. Il aime et il hait avec le même emportement. Brusquement, il l'entoure de ses bras, la serre contre lui ; elle sent son corps vigoureux - le seul corps d'homme qu'elle tolère aussi près du sien - trembler contre elle.
Elle laisse les sanglots muets qui le parcourent mourir avant de le repousser légèrement et de demander avec douceur :
« Léo, que s'est-il passé ? »
Sa voix profonde murmure, juste à côté de son oreille :
« Il y a eu une explosion... Un attentat anarchiste... à la Foire Internationale. »
Elle n'a pas besoin de demander plus. Un seul d'entre eux est susceptible de se trouver dans ce genre d'endroit, à vivre pleinement les turpitudes de ce siècle : même si elle n'a jamais été proche de lui, il demeure l'un des leurs. Et leur bizarre famille est, en un sens, tout ce qui leur reste.
Léo a toujours tendance à réagir avec trop d'intensité, mais pour qu'il cherche le réconfort auprès d'elle de cette façon, elle suppose que le situation est grave, même si elle n'ose lui demander à quel point.
« Tout ira bien, murmure-t-il, devançant toute question d'une voix rauque que le vent arrache à ses lèvres. Il est plus fort qu'il ne le paraît. L'un des plus forts d'entre nous...
— Oui, répond-elle d'un ton rassurant, c'est certain... »
Elle se recule suffisamment pour regarder son visage à la lueur de la lune, un visage dévasté par la crainte, par l'appréhension, par la douleur. Elle ne peut s'empêcher de jalouser le lien qu'il entretien avec le plus jeune de leur fratrie ; elle en vient presque à regretter l'époque où ils devaient tous deux faire face ensemble à l’adversité, à l’hostilité de leur belle-mère. L'époque où le monde n'existait pour l'un qu'à travers l'autre. Et même si elle ressent une indéniable chaleur à l'idée qu'il soit venu vers elle, en ce moment de détresse, elle éprouve également une rage profonde : pas tant pour ce qu'on a fait à l'un de leurs frères, que parce qu'à cause de cette action meurtrière, son jumeau souffre.
Et cela se paiera.
Dans le sang.
Quand elle le regarde à nouveau, ses yeux brillent d'un éclat phosphorescent, comme ceux d'un prédateur dans la nuit.
« Sait-on qui a fait ça ? »
Il secoua la tête, trop ému, trop déchiré pour répondre de façon cohérente. Au bout d'un long moment, il murmure enfin :
« Les autorités parlent d'un disciple de Ravachol... On n'en sait pas plus. »
Elle sourit, terrible de résolution :
« Je le trouverai, Léo. Et il paiera. Je te le promets. »
Il se détend enfin entre ses bras, car il sait que pour elle, cet engagement est sacré.
Dorénavant, Hermine est en chasse.
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EXÉCUTION
La fin a été rapide.
Un peu trop rapide peut-être...
Elle espérait que l'homme allait offrir plus de résistance, que les violentes convictions dont il se réclamait lui donneraient plus de combativité.
Un être si ordinaire. Petit, mince, les traits fins, plaisants même, malgré la légère grêle d'une ancienne vérole. Une moustache sombre et soignée, une caquette vissée sur la crâne, un costume bon marché mais correctement taillé, un foulard autour du cou...
Un foulard jaune. Même pas rouge comme l'auraient dicté ses inclinations politiques.
Quand une jeune femme en habits masculins, qui ne tentait nullement, cependant, de masquer sa féminité, s'est glissée à côté de lui devant le comptoir en bois du troquet, il n'a nourri aucun soupçon. Même quand la conversation est passée de simples platitudes à un échange d'idées subversives :
« Personne ne devrait être esclave de sa condition ou de son sexe... », a-t-elle lancé, comme on souffle dans un appeau, avant de vider le fond d'eau de vie dans le gobelet d’étain.
Il s'est hâté de lui donner raison, en laissant son regard s'attarder sur les lèvres carmin, les longs cheveux sombres, les yeux mystérieux aux reflets de lune, les courbes de son buste libre de tout corset sous la fine étoffe de sa chemise. A partir de là, tout a été facile, trop facile.
Le souffle enivrant d'une victoire sans bataille, qui a mené à l'éradication de terrifiants ennemis, femmes, enfants, messieurs en habit et haut de forme, s'attardait sur ses lèvres, dans ses yeux. Il se sentait capable de conquérir le monde, avec des armes de lâche, certes, mais cela n'entrait pas dans les considérations d'un individu comme lui.
Il ne s'est pas demandé pourquoi une femme telle qu'elle lui prêtait attention. Puisqu'une bourgeoise prise dans les rets de l'ennui cherchait à s'encanailler auprès d'un anarchiste notoire, autant en profiter... comme d'un butin inattendu dans le sillage de la victoire.
Quand elle lui a parlé de ce relais de chasse, dans la campagne non loin de la capitale, il a accepté, et la fièvre a envahi des joues pâles et creusées d'une rougeur subite, comme si son sang savait avant lui qu'il allait bientôt échapper à la prison de son corps.
Quand la voiture les a déposés à l'orée d'un vaste parc, il a un peu hésité, mais elle lui a pris la main et lui a sourit. Peut-être a-t-il senti la vigueur de sa poigne, la froideur de son sourire, mais il ne pouvait reculer sans ternir l'image que lui avait donné sa réussite dans l’art de la mort et de la destruction. Mais il était des centaines d'années trop jeune pour se croire maître dans ce domaine.
Il a été simple de l'abandonner aux détours des sentiers, de le perdre dans la pénombre des sous-bois, dont montaient des effluves humides et glacées. Il l'a appelée, d'un ton enjoué, puis nerveux, inquiet enfin. Mais ce n'est que lorsqu'il a entendu les aboiements des chiens que la panique l'a frappé.
A présent, elle baisse un regard presque indifférent vers le corps en pièces. Il n'a même pas tenu une heure face à seulement quatre de ses meilleurs chiens courants. Il n’était qu'un méprisable parasite, trop mesquin pour être digne de sa haine, même s'il a blessé ses frères, l'un dans sa chair, l'autre dans son âme. Elle n'a même pas prononcé leur nom – cela n'aurait rien signifié pour lui. Elle s'est contenté d'appliquer sa justice, la seule à laquelle elle se fie.
Hermine efface une trace de sang au coin de sa bouche, siffle ses chiens et prend la direction de la vaste demeure dont les lumières se devinent dans la pénombre. Dès l'aube, elle enverra un domestique balancer le corps dans un fossé. Pour les autorités, le dénommé Lescat sera mort attaqué par des chiens errants.
Un accident.
Un tragique accident...
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SA PART D'OMBRE
Il pleut.
Une averse dont la persistance a progressivement tué la violence.
La pluie frappe contre les volets fermés de la chambre, embue les carreaux un peu troubles de la pièce.
Du défilé de médecins et d'infirmières dans la pièce, a émané un seul avis convergeant : il est trop tard pour les visites. Mais au final, on ne refuse rien aux Berliniac, ces arrogants nouveaux riches qui ne s’embarrassent ni de règles, ni de tendresse. Alors, après le passage d'un patriarche impérieux et insensible, personne n'a vraiment envie de chasser un frère attentionné.
Quinze jours se sont écoulés depuis l'explosion et le regard d'Henri a retrouvé sa lucidité. Il lutte pour demeurer soumis à l’inconfort des bandages et des appareils, pour ne pas compromettre la guérison de son corps brisé. Sur son visage aux traits fins et spirituels, les ecchymoses s'effacent lentement, laissant dans leur sillage des os trop saillants et de cernes profonds. Les sursauts d'énergie parasite alternent avec les périodes de quasi-léthargie : il se demande comment il peut être aussi épuisé quand il ne lui est même pas permis de s'asseoir.
Ses yeux noisette, que le clair-obscur moirent d'argent, observent le profil de Léo dans la lumière tamisée. Il ne sait ce qui a rendu leur silence soudain si inconfortable. Peut-être parce qu'il demandé où en était l'enquête sur l'attentat.
Contrairement à lui, Léo ne sait pas feindre, hors de son art, du moins. Il préfère le silence et l'omission à un mensonge savamment composé.
« Si tu ne le dis pas, je peux demander à quelqu'un d'autre, murmure Henri. Le docteur Loyeau se passionne pour l'affaire, il se fera un plaisir de m'en parler et de me confier ses points de vue et théories... »
En dépit de la douleur qui l'enserre dans ses rets, il ne peut s'empêcher de sourire – du moins, d'étirer légèrement les lèvres – en voyant les traits parfaits de son frère aîné se crisper.
« Non... »
Une réponse bien laconique pour un poète à la parole dorée. Même en réponse au discours d'argent d'Henri, entretissé de charme et de chantage. La pâleur subite de son frère ne lui a pas échappé :
« Qu'est-ce qu'il y a, Léo ? »
Les traits ciselés se tournent vers lui ; les yeux d'ambre, cependant, ne le suivent pas tout à fait et peinent à le regarder en face :
« Le coupable s'appelait Albert Lescat. Un disciple de Ravachol... »
Henri ne peut manquer de noter l'emploi de l'imparfait :
« Il est... mort ? »
La plupart des gens le supposeraient tué par la police, ou par des complices... Suicidé, peut-être. Mais Henri sait qu'un être qui lui a si gravement nui, même si cela n'avait rien de personnel, n'est pas susceptible de rester longtemps en vie. Que son existence se trouvera abrégée ; de préférence, de façon lente et douloureuse.
« Léo... »
Son cœur bat plus vite, soudain, éveillant l’oppression de ses blessures. Son frère semble presque paniqué ; une longue main vigoureuse emprisonne ses doigts minces, les lèvres bien dessinées s'entrouvrent dans une négation précipitée :
« Je ne l'ai pas fait, Henri...
- Qui, alors ? »
Ses yeux supplient ceux de Léo de ne pas les fuir :
« A qui l'as-tu demandé, Léo ? insiste-t-il. Il n'y a que toi à qui... cela importe. Si tu ne l'as pas fait, qui alors ? »
Les yeux d'or s'abaissent et Henri devine, à cette soumission, l'intervention de la seule personne qui compte autant que lui pour Léo. Ni plus, ni moins... Juste différemment.
Il sait comment Lescat a trouvé la mort.
Dans la nuit d'une forêt, dénudé, traqué comme un animal.
Haletant, épuisé. Écorché par les branches et les épines.
Déchiré par les crocs d'une meute de chiens.
« Pourquoi ? »
Léo se recule brusquement, lâchant sa main. Des parcelles d'or en fusion illuminent son regard d'un éclat impitoyable :
« Tu ne vas pas avoir pitié de cette ordure ! »
Henri lâche un soupir, grimace quand l'air qui reflue dans ses poumons tire sur ses côtes endommagées. Non, il n'a pas pitié de cet homme. Pas tant par ressentiment personnel - il n'a été qu'un blessé au milieu de tant d'autres, il a gardé la vie, il guérira – mais pour toutes ces victimes sans visages, hommes, femmes, enfants, tués, mutilés... Pour ceux qui restent, les veufs et veuves, les parents inconsolables.
Mais la cruauté qui parfois s'empare de Léo l'effraie.
Même si c'est sous l'effet de la colère, de la douleur.
Même si c'est par amour.
Aux yeux d'Henri, c'est comme si Léo se mettait à danser avec le versant le plus sombre de son être. Aussi ténébreux qu'il sait être lumineux. Son double sauvage, incontrôlable, qui bien souvent prend le beau visage et la souple silhouette de sa sœur jumelle.
Une danse avec le diable.
Se renfonçant dans ses oreillers, il s'efforce de retrouver son calme :
« Personne ne peut vous soupçonner, au moins ?
- Tu n'as pas à t'inquiéter pour ça. »
Henri hoche la tête, soudain épuisé.
Au dehors, la pluie a repris toute sa violence.